En lisant le dernier ouvrage de Michel Guérin André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte (Hermann, 2019), Alain Dermerguerian1 propose une méditation sur un matérialisme non réductionniste et réflexif. Il montre comment, dans les trois essais qui composent le livre, « Michel Guérin réitère sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée ».
Dialogue du préhistorien et du philosophe
L’œuvre de Michel Guérin et celle d’André Leroi-Gourhan étaient destinées à se rencontrer et à longuement dialoguer, tant leurs voies, pourtant a priori différentes, convergent en bien des points essentiels. La recherche philosophique de Michel Guérin – une des rares qui soient aussi créatives et originales en France ces dernières décennies – et celle d’André Leroi-Gourhan (1911-1986), illustre paléoanthropologue et préhistorien français, interrogent toutes deux un point focal que Michel Guérin nomme « Figure » : énigme qu’éclaire brillamment toute la réflexion d’André Leroi-Gourhan, comme les livres du préhistorien ont nourri, de façon récurrente, la sienne. La Figure, justement, n’est cantonnée ni à la rhétorique, ni à l’esthétique ou à la sémiologie, mais s’impose chez Michel Guérin comme une morphologie générale de l’acte de penser, ou une généalogie, transversale à la nature et à la culture, de la Forme fécondant son propre sens.
Ce que Michel Guérin a toujours tenté de dépasser en philosophie, c’est l’opposition stérile d’un spiritualisme éthéré, faussement platonicien, où les formes se dégradent en des abstractions vidées de leur intuition première, et un matérialisme qui témoigne pour lui-même dans un réductionnisme parfois agressif, dont Musil fit un saisissant pastiche. Découvrir une incarnation, sans nul mysticisme, des formes signifiantes dans la matérialité même, comme le faire-sens immanent à l’organisme biologique ou à l’opération artisanale, c’est cela que poursuit Michel Guérin, de même que Leroi-Gourhan a analysé la naissance de l’herméneutique du monde chez les premiers hommes, l’« animal symbolicum » dont parlait si bien le philosophe allemand Ernst Cassirer.
C’est dire si l’œuvre du grand préhistorien est loin ici d’être l’objet passif d’un commentaire extérieur, mais c’est bien plutôt le geste inaugural de la philosophie que Michel Guérin décrypte dans ce dialogue avec Leroi-Gourhan, à même l’intentionnalité à demi-consciente des premiers hommes, dont nous ne connaissons que quelques traces matérielles, comme le museau d’un bison ou le pochoir d’une main se découvrant signature …
Un livre en trois essais
L’ouvrage de Michel Guérin se compose de trois essais : le premier déjà ancien mais révisé, le second sensiblement plus récent et le dernier inédit. Le premier essai considère Leroi-Gourhan comme « notre Buffon ». Le parallèle est pertinent si l’on se souvient que le paléoanthropologue, même sans se doubler d’un botaniste et d’un zoologue, a constamment réfléchi le rapport humain à la totalité de son environnement, minéral, végétal et animal. On lit ou relit trop peu ce passionnant naturaliste admiré de Jean Rostand, et souvent on ne se souvient que de la célèbre formule : « le style, c’est l’homme ».
C’est justement à une généalogie de la pensée humaine apparue sur Terre comme style d’être encore inouï, une quasi-ontologie du Style anthropique en tant que marque émergente d’une conscience se faisant geste puis œuvres, que s’attache Michel Guérin en ce premier moment. On sait avec quelle maestria Leroi-Gourhan a rendu compte de la dialectique du geste et de la parole au Paléolithique culminant chez Sapiens en capacité symbolique toujours plus réflexive. Du sens de la technique à la technique du sens qu’est tout langage, c’est dans cette poïétique générale que Michel Guérin retrouve le concept (fondamental dans son travail) de geste, où le legs de Leroi-Gourhan est tout à fait assumé et revendiqué (voir Philosophie du geste, 1995 et 2011, Actes Sud). Tout geste humain, du plus humble à la création artistique libérée de l’urgence vitale, tout geste donc inscrit notre contingence corporelle, ce corps à nous donné par la nature, dans les linéaments de la matière humanisée ; en la faisant résonner – et raisonner – comme symbole : un geste enraciné biologiquement dans l’humanité qui forge par sa liberté créatrice sa nécessité ontologique, son devoir de devenir ce qu’elle est .
Le second essai, sensiblement plus court, porte sur ce que Guérin nomme chez Leroi-Gourhan « le primat de la matière ». Penser vraiment la matière permet de délester le dogme matérialiste, selon lequel la matière suffit à penser, de tout son poids de réductionnisme. Cette inhérence de l’intelligence à la matière comme puissance et désir de forme est bien entendu préfigurée chez Aristote, mais elle ne pourra s’identifier à une vraie philosophie du vivant, dans sa définition darwinienne d’histoire évolutive et sélective, qu’avec Bergson. Mais là où chez Bergson la certitude d’un esprit irréductible à la matière sonne comme un credo métaphysique, chez Leroi-Gourhan, et tel serait son « rasoir d’Ockham », il ne peut être attesté d’autre esprit que l’organisation même de la matière vivante se modelant par les lois immanentes de la nécessité. La technique humaine naît dans et de l’histoire du vivant parce que la vie se sculpte déjà elle-même, selon la belle métaphore de Jean-Claude Ameisen, et se produit en une très longue série de perfections muettes et aveugles, mais bientôt réflexives avec Sapiens.
Le Mythogramme et la Figure
Le dernier essai montre (ainsi que dans l’œuvre de Merleau-Ponty, où l’art est pensé comme paradigme et épreuve de l’être-au-monde corporel, comme le corps projette toujours déjà toute la structure de la relation esthétique au monde) comment l’art transcende le banal artifice ou artefact, pour rencontrer la finalité ultime des cinq sens dans un Sens incarné, soit la Figure chez Michel Guérin et le Mythogramme chez Leroi-Gourhan.
Ce que le préhistorien nomme ainsi, c’est cette écriture-peinture qu’est d’abord la trace anthropique pariétale, bifurquant très tardivement en arts plastiques et écriture linéaire en Occident, force d’une civilisation fascinée par la domination de la nature, en pensée et en actes, mais travaillée par un lancinant remords ou nostalgie d’une unité fusionnelle perdue. Le mythogramme serait allégorie abstraite du monde s’il ne contenait dans sa matière même le geste humain qui l’a mis à jour, le marmonnement supposé de la voix du premier artiste accompagnant sa main en mouvement, et sans doute tous ces fantômes, peut-être chamaniques, dont nous n’avons à présent d’idée que dans les incantations enregistrées de peintres aborigènes australiens se livrant à des rituels ancestraux. Et de même que Leroi-Gourhan reconstitue dans son style admirable le continent inconnu de la pensée gestuelle paléolithique accouchant de ses propres formes, de même Michel Guérin pense le geste philosophique comme tel dans l’acte de scription, où le concept en train de s’inventer jaillit, par le miracle du cerveau de Sapiens, de la main du penseur.
Dans son style limpide et précis, avec ses rigoureuses métaphores, où l’on retrouve souvent l’héritage si français d’Alain et de Valéry, bien loin des routines académiques comme des avant-gardes aussitôt démodées, Michel Guérin réitère donc sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée. Cela, Michel Guérin le nomme, dans une formule faisant miroir à son propre travail, le « devenir figure de la Figure » : soit l’expérience d’une beauté nue, primale, et encore radicalement innocente dont l’art paléolithique est le le chef-d’œuvre incontestable. Il nous appartient, dit finalement Michel Guérin après Leroi-Gourhan, que la liberté, conquise par notre imaginaire sur les mécanismes aveugles de l’évolution, préserve toujours la grâce singulièrement humaine de l’art de l’autre terme de l’alternative contemporaine : la gratuité absurde des aliénations bureaucratiques, de l’économisme arbitraire et des tentations de l’écocide, surgis eux aussi du cerveau de Sapiens/Demens.
1– Alain Dermerguerian est professeur agrégé de philosophie (Aix-en-Provence), ancien élève de l’ENS.
Michel Guérin, André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte, Paris : Hermann, 2019.