En se penchant sur la distinction entre savoir et croyance (distinction naguère classique, mais qu’il importe aujourd’hui de rappeler, d’actualiser et de promouvoir), Thierry Foucart s’interroge sur le foisonnement actuel des idéologies irrationnelles, sur leur diffusion au sein même des milieux scientifiques et sur les conséquences de ce foisonnement en matière de liberté d’expression. Le paradoxe est que c’est au nom de cette liberté qu’une forme de bienpensance réclame le contrôle de l’expression publique et s’acharne à réduire l’analyse critique.
« Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité, c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification » (Weil, 1934).
Nous assistons actuellement dans les sociétés occidentales à un retour de l’obscurantisme. Après avoir cru, avec les théories économiques et sociales du XIXe siècle, que le rationalisme donnait à l’homme la capacité de construire intégralement une société juste, certains tombent maintenant dans l’excès inverse en refusant de distinguer entre savoir et croyance et par suite entre science et idéologie.
Science et savoir
Le savoir est l’ensemble des connaissances acquises par l’observation de la nature, de l’homme, de la société et par la logique, l’abstraction, la critique. La capacité d’observation et la rationalité sont communes à toute l’humanité, ce qui rend possibles les échanges culturels et scientifiques entre les sociétés. Le savoir est donc universel et est construit peu à peu par des travaux de recherche et la volonté de comprendre : les théories scientifiques sont déduites des observations, et construites par un raisonnement. Ces travaux sont analysés en détail par la communauté scientifique internationale sur plusieurs plans : contrôles des observations et des expérimentations, critique de la rationalité des raisonnements, références des travaux scientifiques cités, nouveauté des résultats établis etc. En fonction de ces analyses, le travail est déclaré ou non scientifique, et son résultat considéré comme vrai ou non. Par la suite, de nouvelles observations peuvent modifier ou contredire la théorie.
Le savoir est une pyramide inversée : tout nouveau résultat crée de nouvelles interrogations, et plus le scientifique agrandit le champ de son savoir, plus il agrandit le champ de ses investigations, plus il prend conscience de son ignorance et des limites de la raison humaine. Ce n’est pas toujours perçu par les scientifiques concentrés sur leur discipline : à chaque progrès scientifique significatif, certains d’entre eux ont l’impression de détenir une toute-puissance sur la réalité physique, humaine et sociale. C’est ce qui s’est passé aux XIXe et XXe siècles : Comte et Marx, en plaçant la sociologie au même rang que les sciences exactes, ont cru pouvoir créer une société humaine totalement juste, et, actuellement, les nouvelles technologies donnent la même illusion à certains chercheurs et au grand public1.
Croyance et idéologie
La croyance n’est pas argumentée rationnellement : elle est héritée ou choisie, sans rapport avec la vérité scientifique, et peut être considérée comme vraie par les uns, fausse par les autres.
D’une façon générale, c’est en répondant aux angoisses, aux désirs inavoués, en recourant aux bons sentiments qu’une idéologie fondée sur une croyance cherche à convaincre de sa justesse morale ou politique et à se faire reconnaître comme vraie. L’argumentation présentée fréquemment en faveur du créationnisme est caractéristique d’un procédé classique : en posant à quelqu’un la question « l’homme descend-il du singe ? », en lui présentant l’image d’un gorille ou d’un chimpanzé, on le place dans une situation qui peut le déstabiliser, l’angoisser, et lui faire repousser cette idée. La réponse donnée par le créationnisme (l’homme est une création de Dieu) le rassure et peut le convaincre que le choix du créationnisme est le bon. L’empathie est aussi instrumentalisée pour générer un sentiment de culpabilité facile à exploiter. La diffusion sur les réseaux sociaux de photos montrant la détresse de réfugiés, de clandestins, etc., transforme la mansuétude en culpabilité et empêche la réflexion rationnelle nécessaire à l’établissement d’une politique efficace. Ces procédés étouffent l’esprit critique sous les « bons sentiments ».
La diffusion d’une idéologie la renforce : par mimétisme avec l’entourage et sous l’effet de la pression sociale, la croyance devient collective. Ainsi, la foi religieuse protège l’individu contre son angoisse de la mort, et le partage de cette foi crée une communauté qui la rend plus forte. Cette force facilite l’adhésion des générations suivantes et ainsi de suite. Toutes les théories et idéologies diffusées sur internet se développent de cette manière.
Argumenter rationnellement pour lutter contre une croyance individuelle, aussi absurde soit-elle, revient alors à s’opposer à une croyance collective : c’est contredire tous les membres de cette communauté. Si un membre reconnaît le bien-fondé de la contestation, il abandonne sa croyance, mais est exclu de cette communauté, déstabilisé, et peut même se mettre en danger. C’est l‘excommunication. L’intérêt immédiat de l’individu est de conserver cette croyance, et, par suite, la rationalité est plus ou moins impuissante à la contredire.
Recherche de la facilité
La recherche de la facilité, la libération sans limite ni contrôle de l’expression par internet, et l’importance prise par les réseaux sociaux dans la diffusion d’informations non contrôlées ont facilité l’apparition de nombreuses idéologies : sectes religieuses, partis politiques extrémistes, théories complotistes, radicalisation, etc.
L’engagement idéologique s’est répandu parmi les chercheurs et il est de plus en plus difficile de distinguer une théorie respectant des normes scientifiques d’idéologies bien introduites dans les milieux de recherche. C’est au nom de la science qu’un certain féminisme cherche à imposer l’écriture inclusive, que les antispécistes veulent donner des droits aux animaux, que l’on diffuse la théorie critique de la race2, que les végétariens justifient leur régime alimentaire, que des malades psychiatriques exigent la reconnaissance de leur normalité, etc. Il est bien sûr plus facile d’argumenter ce dont on est intimement persuadé et de le diffuser avec le soutien de toute une communauté que d’en accepter la critique parfois sévère.
S’il est difficile de contredire une croyance par la raison, la raison est fragile devant une croyance : elle fait appel à une posture indépendante des sentiments personnels, n’est pas soutenue par une communauté solidaire et n’apporte aucune solution immédiate aux difficultés individuelles. Le danger pour la société est qu’une croyance devienne une passion et domine complètement la raison, faisant place à l’intolérance, la radicalisation et l’aveuglement. Cela est déjà arrivé dans le passé (Savonarole, Calvin) et continue actuellement (le radicalisme islamique).
Aveuglement
On peut penser que c’est ce qui est arrivé en 1917 en Russie : la Révolution d’octobre a été déclenchée par un petit groupe de personnes persuadées de détenir la vérité et imposant leur volonté par n’importe quel moyen. Leur intolérance leur a donné une force irrésistible, justifiée par l’idéologie qui accordait au discours marxiste la même scientificité que celle des sciences exactes. Même les sciences de la nature étaient sous la domination de cette idéologie : juste après la seconde guerre mondiale, la « science prolétarienne » justifiait la théorie génétique de Lyssenko (Gratzer, 2005), et aveuglait les scientifiques communistes français (Jacques Monod, prix Nobel de médecine en 1965, est le seul généticien communiste semble-t-il à avoir quitté le PCF pour cette raison). Des philosophes comme Jean-Paul Sartre et bien des membres du PCF occultaient complètement la réalité soviétique révélée dès 1920 et confirmée tout au long du XXe siècle, malgré la révélation des crimes de Staline par Khrouchtchev lui-même en 1956. Ces passions ne peuvent être arrêtées par la raison, mais seulement par la violence et la force (le nazisme n’a été vaincu que par la guerre), ou disparaissent peu à peu avec le temps (il a fallu soixante-dix ans pour que le régime soviétique tombe).
Éducation
Le foisonnement actuel d’idéologies irrationnelles justifiées par le relativisme cognitif qui leur prête la même valeur qu’aux travaux scientifiques (Boudon, 2006) et le succès qu’elles rencontrent dans les populations et dans certains milieux de la recherche est inquiétant. L’école, en échec en France depuis plusieurs dizaines d’années, n’éduque plus guère à la raison et à l’esprit critique : de nombreuses associations humanitaires et parfois des responsables religieux3 y présentent leurs objectifs et croyances sans aucune critique puisqu’en l’absence de tout débat et de tout enseignant4. Les jeunes accèdent souvent à la « culture » par les réseaux sociaux qui ne diffusent que des croyances ou des mensonges avec les moyens décrits ci-dessus. Dans ces conditions, on ne peut s’étonner de la disparition de l’esprit critique, de la fréquence d’adhésion à une théorie étrange parmi celles qui circulent sur internet. Quelques exemples : « l’homme n’est pas allé sur la lune », « les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont été commis par les Américains eux-mêmes », « Microsoft place des nano processeurs dans les vaccins », « on peut soigner son cancer en suivant les conseils d’un gourou », « il y a une continuité entre les sexes », « la drogue n’a jamais fait de mal », …
Hannah Arendt (1954) donne une conséquence de l’absence d’esprit critique : « puisque le menteur est libre d’accommoder ses faits au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public, il y a fort à parier qu’il sera plus convaincant que le diseur de vérité ». C’est contre ces mensonges que l’école devrait mettre en garde, mais cet objectif fondamental est relégué au second plan par celui de « changer les mentalités » pour imprégner les esprits des « bons sentiments » : le partage, l’aide, la compassion, la tolérance, l’antiracisme etc.
Milieux scientifiques
Cette perte de l’esprit critique atteint maintenant les milieux scientifiques, surtout celui des sciences humaines, y favorise la croyance au détriment du savoir, génère la passion et étouffe la raison.
Ces dérives de chercheurs ont une conséquence sur la gouvernance des démocraties. Elles donnent un prétexte à certaines personnalités scientifiques reconnues pour revendiquer un rôle qui n’est pas de leur ressort. Par exemple, la France a connu entre les deux guerres un mouvement de polytechniciens, l’X-crise, réclamant la transformation de la sociologie en une technologie sociale chargée de gérer l’homme et la société, la faisant passer du statut de science sociale à celui de science exacte, et évidemment confiée à des polytechniciens. Selon Henry (2004), qui cite le PDG polytechnicien d’un important cabinet français de conseil, cette volonté persiste actuellement : « La sociologie est une affaire bien trop sérieuse pour être confiée à des sociologues, il faudrait laisser les ingénieurs s’occuper des sciences sociales, ils sont mieux préparés à maîtriser les statistiques que les sociologues ». On ne peut guère s’étonner de cette revendication en lisant la motion votée en assemblée générale de l’Association française de sociologie le 6 juillet 2023, dont on trouvera le texte complet sur son site (https://afs-socio.fr). Elle se termine par cette conclusion catégorique : « L’AFS dénonce les violences policières systémiques, s’indigne contre la “justice” expéditive et la répression judiciaire lourde à laquelle nous assistons depuis plusieurs jours, et s’inquiète de la montée de l’extrême droite. »
Ce discours de sociologues est celui de militants aveuglés par leur idéologie. Ils accusent la police de violences systémiques envers des bandes organisées qui vendent de la drogue au pied des immeubles et dans les établissements scolaires, brûlent des voitures, agressent les pompiers et les médecins, envoient des mortiers sur les commissariats et gendarmeries, impliquent des enfants dans leurs trafics, se tuent réciproquement, etc. Inversement, confier la sociologie et le pouvoir politique à des mathématiciens ou des ingénieurs persuadés de leur savoir serait tout aussi dangereux : on peut rappeler, par exemple, l’eugénisme, promu par F. Galton et K. Pearson, qui a fait de nombreux dégâts jusqu’en 1975, ou la lobotomie longtemps considérée comme un progrès médical au point de valoir à son concepteur le Nobel de médecine5.
Liberté d’expression
En Europe, jusqu’au XVIIIe siècle, l’Église disait le vrai et le faux sans contestation possible. Peu à peu, le savoir s’est détaché de la religion. Laplace a pu répondre à Napoléon qui lui demandait où était Dieu dans ses travaux d’astronomie : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse » alors qu’avant la révolution de 1789, Descartes, Diderot, Voltaire, etc., craignaient à juste titre la sanction de l’Église s’ils la critiquaient.
Confier à un organisme administratif le soin de dire ce qui est vrai et ce qui est faux, ou ce qui est bien et ce qui est mal, et l’associer au pouvoir d’interdire, c’est lui donner le monopole du savoir et de la morale, redonner vie à l’Inquisition. C’est au nom de la morale que l’on rejette les électeurs du Rassemblement national des institutions démocratiques. Dans Le Monde du 2 avril 2024, des intellectuels et des élus de gauche proposent de réformer la loi électorale en instaurant un scrutin proportionnel pour sauvegarder l’avenir de notre démocratie, mais aussi dans le but explicite d’empêcher « la progression du RN en un raz-de-marée qui lui permettrait de mettre en œuvre sans entrave son programme irresponsable, pro-Poutine, xénophobe et liberticide ». C’est un détournement de la loi à des fins partisanes, utilisé notamment en 1986 par François Mitterrand pour conserver la majorité à l’Assemblée nationale. Ce n’est pas flatteur pour les signataires de cette tribune qui prétendent défendre la démocratie en ignorant volontairement 30 % des suffrages, mais leur certitude d’avoir raison explique cette proposition.
En contrôlant l’expression par la loi, par l’intermédiaire de commissions, de « Haute Autorité », en laissant des manifestants empêcher la tenue de conférences au lieu d’empêcher leur action, en autorisant les poursuites pénales sans conséquence même en cas d’abus flagrant, les gouvernements démocratiques empêchent toute critique non conforme à une doxa devenue toute-puissante. « Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d’idées que les bien-pensants sont supposés partager et ne jamais remettre en question » (Orwell, 1945). Pour sortir de cette orthodoxie, il faut pouvoir la contredire.
La seule façon de faire évoluer une société rationnellement, c’est d’étendre la liberté d’expression, de façon que les nouvelles idées puissent être connues, discutées, contestées avant d’être acceptées ou abandonnées. C’est en promouvant la raison et l’esprit critique qu’on limite l’influence d’idéologies pernicieuses. C’est difficile parce que la raison est ennuyeuse et demande du travail, de la réflexion, et que le contrôle de la rationalité dans les milieux de recherche n’est pas valorisé. La tendance actuelle est l’inverse : en stigmatisant certaines opinions et idéologies, en limitant ou même interdisant leur diffusion au lieu de les contester, en contrôlant l’expression publique et parfois même privée, on utilise leur propre démarche, on transforme le débat rationnel en conflit passionnel, on réduit l’esprit critique. « Une mécanique totalitaire est ainsi en place tendant à qualifier de déviant ou d’aliéné le membre du groupe qui s’écarte de la bien-pensance imposée et refuse de suivre le troupeau » (Le Pourhiet, 2001). Cette mise en garde n’a eu aucun effet :
« Renaud Camus, Michel Houellebecq, Oriana Fallaci, Edgar Morin, Olivier Pétré-Grenouilleau, Max Gallo, Elisabeth Lévy, Paul Nahon, Alain Finkielkraut… la liste devient longue et inquiétante des journalistes, écrivains, universitaires et intellectuels poursuivis ou menacés de poursuites pénales par des associations vindicatives et sectaires pratiquant l’intimidation judiciaire soit pour faire taire toute opposition à leur cause, soit tout simplement pour interdire à l’avance le moindre débat sur leur conception particulière de l’amitié entre les peuples » (Le Pourhiet, 2005).
Rien n’a changé depuis. Actuellement, le contrôle de la liberté d’expression la fait disparaître et crée un vide que des idéologies s’empressent de combler.
Ouvrages et articles cités
- Arendt H., 1954, “Vérité et politique”, in La Crise de la culture, p. 320, Folio essais 1993.
- Boudon R., 2006, Renouveler la démocratie, Odile Jacob, Paris, p.59-68.
- Gratzer W., 2005, 3 « L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison », M / S Médecine sciences, vol 21 n°2, p. 203-206. Url : https://id.erudit.org/iderudit/010555ar
- Henry O., 2004, « De la sociologie comme technologie sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, n°153 p. 48-64.
- Le Pourhiet A.-M., 2001, « De la discrimination positive », Le Débat, mars-avril 2001.
- Le Pourhiet A.-M., 2005, « L’esprit critique menacé », Le Monde du 2 décembre 2005.
- Orwell G., 1945, préface de La Ferme des animaux, publiée dans le n° 84 de la revue Commentaire.
- Weil S., 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, p.142, Folio Essais, Gallimard, Paris.
Notes
1 – J’ai partagé cette illusion au début de mes travaux de recherche en statistiques et en informatique.
2 – [NdE] Voir Thierry Foucart « Wokisme et théorie critique de la race » https://www.mezetulle.fr/wokisme-et-theorie-critique-de-la-race-par-thierry-foucart/
3 – Par exemple Solidarité laïque, qui fait le choix de l’écriture inclusive, et Mouvement d’affirmation des jeunes lesbiennes, gais [sic], bi et trans – MAG JEUNES LGBT qui lutte contre les LGBT phobies et le sexisme.
4 – [NdE] Voir Aline Girard « Des religieux à l’école publique : le symptôme de l’affaiblissement de la République » https://www.mezetulle.fr/des-religieux-a-lecole-publique-le-symptome-de-laffaiblissement-de-la-republique-par-aline-girard/