L’étoile d’Alep par A. Baudart, suivi d’un commentaire par C. Kintzler

Anne Baudart1 , Catherine Kintzler pour le texte d’accompagnement

Maintes fois je me suis dit qu’il fallait ici, sur Mezetulle, ouvrir les yeux sur la tragédie d’Alep, et sur le piège qui enferme les peuples du monde en une impuissance effarée qui se manifeste en un « je ne veux pas le savoir ». Juste ouvrir les yeux, dire, y compris dans le dénuement intellectuel. Surmonter l’absence d’analyse pour dire, c’est une des fonctions poétiques. Aussi quand j’ai reçu ce texte d’Anne Baudart1, j’ai senti la nécessité de le publier.

Pour ce texte ouvertement chrétien, Anne a choisi Mezetulle, site non-croyant et de diffusion très modeste, alors qu’elle aurait pu solliciter d’autres points de chute plus (peut-être trop?) consonants avec certaines de ses vues, et plus connus. Je lui sais gré de ce choix. M’en montrer digne c’est aussi dire en quoi je ne souscris pas à tout ce que son texte contient ou suppose : il fallait pour cela le faire suivre par un « pas de côté » en forme de commentaire.

L’étoile d’Alep, par Anne Baudart

À mon père, qui a su me transmettre son amour d’Alep et de la Syrie.

Tous les yeux des humains devraient être tournés vers Alep et sa région, en ce Noël 2016. Comment oser fêter Noël dans le raffinement de nos agapes, de nos gavages alimentaires, de nos courses aux cadeaux, quand un peuple est assassiné sous nos yeux en ses forces les plus vives, les enfants, mais aussi les plus faibles, les malades, les blessés, les corps laissés là, à même le sol, quand ils gémissent encore.

Comment laisser entrer en nous la fête et ses cortèges de légèretés, quand des centaines de milliers de nos semblables sont jugés « de trop », voués à périr ici et maintenant, car ils n’intéressent pas les ordres internationaux garants des lois et de la paix. Les causes des conflits sont complexes, certes, et personne ne semble avoir intérêt à en démêler l’écheveau. Pendant ce temps, le chaos s’installe, la situation s’enlise, les civils en vie n’ont pour salut – ou pour mirage – que la fuite, inorganisée, elle aussi, inorganisable peut-être. L’exil, en bref. Pour aller où ? Les morts s’ajoutent aux morts et les horreurs perpétrées n’ont plus de mots pour être dites.

La tragédie d’Alep et de sa région est la nôtre. Nous l’avons laissée se dérouler depuis des mois, des années, nous la voyons s’étaler tous les soirs sur nos écrans, aux heures du dîner, sous nos yeux anesthésiés. L’anesthésie du cœur a envahi nos consciences ou ce qu’il en reste ( ?) au point de paraître ne pas voir, ne pas savoir, au point de ne plus vouloir savoir et voir. Notre sentiment d’impuissance devient un alibi. Il ne masque pas même notre lâcheté.

Ne comptent, en fait, que nos jouissances matérielles, nos Noëls de plats, d’assiettes et de verres pleins, nos appartements bien chauffés, calfeutrés, double vitrés, opaques à toute intrusion de génocide, d’assassinat collectif, à tout appel du dehors, à tout cri proféré dans le lointain de l’Orient. Noël, assassiné, lui aussi ?

D’où vient l’enfant-Dieu ? De l’Occident ou de l’Orient ? Où se tient-il préférentiellement, le soir de Noël ? A Rome ou à Alep ? En France ou en Syrie ?

Justement, il ne se tient pas. Il n’y a pas de place pour lui, pas une étable, pas une crèche. Plus de paille, plus de duvet, plus de douceur pour y célébrer une naissance de l’au-delà de l’espace et du temps. Apatride, errant, ce résidu de famille, une mère, un père et leur enfant nouveau-né traversant les ruines d’Alep, déchirée, massacrée, décimée. Des enfant dévêtus, ensanglantés, sans parents, sans protection aucune, regardent passer ce qui, pour eux, n’a presque déjà plus de sens : une famille, pauvre, mais unie. Ils en sont comme jaloux. Les leurs dorment sous les décombres. Muets, hagards, leurs regards n’ont plus de jeunesse. Ils envient Marie, Joseph et Jésus, le triangle uni d’où fuse l’amour, la tendresse, le désir de protéger leur bien le plus précieux et le plus rare, le plus convoité, ici : la vie. Il les envient d’être debout, de marcher ensemble, de se faufiler un chemin sous les bombes, les éclats de mitraille, les flammes des incendies, les épaisses fumées qui masquent, quelques instants, l’horreur, qui déconcentrent.

Et, soudain, ils se mettent à leur suite, comprenant, pauvres, qu’ils ont à protéger les pauvres, leurs frères, comme eux, en sursis, en danger, même si la vie les a moins gâtés que la Sainte Famille. Ils n’ont plus rien, ne sont quasi plus rien, mais ils se redressent avec ce qui leur reste de tendresse inassouvie, de générosité sauvage.

Une crèche vivante, sans toit, sans âne ni bœuf, sans pierre où reposer la tête ou le corps du nouveau-né, mais un « reste » d’humanité soudée par des racines invisibles, celles du monothéisme d’Orient – qu’il soit de Moïse, de Jésus ou de Mahomet – marche sans pouvoir s’arrêter, dans ce qui se dessine encore des voies déchiquetées, au cœur d’Alep, la Syrienne.

Ce « reste » crie vers nous qui n’entendons plus, qui ne voyons plus, qui n’aimons plus que notre matérialisme essoufflé, exténué, notre confort étroit, notre vide rempli de vide. Un Noël sans cadeau, sans commerce, sans profit, sans ripailles, riche seulement de sa misère, de son dénuement plénier, va se tenir, ces jours, à Alep. Là bas, c’est sûr, se dresse déjà, tantôt visible, tantôt masquée, l’étoile attendue, point fragile, ténu, mais brillant, dans le ciel assombri, endeuillé des hommes.

 

Accompagner « L’étoile d’Alep » avec un pas de côté, par Catherine Kintzler

C’est principalement la nature du texte ci-dessus qui fait que je ne peux pas le publier sans l’accompagner en m’adressant directement à Anne son auteur. Cela suppose, comme on le verra, un pas de côté.

Chère Anne, merci de m’avoir confié ce texte. Il est parfois nécessaire de dire alors même qu’on est à court d’analyse, alors même que le moment politique de l’analyse, à supposer qu’on en ait une, a quelque chose d’inadéquat, de dépassé : c’est ce que je ne savais ni n’osais faire.

À la déconstruction de l’indifférence dont tu parles – pour qu’elle considère sa racine et qu’elle soit en mesure, si possible, de la dévitaliser -, il faut travailler, c’est certain. Ce qui est certain aussi, c’est qu’à vouloir colmater un tel vide par un gavage, on rend les esprits sourds à eux-mêmes.

Or pour refuser la dénégation déshumanisante, tu convoques la prière ; au sens strict et élevé du terme, tu appelles à une conversion dont l’index pointe vers un ciel transcendant. Ce geste embrayeur semble négliger les hommes de bonne volonté qui pensent que le ciel n’a rien à dire et que c’est une raison pour ouvrir les yeux et se donner de la peine. La seconde partie de ton texte effleure cet aspect exclusif : seul le monothéisme y paraît susceptible de réunir une humanité déchirée. La question à mes yeux n’est pas ici qu’on puisse en douter (encore qu’elle soit légitime), elle est qu’on puisse être embarrassé par ceux qui, nombreux, considèrent l’autorité de la transcendance comme inefficiente, superflue (quand elle n’est pas nocive, une fois traduite par des clercs) et qui recherchent la voie de l’immanence et du minimalisme pour rassembler ce qui est épars.

Non que je refuse qu’on montre une étoile. Celle qui luit par intermittence à la fin de ton texte s’alimente à un éclat infini qui semble venir d’ailleurs. Je comprends que, hors de portée, elle soit une boussole ; mais si son azimut déjoue toute mesure, elle me désoriente.

La famille à laquelle tu fais survoler et traverser le champ de désolation – dans un bel oxymore sur lequel je reviendrai –, c’est la Sainte famille ; la crèche où elle se retrouve, c’est celle qui abrite l’enfant-dieu des chrétiens. Que ces mythes puissent être féconds pour la pensée et pour une réflexion sur l’humanité, je n’en ai jamais douté ; mais ce n’est pas comme mythes que ton texte les évoque. Je veux bien qu’on parle de l’enfant-dieu des chrétiens et qu’on réfléchisse sur cette conjonction et sur son invention, qu’on en souligne la grandeur, l’équivoque, les failles et aussi la violence (car l’obligation d’amour est une grande violence, accentuée par le discours culpabilisant). Mais il m’est difficile d’entendre parler de « l’enfant-Dieu » comme si cela allait de soi, comme si prendre ses distances avec une spiritualité c’était la disqualifier comme objet de pensée. C’est la présence d’une telle spiritualité qui me fait parler d’un texte de prière, d’une exhortation à la conversion. Et puis, je pense que nous serons d’accord pour congédier allègrement la culpabilisation, restant en cela obstinément cartésiennes et même spinozistes : se sentir coupable c’est certes être moins mauvais, mais cela ne peut pas être bon en soi ; c’est se livrer à une passion triste et rétrécissante.

J’ai parlé d’oxymore en considérant le tableau que tu brosses de la (sainte) famille traversant les ruines : elle est en haillons, mais cette pauvreté est constituante de sa richesse et de son énergie. Cela me rappelle l’oxymore par lequel Victor Hugo s’adresse aux Soldats de l’An deux : « va-nu-pieds superbes ». Les soldats de l’An deux lèvent eux aussi les yeux au ciel en se retournant : ce n’est pas une divinité qu’ils y déchiffrent, mais leur propre œuvre en travail, celle qu’ils s’efforcent, ici et maintenant, de construire. L’énergie, ces « démons » la puisent dans le regard qu’ils portent sur leur propre humanité : ce n’est pas une conversion qui les tire, c’est une reconversion à l’humain qui les fait agir et déborder. J’aimerais qu’on retrouve un peu de leur souffle – même s’il est parfois nécessaire, comme le dit aussi le poème, d’avoir à souffler « dans des cuivres ». Et c’est là que mon pas de côté revient dans son axe : pour « escalader les nues », il faut faire flamboyer une étoile ; elle est à l’intérieur.

© Anne Baudart, Catherine Kintzler, Mezetulle, 2016.

1 – Anne Baudart, agrégée de philosophie, est l’auteur de nombreux ouvrages. Dernier paru : Naissances de la philosophie politique et religieuse, édition de poche, Le Pommier, 2016.

 

5 thoughts on “L’étoile d’Alep par A. Baudart, suivi d’un commentaire par C. Kintzler

  1. Pierre FARAGO

    Chère Catherine Kintzler,
    Je tiens à vous remercier pour la qualité et la tenue constante des textes que vous publiez, quels que soient les domaines sur lesquels ils portent. Votre propre commentaire du texte de Mme Baudart m’inspire la réflexion suivante: puisqu’il est question de savoir où l’être monde des hommes est en mesure de trouver un point d’ancrage suffisamment consistant pour constituer un horizon leur permettant d’orienter leur action, il me semble important de garder à l’esprit un point particulier. L’être humain étant inscrit dans le temps, tant sur un plan personnel qu’historique, est nécessairement soumis à la question de l’origine de son être. Les nombreuses processions généalogiques déclinées dans la Bible sont là pour nous le rappeler. Et si l’on remonte ab ovo dans ce même texte, on constate que la première lettre du premier mot du premier livre de l’Ancien Testament, בראשית, Bereshit, « au commencement », n’est que la… deuxième lettre de l’alphabet hébreu, suggérant par là qu’antérieurement à toute manifestation préexiste un « avant ». Cet avant est implicitement représenté ici par la lettre א, Aleph, lettre très significativement dépourvue de caractéristiques phonétiques – imprononçable -, dont le mathématicien Georg Cantor a très caractéristiquement fait le symbole de l’ensemble mathématique « infini ». Structurellement le pouvoir de nommer, de jeter un regard sur le monde, caractérisant le fait d’être un être humain vient « après ». L’être humain vient « après ». La place exacte de l’étoile dont parle Anne Bodart et dont vous reprenez l’image à votre compte en citant Victor Hugo – qui était l’héritier de la période révolutionnaire qui avait defenestré toute capacité d’envisager ce point par son tropisme (son irréflexion?) autoréférentiel – n’est pas à l’intérieur: elle est « avant ». Le philosophe allemand Peter Sloterdijk viens d’écrire un ouvrage remarquable qui traite de la question: « Après nous le déluge »…

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  2. morose

    Deux paroles fraternelles issues du cœur et de la raison, deux paroles patientes, construites, élaborées, travaillées, qui touchent et éclairent. Deux paroles qui témoignent qu’une fraternité est possible.
    Pour Alep, il suffisait pourtant que des « maîtres du monde » énoncent, ensemble, avec l’autorité du pouvoir dont ils se réclament : « la guerre est finie »

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  3. Sandrine Duplessis

    @ Anne Baudart et Catherine Kintzler

    Merci pour ces textes de grande humanité qui remettent en relief l’apparente, et pluri séculaire, opposition entre transcendance et immanence. Opposition insoluble dans et par le langage. Soluble uniquement dans l’expérience mystique véritable : celle qui fait percevoir, fut-elle infime, l’Un, l’Être infini qui enveloppe tout existant, tout en demeurant au-delà de toute imagination ; l’Être infini qui tout en étant au-delà de l’espace et du temps, pénètre tout espace et tout temps ; l’Être infini qui maintient et fait évoluer toute chose à travers la causalité ; l’Être infini qui a conçu l’homme, perfection de la nature au fond de laquelle il a caché une étincelle de Lui, accessible seulement à ceux qui ont parcouru l’essentiel du long et difficile chemin de la connaissance et de la maitrise de leur animalité et qui, en Lui, ont reconnu la source de leur humanité ; à ceux qui, d’animaux errants, rebelles ou sauvages à visage humain, sont devenus de véritables êtres humains, bien souvent hors des religions destructrices ou accaparatrices de vérités.
    En chemin vers l’Un – dont les traces de la présence subtile se révèlent à quiconque cherche à « s’en approcher » (s’approcher de la vérité de soi-même) avec humilité, sincérité et persévérance – l’opposition entre immanence et transcendance finit par s’atténuer, telle l’encre qui s’efface sur le manuscrit devenu indéchiffrable d’une civilisation éteinte. »

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  4. Mezetulle

    C’est avec nos remerciements que nous publions cette lettre adressée à Anne par Leili Anvar.
    AB et CK
    *****

    Ma chère Anne,

    Comme vos mots sonnent juste à mon coeur et comme ils entrent en résonance avec ce que j’ai ressenti durant toute cette période de « fêtes »: le coeur n’y était pas. Je pensais à ces frères en humanité grelottant de froid et de peur, rejetés de partout comme des sous-hommes, à ces enfants surtout, sacrifiés pour rien, littéralement rien. A notre insupportable légèreté. A cet écart inouï, cette inégalité entre nos vies et à mon cher Sadi qui disait pourtant, déjà au XIIIe siècle, au temps du déferlement mongol:

    Les descendants d’Adam sont membres d’un seul corps
    Et par leur création, humains, de même essence
    Que le destin un jour fasse souffrir un membre
    Alors les autres membres en seront affligés
    Si tu ne souffres pas de la souffrance des autres
    Tu ne mérites pas d’être appelé humain.

    Mais que pouvons-nous faire? Quelle prise sur les événements pourrions-nous avoir? Comment transformer le chagrin en révolte, en action?
    En amitié,
    Leili

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  5. Jean-ollivier

    N’est-ce pas à Sadi que John Donne fait écho, quatre siècles plus tard ? (méditation XVII)

    [ … ] No man is an island, entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main. If a clod be washed away by the sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if a manor of thy friend’s or of thine own were: any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee. [ … ]

    que je traduis par

    [ … ] Aucun homme n’est une île, complet en soi, tout homme est un morceau du continent, une partie de l’ensemble. Qu’une motte de terre soit balayée par la mer, et l’Europe est amputée, tout autant que si c’était un promontoire, la maison de tes amis ou la tienne propre : la mort de chaque humain m’amenuise, car je suis inclus dans l’humanité, et donc ne va jamais demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi. [ … ]

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