Jean-Claude Milner est un lecteur assidu de Spinoza, ce que les lecteurs de Mezetulle savent bien 1. Mais il suit assidument, aussi, les rencontres de football et les commentaires qu’en font les spécialistes. Les derniers matches de l’Équipe de France en Coupe du monde, où Karim Benzema n’a pas paru s’engager avec toute l’énergie qu’on pouvait attendre d’un brillant attaquant, lui ont inspiré ce texte « à la manière de Spinoza ».
Rappels et thématisation (par Mezetulle)
Le parcours de l’Équipe de France de football lors de la Coupe du monde au Brésil s’est achevé le 4 juillet par une élimination contre l’Allemagne en quart de finale (0-1). Depuis, les critiques envers Karim Benzema enflent et nourrissent une polémique : après un démarrage plus que prometteur (contre le Honduras le 15 juin et contre la Suisse le 20 juin), l’attaquant français accuse une baisse de régime à partir du match suivant (25 juin contre l’Equateur), comme s’il se sentait moins concerné.
Coïncidence remarquée par les commentateurs : ce relatif effacement s’est produit juste après que l’Espagne eut quitté la Coupe du monde (23 juin, match contre l’Australie). Or Benzema est l’un des joueurs les plus appréciés, à juste titre, du Real Madrid… La construction more geometrico peut dès lors s’enclencher, synthétiser nombre de critiques virulentes déjà présentes sur le web 2 en remontant à des principes plus généraux non moins acides.
L’Éthique de Benzema démontrée more geometrico (par Jean-Claude Milner)
Définition
Par jouer j’entendrai jouer au football à plein régime.
Axiome 1
Benzema est un Français moyen, sur qui est tombé, aléatoirement, un talent de footballeur.
Axiome 2
Le Français moyen, depuis le XXe siècle, est typiquement un salarié.
Axiome 3
Le Français moyen entretient à sa rétribution une relation fondée sur le principe suivant : étant donné sa force de travail, en dépenser la fraction la plus petite possible qui justifie, aux yeux de son employeur, le salaire versé.
Scolie : le Français moyen, s’il est modeste, s’en tient à la conservation du salaire ; s’il est ambitieux, il va jusqu’à en souhaiter l’augmentation.
Théorème 1
Benzema ne prête aucune attention à l’Équipe de France, puisqu’elle n’est pas son employeur et ne lui verse pas de salaire.
Scolie : les primes versées par l’Équipe de France ne sont pas un salaire et, quel qu’en soit le montant, elles ne sauraient rivaliser avec le salaire versé par le Real.
Théorème 2
Benzema ne se soucie que de son club.
Corollaire : dans son club, il ne fournit que le plus petit effort possible qui lui permette de conserver ou d’augmenter son salaire.
Pour le conserver, il joue une fois sur trois ; pour l’augmenter, il joue une fois sur deux. Le choix dépend du climat, de l’atmosphère familiale, etc.
Théorème 3
Si Benzema fournit un effort en Équipe de France, c’est uniquement pour se rappeler indirectement au souvenir de son club.
Corollaire 1. Benzema ne marque des buts et ne fait des passes en Équipe de France que pour maintenir ou augmenter son salaire du Real.
Corollaire 2. Il ne consent à jouer, en Équipe de France, qu’avec des joueurs connus et appréciés en Espagne ; Griezmann, qui joue en Espagne ; Ribéry, que les clubs espagnols connaissent par sa rivalité avec Ronaldo pour le Ballon d’or. Mais pas Giroud, parce qu’il joue dans une équipe (Arsenal) que les Espagnols méprisent.
Corollaire 3. Benzema a cessé de jouer dès que l’équipe d’Espagne a quitté le Mondial. Il savait que les Espagnols cesseraient de regarder et que ses réussites éventuelles compteraient pour rien.
Scolie. Même raisonnement pour le Portugal (pratiquement éliminé depuis le 22 juin) : il ne servait à rien de s’affirmer face à Ronaldo, puisque celui-ci ne participait plus à la compétition.
Théorème 4
Benzema entretient avec le football la même relation que le Français moyen entretient avec son activité professionnelle.
Corollaire. Il est impossible de déterminer s’il aime ou n’aime pas le football.
Scolie. Cette détermination n’est pas pertinente ; elle relève du privé et n’affecte en rien la mise en acte de son talent potentiel.
Théorème 5
Il est indifférent à la compétition des autres joueurs, sauf si elle affecte son salaire.
Corollaire 1. Il a de très bons rapports avec Ronaldo au Real, parce qu’il lui est indifférent que Ronaldo l’éclipse sur tous les plans. Ce qui compte, c’est que les exigences de Ronaldo (ou celles de Gareth Bale) tirent les salaires (et donc le sien) vers le haut.
Corollaire 2. Il joue de la même manière, qu’il soit dans une équipe faible ou dans une équipe forte. Il joue au Real comme il jouait à Lyon.
Corollaire 3. Il ne progresse pas dans sa manière de jouer, sauf pour compenser les effets de l’âge et maintenir son salaire.
Théorème 6
Étant indifférent aux autres joueurs, il n’apprend rien d’eux,
Théorème 7
Étant indifférent aux autres joueurs, il ne leur apprend rien.
Corollaire 1. Il ne rend pas meilleure l’équipe où il se trouve, sauf si cela peut enrichir son club et, par là, indirectement augmenter son salaire.
Corollaire 2. Comme l’Équipe de France ne lui verse pas de salaire, il ne la rend pas et ne la rendra jamais meilleure.
Et voilà pourquoi l’Équipe de France est muette.
1 – Voir sur l’ancien site Mezetulle.net Spinoza trompeur et l’art d’écrire et la discussion entre C. Arambourou et C. Kintzler.
2 – Les critiques de Pierre Ménès sont bien connues, mais il est intéressant aussi de lire les commentaires des lecteurs. Voir http://www.ladepeche.fr/article/2014/07/05/1913687-defaite-bleus-pierre-menes-tacle-karim-benzema-didier-deschamps.html, voir aussi http://www.foot01.com/equipe-de-france/pierre-menes-remet-un-deuxieme-taquet-a-benzema,148439
© Jean-Claude Milner et Mezetulle, 2014
Cet article a été initialement publié sur l’ancien site Mezetulle.net le 10 juillet 2014.