Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (1re partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Dans ce travail d’analyse et d’explication de textes croisés, Daniel Liotta, à partir d’un livre d’Éric Marty, examine les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement celles de Michel Foucault. Cette déformation a reçu le nom de French Theory. Il met en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Il montre en quoi et pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Alors que Foucault propose une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel une fois les particularismes mis hors-jeu, la pensée de Butler soumet la pensée du « je » à une sociologie des particularismes, interdisant toute valorisation du singulier et de l’universel.

Ce parcours très riche propose (première partie) une réflexion sur l’individualisation et la singularisation, la norme et la loi. Il aborde ensuite (seconde partie – prochainement en ligne) une analyse de la puissance des particularismes, des communautarismes sexuel et social.

Sommaire de la première partie

En 2021, Éric Marty a proposé un livre volumineux et très savant, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée française dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués de textes de ces auteurs. Or ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un « sens propre en un sens impropre » »1, écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle n’est pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais qu’elle est aussi celui d’un relâchement intellectuel.

L’enjeu du livre de Marty est de mettre en lumière les différentes conceptions de la « sexualité » proposées par la French Theory et des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Le nôtre est plus modeste : à partir du travail de Marty mettre en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Insistons sur ce substantif : les deux penseurs se présentent comme des penseurs de la norme. Les confronter permettra d’élucider les devenirs de ce concept souvent évoqué mais peu défini et de comprendre pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.

1 – Foucault

Les normes

Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la « Loi«  vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier »2. Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu »3 : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les perspectives politiques de l’axiologie proposée par Foucault.

Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions d’abord deux types de normes. D’une part ce que Foucault baptise « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation »5 ; celle-ci est d’ordre statistique.

Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique globale des décès causés par la variole dans une population et elle détermine également des moyennes particulières en précisant les âges, les régions ou les professions de cette population. L’enjeu est de produire l’alignement de telle moyenne particulière sur la moyenne globale élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il semble que nous soyons fidèles à cette perspective conceptuelle lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides dont Durkheim fonde la théorie dans son livre de 1897 Le suicide6), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.

La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :

  • institution d’un modèle ;
  • distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) repérés à partir du modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciés par rapport au modèle ;
  • comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
  • hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».

En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit – il définit et travaille à produire – les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Émerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale (il est plus ou moins normal d’être atteint de la variole selon l’âge, la région ou la profession ; un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est). C’est pourquoi la norme est par principe individualisante mais non singularisante : elle ne retient des manières d‘exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.

La volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs »7 ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend fonder en raison l’idée de « sexualité », notion confuse qui mêle des phénomènes anatomiques et physiologique, des comportements, des modalités de sensibilité, de désir et de plaisir, notion qui est cependant supposée définir les assises de notre subjectivité8. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui longtemps imposa le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes et conçut la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices furent supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affectait la santé moyenne d’une population9.

Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité productive, pédagogique, punitive ou médicale qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Mais produire cette analyse n’est pas affirmer que cette rationalité et ces programmes sont par principe appliqués dans la société, ce n’est pas affirmer qu’ils constituent nécessairement des réalités sociales. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, Foucault écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même »10. (Nous devrons garder ce propos en l’esprit lorsque nous considérerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société « disciplinaire« , il ne faut pas entendre « société disciplinée« . Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que « les Français sont obéissants » »11. Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenirs sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir »12.

Selon cette perspective, nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs et, d’autre part, les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales et effectives des pouvoirs. Or Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais également ces lieux dans lesquels se déploient des pratiques de résistance et « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force »13. De la sorte un programme de pouvoir n’est pas un constat social de soumission.

Le second principe consiste à refuser l’anthropologie et à lui préférer une simple affirmation : un être humain a un corps et il pense. Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme. Or il est possible de mettre en relation ce refus de l’anthropologie avec le constat empirique selon lequel des individus sont certes soumis à des programmes d’assujettissement, mais luttent contre ces programmes et parviennent parfois à s’en déprendre ou leur sont étrangers. Ne pas pratiquer l’anthropologie c’est aussi ne pas prétendre savoir ce que sont les hommes et ne pas les supposer par principe être modelés par les pouvoirs. Butler regrette que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble [soit] passé sous silence dans sa théorie »14. Ce regret oublie que les pouvoirs normatifs de la société, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets et ne sont jamais pensés par Foucault comme les principes de la connaissance de l’homme.

Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées, travaillées par une pensée immédiate ou réfléchie. De plus, d’autres modes de rationalité et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées15. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs16. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci imposent ainsi leurs impératifs au droit militaire, au droit des entreprises, au droit de l’école ou aux législations politiques de la santé. De la sorte, les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont réglées par des exigences et des soucis normatifs.

Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.

Les perspectives axiologiques

Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal qu’on touche mais à une matière dangereuse »17. Il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non une négativité de principe, de tout pouvoir. Deuxième proposition : il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé »18  – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé »19 – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail20 ? Est-il nécessaire de rappeler, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent aussi travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, troisième proposition, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression21.

Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Être réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.

  • Un premier principe de combat est indiqué dans La volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes22. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus »23. À l’opposé des normes individualisantes mais non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement grâce aux plaisirs.
  • Les deux derniers livres non posthumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. À cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments non posthumes de Foucault24.
  • Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir »25. La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques26.
  • L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes27.
  • Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et internationale non soumis à la rationalité normative ? Il n’est pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit28.

Par-delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté les conclusions que nous proposons ici, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur le respect des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’il ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils garantissent les libertés des autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant nos démocraties n’instituent-elles pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, la soumission de la loi aux rationalités normatives qu’elle ne cesse d’invoquer subordonne son formalisme à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira, l’institution dans les démocraties occidentales de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté » et que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.

Toutefois une dernière précision s’impose : refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale doivent être l’objet d’une réflexion sérieuse29, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé »30 exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.

Second exemple, que nous proposons en notre nom : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleurs productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :

« on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution. »31

À l’école, ce que Kant nomme pour sa part la « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui rendent l’instruction possible. À quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et participent à produire une politique légitime. Seule une politique scolaire réglée sur les exigences de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.

Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.

[seconde partie prochainement en ligne]

En relation avec cet article, on lira aussi en ligne sur Mezetulle :

Notes de la première partie

1 . Éric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordmann, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine », Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La découverte, 2006, trad. C. Kraus, p.29.

2. LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.

3. Ibid, p. 419.

4. Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p.185.

5. « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.

6. Le suicide, Paris, PUF, 2013.

7 . La volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 182-183.

8. Ibid, p. 204-206.

9. « Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; VS, p. 191-192.

10. DE, n° 277, t. IV, p. 15. Foucault souligne. Selon Paul Veyne, dont on connaît la proximité intellectuelle et amicale avec Foucault, celui-ci déclarait à propos des historiens : « lls n’ont que la Société à l’esprit, elle est pour eux ce qu’était la Physis pour les Grecs. », cité dans Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 39.

11 . Ibid, p. 15-16.

12. La vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même, dit-elle, « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. », ibid, p. 159. Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes le prisonnier, écrit Foucault, « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, cité par Butler, ibid. p.138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, écrit encore Foucault, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34, Butler, ibid p. 138, 145). Mais la formule qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme – désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps et les âmes des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive de Butler selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, ibid, p. 145). 

13 . SP, p. 32.

14. VP, p. 23.

15 . SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.

16. VS, p. 190.

17. DE, n° 353, t. IV, p. 694.

18. VS, p. 191.

19. DE, n° 325 ? t. IV, p. 377.

20. Marty repère bien que la critique générale qu’adresse Foucault à ce pouvoir sur la vie peut donner lieu à des « effets pervers », ainsi « la mise en cause de la sécurité sociale », voir LSM, p. 426.

21. « Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, n° 336, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.

22. VS, p. 208.

23. DE, n° 313, t. IV, p. 311. Sur l’invention des plaisirs et des désirs, voir n° 358, t. IV, p. 735 et suiv.

24. Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.

25. DE, n° 228, t. III, p. 507.

26. Nous renvoyons ici à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité » @réf.

27 . Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.

28. Il est vrai que beaucoup d’articles de Foucault manifestent un jugement positif et même un certain enthousiasme envers la révolution iranienne et la « spiritualité » religieuse qui, pensait-il, la portait. Ce jugement l’empêcha d’être attentif aux potentialités théocratiques et dictatoriales que cette révolution allait rapidement actualiser. Toutefois la « Lettre ouverte à Medhi Bazargan » (avril 1979), l’éphémère Premier ministre de Khomeiny, oppose le moment du « soulèvement » aux « devoirs très lourds » et trop souvent non respectés du nouveau gouvernement ; Foucault insiste également sur l’obligation de toujours assurer les droits de la défense dans les « procès politiques » lorsque sont jugés de supposés anciens bourreaux ; voir DE, n° 265, t. III, p. 781-782. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Foucault après la révolution. L’universel, le singulier et la légitimité » dans Philosophie, Paris, Minuit, n° 154, juin 2022, p. 57 et suiv.  

29. DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv.

30 . ibid, p. 379.

31 . E. Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966, trad. A. Philonenko, p. 71.

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