Saisir le monde dans son unité ; saisir son propre esprit. Telles sont les deux idées qui ont gouverné la pensée humaine d’après Linda Zagzebski (née en 1946), une philosophe américaine réputée qui a publié il y a quelques mois The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything1. Dans certaines civilisations, la coexistence de ces deux idées universelles a été plutôt harmonieuse (elles ont pu d’ailleurs se fondre l’une dans l’autre sous l’empire de la « non-dualité » : « je suis le monde ») ; en Occident, elle a pris un tour conflictuel. D’où des confusions intellectuelles et des désaccords culturels.
Harmonie
Selon l’autrice, la première grande idée s’est imposée au cours du Ier millénaire avant Jésus-Christ et a dominé les périodes antique et médiévale. C’est l’idée selon laquelle l’esprit peut saisir le monde. Cette idée paraîtra déjà moins vague si l’on précise que l’esprit humain saisit le monde comme une unité. Dès lors, Linda Zagzebski peut « convoquer » Thalès, Héraclite aussi bien que Parménide ; Pythagore au premier chef. Il y a un premier principe au fondement de toutes les choses, et l’esprit humain peut le découvrir.
Cette première idée, l’art l’a illustrée, en particulier les cathédrales : « Une cathédrale était une image de la création. Elle dépeignait le commencement du monde et sa fin, faisait le portrait des principales figures de l’histoire humaine, et affichait le grand récit de la Rédemption. Même l’orientation de l’église avait une signification cosmique. » L’art était le produit d’un « génie diffus » (Émile Mâle) ; le point de vue personnel de l’artiste était sans intérêt, même à ses propres yeux. Pour Aristote, la poésie épique se distingue par l’universalité de ses énoncés : « L’individu est important, écrit Linda Zagzebski, pour ce qu’il révèle de quelque chose qui pourrait arriver à quelqu’un d’autre. » L’autrice voit dans La Divine Comédie (cette « Summa en vers », a-t-on pu dire) une expression particulièrement puissante de la première grande idée. Le monde est une unité, un tout organique. Nous nous connaissons nous-mêmes par l’intermédiaire de l’univers et de ce que tout le monde en connaît.
Sous le règne de la première idée, la moralité est conçue comme un accord vivant avec le monde, un sentiment d’harmonie avec l’univers. L’épanouissement humain, tel que l’entend Aristote, est déterminé par la nature humaine en tant qu’elle fait partie de la nature comme un tout. Linda Zagzebski relève que la première idée n’a pas disparu quand la seconde l’a supplantée ; selon elle, l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza en est le témoignage. Sous le règne de la première idée, l’unité du savoir résultait de l’unité du monde. L’autrice regrette la fragmentation qui a accompagné la perte de son prestige : « Il est malheureux que nous insistions souvent sur la division des domaines du savoir au lieu de cultiver le genre d’esprit qui maintient en vie la première grande idée. C’est ce genre d’esprit qui peut révolutionner la pensée humaine. »
Autonomie
Selon Linda Zagzebski, la première grande idée a décliné au profit de la seconde après deux mille ans de domination. La période charnière est la Renaissance dans l’art et la littérature ; le XVIIe siècle pour la philosophie et la science. Certes, les hommes ont toujours réfléchi sur leurs esprits mais l’injonction de l’oracle de Delphes (« connais-toi toi-même ») n’était pas une invitation à l’introspection : on ne considérait pas que la saisie de soi-même différât par nature de la saisie de l’univers par l’esprit. La révolution de la subjectivité se produisit donc d’abord dans les arts. C’est, d’après l’autrice, dans la Florence du XVe siècle que l’art « commença à exprimer ce qui était à l’intérieur de l’artiste plutôt que ce qui était en dehors de lui ». La découverte de la perspective favorisa la prise en compte de différents points de vue. L’originalité en art devint une valeur importante ; désormais, l’imagination de l’artiste lui permettait de traduire « sans les contraintes d’une vue commune de la réalité » ce qu’il voyait ou ressentait. En littérature, le roman s’imposa peu à peu comme la forme principale d’expression du moi. Cervantès inventa les personnages, c’est-à-dire des figures imaginaires qui n’étaient plus des types. Contrairement au héros épique, le personnage de roman n’a pas pour fonction d’incarner les valeurs d’une culture.
Avec la chute de la théologie et l’essor de la science, la philosophie devait changer. Le rôle de Descartes, à cet égard, a été souvent souligné : il s’agissait pour lui, écrit Linda Zagzebski, d’exposer une méthode qui soutînt la science empirique et laissât de côté la métaphysique spéculative. C’est presque un lieu commun d’affirmer qu’avec Descartes la philosophie ne commence plus par la métaphysique mais par l’épistémologie. L’autrice va jusqu’à dire que, du point de vue philosophique, la seconde grande idée provient de Descartes : le monde est clairement séparé de l’esprit et l’esprit doit représenter le monde à partir de ses propres contenus et ressources. Mais la seconde idée, ajoute-t-elle, est tout aussi fondamentale pour l’empirisme anglais du XVIIIe siècle, y compris dans sa version idéaliste (Berkeley). D’après Linda Zagzebski, Kant cherche à concilier les deux grandes idées mais c’est la seconde qui l’emporte chez lui : si l’esprit humain peut saisir le monde tel qu’il lui apparaît, il ne peut saisir le monde en soi. « Pour beaucoup de philosophes, ce fut le dernier clou dans le cercueil de la première grande idée. »
« L’univers », sous le règne de la première idée, « était perçu comme une unité avec une structure rationnelle qui déterminait à la fois les lois physiques et morales. » Avec la seconde idée, la raison garde son importance comme fondement de la morale mais elle se déplace : l’autonomie individuelle détrône l’harmonie avec l’univers. Kant est l’agent principal de cette transformation. Le concept moral de base n’est plus l’épanouissement ou la vertu (Aristote) mais l’obligation. Quant au contrat social, c’est, selon l’autrice, la forme que prend la moralité quand elle est fondée ultimement sur l’autorité que les individus ont sur eux-mêmes. Hume fut, d’autre part, un grand promoteur de la seconde idée en renforçant la distinction subjectif/objectif ; le bien et le mal ne sont pas dans le monde mais dans l’esprit humain.
Linda Zagzebski souligne les attaques qu’a subies la seconde idée au XXe siècle : inconscient freudien, construction sociale du moi, philosophie féministe, philosophie de la race, du genre. De l’idée générale que notre subjectivité « est en partie construite par des discours extérieurs à l’esprit et servant parfois à maintenir le pouvoir de quelqu’un d’autre » a pu naître un profond scepticisme.
Conflits
La première grande idée fait de chacun de nous une personne et la seconde un moi. Boèce a proposé de la personne cette définition devenue classique : « une substance individuelle de nature rationnelle ». La valeur de la personne est alors la valeur de la rationalité (qui distingue les êtres humains des autres animaux). C’est une première conception de la « dignité ». Il y en a une autre, qui s’attache au caractère unique, irremplaçable, de chacun d’entre nous, et qui est née du développement de la seconde grande idée : la valeur du moi est la valeur de la subjectivité. Mais si celle-ci est distincte de la rationalité, elle n’en est pas pour autant détachée : « Notre subjectivité est précieuse, écrit Linda Zagzebski, par la manière dont elle est reliée à la valeur de la rationalité. » Il y a là une tension qu’il doit être possible d’atténuer si les deux grandes idées elles-mêmes peuvent être conciliées.
Selon l’autrice, la seconde idée a mis l’accent sur les droits individuels au détriment des vertus, qui ont cessé d’être des exigences publiques. Mais la tension demeure, comme l’actualité nous le montre chaque jour. Cependant, d’une façon générale, tout élément de la moralité qui n’implique pas une violation de la loi tend à être considéré aujourd’hui comme une affaire purement privée. D’après Linda Zagzebski, le langage des droits (lesquels sont « opposables » à tous) est intrinsèquement contentieux ; il laisse peu de place au compromis. Elle voit dans l’avortement un bon exemple de la façon dont le langage des droits a affecté une question de politique publique. L’expression de certaines valeurs a cédé la place au conflit violent entre deux positions revendiquées comme des droits : le droit à la vie contre le droit au libre choix. De même, en ce qui concerne les discours racistes ou dégradants, on assiste à un clash entre les tenants de la liberté d’expression et les partisans d’un droit à ne pas être offensé. C’est pourquoi, note l’autrice, la notion de civilité (ainsi que d’autres vertus comme l’humilité, les vertus intellectuelles) regagne du terrain. En France, l’affaire du « mariage pour tous » peut être regardée comme ayant opposé les deux grandes idées. Ceux qui manifestaient contre le mariage pour tous tenaient à une certaine vision du monde et de leur place dans le monde, ils ne pensaient pas principalement en termes de droits.
La façon dont Linda Zagzebski relie la cohabitation des deux grandes idées à des conflits sociétaux ou politiques contemporains est sans doute l’aspect le plus intéressant de son livre. Si elle déplore l’effacement de la première grande idée, elle est loin d’être une adversaire de la seconde. Elle tient la reconnaissance des droits humains individuels pour « l’un des plus grands accomplissements de l’ère moderne » et voit dans l’autorité découlant du gouvernement de soi le meilleur antidote à la tyrannie. La seconde idée nous permet de voir la valeur de toute personne, qu’elle possède pleinement ou non les propriétés auxquelles nous accordons du prix chez les êtres humains comme espèce – on songe, en premier lieu, aux personnes handicapées. Mais Linda Zagzebski pense que le recours au seul langage des droits rend plus difficile la résolution de nombreux désaccords.
Certaines questions politiques essentielles révèlent le conflit – ou au moins la coexistence – des deux grandes idées. Par exemple, lorsqu’on parle d’éthique environnementale, on peut se demander si la nature a une valeur intrinsèque ou si toute chose vivante pourrait être détruite dans le cas où il ne resterait plus, tout près d’expirer, qu’un seul être humain sur la Terre (« argument du dernier homme »). Pour l’autrice, la nature a une valeur en soi : « Il me semble que la réponse au changement climatique est un exemple de la nécessité de concevoir certaines questions morales par référence aux vertus et aux responsabilités plutôt qu’aux droits. » En la matière, la position « progressiste » rejette la seconde idée, que la position « conservatrice » embrasse. Les personnes favorables à l’avortement sont « du côté » de la seconde idée. La liberté d’expression, plutôt associée aux conservateurs, est fondée sur la seconde idée, de même que le droit de détenir des armes. Durant la pandémie de COVID-19, les défenseurs des mesures restrictives de liberté venaient plutôt de la gauche. Au contraire, pour ce qui est du mariage homosexuel, le rejet de l’autonomie appartenait aux conservateurs. Quant aux identités de groupe (identité religieuse, ethnique, de genre, etc.), elles sont le plus souvent défendues par la gauche – à l’exception de l’identité nationale. Tout cela montre que bien des désaccords politiques ont des racines beaucoup plus profondes que les oppositions partisanes habituelles. C’est, selon Linda Zagzebski, parce que nous nous relions tous à la fois à la valeur d’harmonie et à la valeur d’autonomie. D’où des contradictions inextricables.
Vue d’ensemble
Sommes-nous à même d’embrasser toute la réalité ? Cette question, qui occupe un chapitre de l’ouvrage, peut sembler plus abstraite. Linda Zagzebski remarque que la subjectivité est un problème pour la première grande idée, qui doit l’inclure si elle veut englober l’ensemble de la réalité. Mais la seconde idée n’est pas mieux parvenue à accomplir cette tâche. Deux « solutions » peuvent, selon l’autrice, être envisagées. On peut d’abord partir du subjectif pour arriver à la réalité totale. C’est-à-dire commencer par les contenus de son propre esprit et construire graduellement une conception du monde objectif, puis une conception plus large qui inclue les deux. C’est ce que le philosophe anglais Bernard Williams appelait « la conception absolue de la réalité ». On peut aussi partir d’une conception du monde objectif et y ajouter ensuite notre subjectivité. L’autrice recourt ici à une analogie avec une carte : sur une carte, on ne voit pas tout mais on doit pouvoir dire où se situerait tel ou tel élément si la carte était plus détaillée. Or, on se demande bien où se trouverait la subjectivité sur la carte de la réalité : « Nous n’avons jamais le parfum des fleurs ou la sensation de la brise en zoomant sur la carte. Cela rend très difficile de voir comment pourrait réussir l’approche partant du dehors vers le dedans pour placer la subjectivité au sein d’une conception objective préalable. »
Ce qu’il nous faut, écrit Linda Zagzebski, c’est « penser à un certain état conscient comme à un objet et le reconnaître [au moyen de la mémoire] comme celui-là même que nous avons d’abord expérimenté en tant que sujets ». Ainsi pourrons-nous introduire notre objet de réflexion dans une conception objective totale antérieurement formée. Le fait, ajoute-t-elle, qu’une conception ait des constituants temporels ne l’empêche pas d’être une conception unique (c’est bien ce qui se passe pour la causalité, par exemple).
Un jour viendra
Reste une question qui pourrait prendre la forme d’une troisième grande idée : l’intersubjectivité. Il y a, en effet, de multiples subjectivités à inclure dans une conception globale de la réalité. Linda Zagzebski estime que cette question a été beaucoup moins étudiée dans l’histoire occidentale que les deux grandes idées. Selon elle, il a fallu attendre la phénoménologie du début du XXe siècle pour que des progrès notables soient réalisés dans l’investigation de l’intersubjectivité. Notre capacité à saisir un autre esprit ne dérive ni de notre capacité à saisir les objets physiques ni de notre capacité à saisir notre esprit ; elle dépend du fonctionnement de l’imagination. Ainsi, dans l’empathie, nous nous projetons dans les sentiments de quelqu’un d’autre. Par exemple, j’expérimente en imagination la profonde douleur que peut ressentir une autre personne, ce qui me fait rester toujours à quelque distance de cette douleur. Cependant, comme l’a relevé Heidegger, c’est seulement quand quelque chose se brise dans le partage d’une expérience que l’empathie est nécessaire : « Nous habitons un monde commun que nous avons appris ensemble à interpréter », écrit Zagzebski. Elle souscrit à ce que déclare Husserl dans ses Méditations cartésiennes : nous n’aurions pas le concept d’un monde objectif sans expérience intersubjective.
Linda Zagzebski distingue trois sortes de raisons. Les « raisons de troisième personne » sont celles que chacun doit pouvoir considérer. Les « raisons de première personne » sont des éléments de la subjectivité des gens (souvenirs, idées, émotions…) qui vont leur faire adopter telle ou telle croyance : « Nous ne pouvons comprendre une autre personne sans saisir son point de vue à la première personne. » Il y a enfin des « raisons de seconde personne » : des raisons que chacun de nous peut proposer à quelqu’un en tant qu’il est un « tu » (ce ne sont pas des conseils). L’autrice appelle de ses vœux une révolution de la subjectivité qui serait de l’ampleur de la révolution scientifique du XVIIe siècle. Elle souhaite même – terminologie presque inquiétante – le développement de quelque chose comme des « technologies de la subjectivité ». Le but ultime, qui sans doute ne pourrait être atteint que par Dieu, serait « l’omnisubjectivité » : la propriété d’un esprit qui pourrait saisir toutes les perspectives subjectives de tous les êtres conscients, y compris de lui-même.
« Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pascal) La première idée, qui doit par définition inclure les deux autres, demeure la plus grande, conclut Linda Zagzebski, au terme d’un livre d’une grande richesse intellectuelle.
1 – Linda Trinkaus Zagzebski, The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything, Princeton University Press, 2021.