Analyser les « démons internes » de la démocratie : tel est le propos du livre de Dominique Schnapper Les Désillusions de la démocratie (Gallimard, 2024). Le titre fait évidemment allusion à celui de Raymond Aron Les Désillusions du progrès, allusion que confirment certains des thèmes abordés et l’idée dialectique qui rend compte de leur inévitable et contraire liaison – notamment égalité/inégalités, universalité/différenciation. Mais le livre va au-delà par ses objets très actuels (notamment les « critiques radicales » de la démocratie) et aussi parce qu’il porte à son maximum la thèse d’une « démocratie extrême », véritable retournement de la démocratie contre elle-même et en son propre nom. Ainsi la désillusion désigne à la fois les mouvements de forçage de la démocratie qui la délitent au prétexte de son inachèvement, et le regard analytique capable d’en exposer l’émergence comme celle d’éléments toxiques qu’elle secrète elle-même, les « démons internes » qui procèdent de son illimitation.
Un inachèvement principiel
Dans son principe, la démocratie contient le germe de sa propre déception, son inachèvement est inscrit dans sa visée du fait même qu’elle est une visée, une idée régulatrice. Cet inachèvement se déduit de l’illimitation qui caractérise le désir de liberté et d’égalité. L’idée démocratique inscrit donc au régime de sa propre négativité des tensions inévitables qui la nourrissent, la font travailler, mais qui, faute d’être pensées, la minent – il en va ainsi, notamment, de la tension entre l’idéal de citoyenneté et la perpétuation des identités, entre nation civique et nation historique. La faute de la pensée, et de l’action politique, consiste ici à durcir les termes de la tension qu’il s’agit au contraire de dépasser en les dialectisant.
Ainsi, le rapport à l’altérité ne peut être résolu ni par une position strictement différentialiste qui exalte le droit à la différence et renonce à la constitution d’un peuple politique, ni par une position strictement assimilationniste qui, au prétexte de construire une unité politique, prétend inclure l’autre en détruisant sa culture. Le véritable universalisme n’est ni une collection de particularismes ni une unification uniformisante, mais un horizon, une référence qui sait promouvoir la loi commune afin de préserver les droits des individus et faire place aux singularités. En soulignant que la conscience des inégalités et leur dénonciation suppose l’existence d’une norme commune à tous – ce qui oppose fortement les démocraties modernes aux démocraties antiques – Dominique Schnapper rejoint Francis Wolff pour qui l’universel est la condition des différences.
Cet inachèvement principiel dû à l’écart entre l’idée régulatrice et les sociétés concrètes qui s’en réclament se détaille en manquements et insuffisances, d’autant plus remarquables et remarqués qu’ils apparaissent et sont perçus comme insupportables alors que les acquis démocratiques progressent. On assiste alors à un instructif et minutieux tour d’horizon des déficiences, en forme de constat – des USA où persistent et insistent les groupes ethniques, à la France où l’effritement du salariat et la chute de la croissance signent le retour des inégalités.
Le constat s’achève par une analyse des aspects institutionnels, avec l’ébranlement de la république représentative fragilisée par la remise en cause de la délégation, la perte de confiance dans les institutions, la remise en cause des résultats électoraux et la crise de l’autorité. Sont cités en exemple les USA de 2020 et en France le second mandat d’Emmanuel Macron – il aurait peut-être été pertinent de rappeler le calamiteux référendum de 2005 où la défiance envers les résultats électoraux a véritablement été organisée par ceux mêmes qui auraient dû les respecter…
Les critiques radicales
Un tournant dans l’analyse apparaît avec la partie la plus actuelle du livre, consacrée aux remises en cause qui ne se contentent pas de pointer des défaillances, des manquements ou même des trahisons, mais qui au nom même de la démocratie récusent son existence et son principe. Il ne s’agit plus alors de failles, de déficits qui émaillent un parcours non discuté, mais bien de retournements par lesquels des démons internes viennent pervertir le moment démocratique.
L’auteur s’engage alors dans un examen des critiques radicales que l’on rencontre aujourd’hui – relativisme culturel, intersectionnalité, théorie critique de la race, décolonialisme -, et en élabore la critique appuyée sur des éléments précis. En réalité, ces concepts et ces études (effets du genre, domination européenne, études postcoloniales) prolongent bien des travaux menés depuis longtemps par la sociologie universaliste. Leur nouveauté n’est pas dans les questions qu’ils soulèvent mais dans l’orientation univoque du contenu des travaux, consistant à réinterpréter l’histoire mondiale à la lumière de la seule variable qui importe à leurs yeux : l’opposition dominants/dominés.
Le relativisme culturel, sous sa forme absolue, fait de la démocratie et de l’universalisme des particularismes européens. En refusant la primauté de la raison, il s’écarte lui-même de tout socle épistémologique partageable et s’inscrit dans une démarche militante. L’intersectionnalité, en plaçant son propre projet d’unification sous le régime de la seule opposition dominants/dominés, se retourne en morcellements identitaires concurrents. Considérer toute distinction comme une discrimination revient paradoxalement à exalter les affiliations et les assignations : on invoque les valeurs républicaines et on développe des concepts identitaires en réduisant tout discours critique à l’identité de celui qui l’énonce. Un effort de connaissance est disqualifié par la race de ceux qui s’y consacrent : on ne peut imaginer plus parfait exercice de la « racisation ». Le projet de « décoloniser le savoir », en réduisant le propos à l’identité de celui qui l’élabore, en le rangeant nécessairement sous bannière militante, se révèle comme une entreprise elle-même militante.
« Rejeter radicalement l’acquis d’une histoire intellectuelle au nom des caractéristiques de ceux qui l’ont construite par leur travail, juger les personnes et les événements du passé en fonction des valeurs du présent sont des procédés qui risquent de renvoyer à une forme de barbarie, les régimes totalitaires du XXe siècle l’ont démontré. La volonté d’effacer les traces du passé et d’exclure les héritages intellectuels plutôt que de les critiquer et de les réfléchir a toujours fait partie de l’arsenal idéologique du totalitarisme. Trop d’ambition démocratique peut devenir contraire à l’universalisme de la raison et à l’esprit de la démocratie. » (pp. 232-233)
À l’issue de cet examen critique fortement argumenté, la question se pose de savoir si une entreprise qui appelle à l’humiliation et à la pénitence d’un « privilège blanc » ne serait pas une forme de religion séculière (selon la thèse de John Mc Whorter). C’est probablement le cas aux USA, à ceci près qu’aucun projet salvateur n’est proposé. Dominique Schnapper préfère s’en tenir à une analyse plus immanente et rattacher ce radicalisme à l’essence de la dérive extrême de la démocratie, cette « démocratie non réglée » qui dégénère en revendication de toute-puissance et appelle à la destruction des singularités – ce que, note l’auteur, Montesquieu et Tocqueville avaient vu, mais, ajouterons-nous, ce que Platon avait décrit au Livre VIII de La République. Or la référence à l’universel comme horizon non seulement propose le seul socle épistémologique partageable, mais encore son histoire concrète atteste ses « effets bien réels » – on pensera notamment aux droits, particulièrement ceux des femmes, et à la réduction des inégalités.
La dynamique démocratique présente constitutivement le risque de dénaturer et même de retourner son propre projet d’émancipation, mais son principe lui enjoint de regarder les yeux grands ouverts ses démons internes et de les combattre : la démocratie est un régime essentiellement critique, un régime qui suppose l’élaboration continuelle de son propre savoir.
« Ce qui distingue la démocratie, ce n’est pas qu’elle échappe à ce qui nous apparaît, à nous démocrates, comme des dévoiements, souvent graves, c’est qu’elle est le seul régime qui, étant donné son principe, en reconnaît l’existence. » (p. 266)
Dominique Schnapper, Les Désillusions de la démocratie, Paris, Gallimard, 2024, 288 p., Bibliographie des (nombreux) ouvrages cités.