Thierry Laisney poursuit ses lectures d’ouvrages de philosophie contemporaine en langue anglaise. Dans le livre Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything1, le philosophe américain Graham Harman (né en 1968) entend exposer pour un large public la théorie dont il peut être considéré comme le chef de file : OOO, « le triple O », c’est-à-dire l’Ontologie Orientée vers l’Objet (Object-Oriented Ontology), une école de pensée qui n’a pas plus de vingt ans d’existence et qui connaît un certain retentissement depuis quelque dix ans.
La théorie des cordes n’explique pas tout
Cherchant à élaborer une théorie qui rende compte de toute chose quelle qu’elle soit, Graham Harman commence par constater que, depuis quelques décennies, certaines théories scientifiques ont eu la même ambition. Il pense en particulier à la théorie des cordes et à l’un de ses représentants les plus connus, le physicien Brian Greene. Or, selon l’auteur, l’affirmation (défendue par Greene) selon laquelle cette théorie a un champ d’application illimité présuppose l’adoption de quatre postulats erronés. En premier lieu, il est faux de penser que tout ce qui existe doive être physique. L’influence de la religion est considérable dans le monde, comme celle de tout ce qui est immatériel : âmes, esprits, spectres, archétypes inconscients de Jung, par exemple : « Bien que je ne sois pas particulièrement convaincu par la psychologie jungienne, écrit Harman, je lis Jung de temps en temps et je trouve qu’il enrichit mon imagination. Et il est clair que je détesterais vivre dans un monde où les sociétés jungiennes seraient dissoutes par la police de la raison ou découragées par une raillerie généralisée. » Harman a consacré une partie d’un livre précédent à l’étude de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) : c’est un autre exemple d’une entité qui n’est pas une chose matérielle existant en un lieu défini.
Deuxièmement, il ne faut pas croire que tout ce qui existe doive être fondamental (basique) et simple. Un auteur (Sam Coleman) a appelé cette erreur le « petitisme » (smallism). Pour Harman, il n’est pas vrai que, pour atteindre au réel, il faille réduire chaque chose à ses constituants ultimes ; ce serait ignorer le phénomène de l’émergence, qui fait naître de nouvelles propriétés là où de petits objets sont réunis en un nouvel objet. Un mariage, par exemple, est autre chose que la somme des deux individus qui le forment. Et pourquoi les garçons, contrairement aux filles, ne se promènent-ils pas très souvent par groupes de trois ? Parce que, aux yeux de la société, trois garçons ensemble constituent déjà un gang.
Troisièmement, des choses (Harman ne distingue pas les choses des objets) peuvent exister sans être réelles. C’est le cas des innombrables personnages de fiction qui occupent fréquemment une place importante dans nos vies. Mais Harman a une conception beaucoup plus large de la fiction : pour lui, tous les objets dont nous faisons l’expérience sont des fictions. Inspiré par Kant, il écrit : « L’orange ou le citron réel n’est pas plus accessible à ma perception humaine qu’il ne l’est à un moustique ou à un chien ». Sans compter toutes ces choses, ajoute-t-il au chapitre de la fiction, qui n’arrivent jamais et dont nous ne cessons de nous soucier.
En dernier lieu, il ne faudrait pas croire que tout ce qui existe soit formulable adéquatement dans un langage propositionnel littéral. Pour OOO, le langage littéral est toujours une simplification, puisqu’il décrit les choses en termes de propriétés littérales déterminées alors que les objets, n’en déplaise à Hume et aux empiristes en général, ne sont jamais simplement des faisceaux de propriétés. Influencé par Heidegger, Graham Harman donne la priorité au langage poétique sur le littéral : « La réalité des choses est toujours effacée ou voilée plutôt que directement accessible, et donc toute tentative de saisir cette réalité par un langage direct et littéral échouera inévitablement. »
Ainsi le triple O écarte-t-il soigneusement, au service d’une ontologie (« science de l’être ») extensive, ce que Harman appelle quatre « poisons intellectuels » : le physicalisme, le « petitisme », l’anti-fictionnalisme et le littéralisme.
Par-delà le savoir
L’ontologie ainsi proposée est une « ontologie plate » : elle englobe tous les objets possibles et imaginables, qui, en tant qu’ils sont des objets, sont tous rigoureusement à égalité. Depuis Descartes, nous dit Harman, la philosophie n’est pas plate, elle distingue strictement entre la pensée humaine d’un côté et tout le reste de l’autre. De même qu’on parle du spécisme sur le modèle du racisme, on pourrait parler de chosisme pour désigner l’attitude consistant à tenir certaines choses pour supérieures à d’autres2. OOO est donc un anti-chosisme. Harman évoque, à ce propos, celui qu’il considère comme le penseur vivant le plus important : Bruno Latour. Latour définit la modernité comme la vue selon laquelle il y aurait deux univers distincts, la nature et la culture.
Mais qu’est-ce au juste qu’un objet dans la théorie de Harman ? Un objet est « toute chose qui ne peut être entièrement réduite ni aux composants dont elle est faite ni aux effets qu’elle exerce sur d’autres choses ». En effet, les deux seuls types de savoir que nous pouvons détenir sur une chose sont : de quoi elle est faite ; ce qu’elle fait. OOO se bat donc contre deux réductionnismes : celui qui ne voit dans la chose que ses éléments constitutifs et celui qui ne voit dans les choses que leur impact sur nous (ou entre elles). Et la chose n’est pas non plus l’addition de ce dont elle est faite et de ce qu’elle fait. Elle est ce surplus d’être qui échappe à toute connaissance directe.
Le savoir, en effet, n’est pas le dernier mot de la quête de Graham Harman. « Philosophie », remarque-t-il, ne signifie pas savoir ou sagesse mais amour d’une sagesse qui ne peut jamais être tout à fait atteinte. Et c’est à Socrate qu’il décerne le titre de premier philosophe apparu dans l’histoire : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». De même, Harman défend, après Latour, l’idée selon laquelle il n’y a pas de savoir politique. C’est pourquoi OOO ne peut être partisan des formes les plus radicales de politique, fondées sur la prétention d’un savoir lui-même radical. Et le mouvement n’oublie pas – expression de son anti-chosisme – que certains objets non humains sont des acteurs politiques cruciaux : les transformations politiques ne résultent pas seulement des manifestes et des barricades, nous dit Harman, mais aussi des changements environnementaux ou technologiques3.
Comment saisir un objet
Mais puisqu’il n’existe aucune connaissance directe de quoi que ce soit (OOO reprend à son compte l’existence et le caractère insaisissable de la chose en soi kantienne), comment peut-on s’approcher de l’essence des choses ? Grâce à l’art et à la philosophie (pour Harman, la philosophie est du côté de l’art et non de la science), qui sont des activités cognitives ne relevant pas d’un savoir proprement dit. Harman consacre de nombreuses pages à un texte (datant de 1914) de l’auteur espagnol José Ortega y Gasset, « l’un des essais philosophiques les plus importants jamais écrits », qui a été pour lui une révélation4. Chacun de nous, selon Ortega, est quelque chose et ce quelque chose ne peut jamais être épuisé par l’introspection ou par une description extérieure ; de la même façon, chaque objet non humain peut aussi être appelé un « je » car il a une intériorité déterminée qui ne peut jamais être pleinement saisie : « Il n’y a rien, écrit Ortega, dont nous puissions faire un objet de cognition, rien qui puisse exister pour nous, sans qu’il devienne une image, un concept, une idée – sans, donc, qu’il cesse d’être ce qu’il est pour devenir une ombre ou un contour de lui-même. »
Mais l’art, selon Ortega, sans nous révéler le secret de la vie ou de l’être, a le pouvoir de nous donner l’impression que l’intériorité des choses nous est ouverte, en nous présentant ces choses « dans l’acte de s’exécuter elles-mêmes ». La métaphore en sera le principal instrument. Ortega prend l’exemple d’une métaphore par laquelle un poète espagnol identifie un cyprès au « fantôme d’une flamme éteinte ». La métaphore n’est pas la simple assimilation des qualités réelles de deux choses : elle « nous satisfait précisément parce qu’en elle nous trouvons une coïncidence entre deux choses qui est plus profonde et décisive que n’importe quelle ressemblance ». Mais Ortega commet ensuite ce que Harman dénonce comme une « erreur fatale » lorsqu’il écrit : « nous voyons l’image d’un cyprès à travers l’image d’une flamme ; nous le voyons comme une flamme, et vice versa ». Ce « vice versa » irréfléchi passe à côté de l’asymétrie de la métaphore (ce n’est pas la même chose de dire d’un cyprès qu’il a les qualités d’une flamme et d’une flamme qu’elle a les qualités d’un cyprès) et de la distinction, fondamentale pour OOO, entre un objet et ses qualités5.
Ce qui se passe en réalité dans cette métaphore, c’est que l’objet réel initial (le cyprès) disparaît et que le seul objet réel demeurant est nous-même, lecteur, qui embrassons les qualités de la flamme : la métaphore, en amalgamant le lecteur et ces qualités, produit un nouvel objet. Nous sommes, selon Harman, des acteurs jouant un cyprès jouant une flamme ; c’est ce que l’auteur appelle la théâtralité de la métaphore. Je ne suis pas sûr d’avoir complètement saisi cette idée mais, comme Harman confie qu’il a mis vingt-huit ans à comprendre cette dimension de l’essai d’Ortega, je garde espoir.
Tristan Garcia
Graham Harman compte le philosophe français Tristan Garcia (né en 1981) au rang des principaux « compagnons de route » de son « école » et recommande la lecture de Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2011), un « livre merveilleux » selon lui. Comme Harman, Garcia adopte la plus accueillante des ontologies : « aucune chose ne peut être absolument réduite à néant, parce qu’elle est morte, passée, fausse, imaginaire, inexistante ou contradictoire, par exemple ». Il s’agit là aussi d’une « ontologie plate », décrivant un monde « où n’importe quelle chose, stricto sensu, en vaut une autre ». Ce qui ne veut pas dire que toutes les choses soient « identiquement déterminées » ; certes, « un homme n’est pas comme une pierre, mais leur différence est-elle si grande qu’ils n’ont absolument rien à voir, en tant que choses ? ».
Garcia s’oppose lui aussi à certains réductionnismes. Selon lui, être, c’est être compris (au sens physique comme intellectuel), et il distingue, à peu près comme Harman, ce qui est une chose (ce qui entre dans cette chose) et ce qu’est une chose (ce dans quoi elle entre). L’être est la différence (« le lien, le rapport », dit Garcia un peu plus loin) entre les deux : « Ce qui est une chose ne peut pas déterminer ce que cette chose est : ce qui compose une chose ne permet jamais de déterminer nécessairement ce que cette chose est. » Si les deux se confondaient, la chose serait compacte (elle ne pourrait plus sortir d’elle-même) et il n’y aurait dès lors plus de chose au sens où l’entend Tristan Garcia.
Contrairement à Harman, Garcia distingue les choses et les objets. Ces derniers sont des choses particulières en tant qu’elles s’inscrivent dans des systèmes spécifiques de relations. Le Livre I de l’ouvrage s’intitule « Formellement » et le Livre II « Objectivement ». Cette seconde grande partie, plus « concrète » si l’on veut, est pleine de vues originales sur ce qui constitue notre univers : le temps, les arts, la culture, les valeurs, etc. Voici, par exemple, ce que Tristan Garcia écrit sur le temps : « On a donc tort de classer le temps suivant l’ordre : passé, présent, avenir, en se représentant une flèche du temps. En réalité, il faudrait dire : présent, passé, avenir, par ordre d’intensité de la présence. Ce qu’il y a de plus présent est le présent, qui n’est pas toute la présence, mais la présence la plus forte ; l’amoindrissement de cette présence, c’est le passé, qui est de plus en plus absent ; et ce qui maximise l’absence, c’est l’avenir ». Ou bien sur le vrai : « La vérité est une intensité parce qu’elle n’est jamais assez forte pour réduire ce qui la contrarie à néant. Le fait qu’il soit vrai que j’aie volé de l’argent dans le porte-monnaie diminue l’intensité d’être du fait contraire, mais il ne le réduit pas à rien. Le fait que je n’aie pas volé d’argent dans le porte-monnaie est toujours quelque chose ; simplement, sa fausseté l’affaiblit. » Ou encore sur la sagesse : « Toute sagesse, occidentale ou orientale, est l’illusion selon laquelle il serait possible d’accorder ce que je suis à ce que je sais. Par quelque tour de passe-passe, une sagesse tente de donner un sens unique absolu à ce que je comprends du monde en moi et à ce que je suis moi-même en ce monde. »
Et quantité d’autres choses.
Notes
1 – Graham Harman, Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything, Penguin Books, 2018.
2 – À condition qu’on veuille bien ajouter une acception à un mot qui jusque-là signifiait seulement : « doctrine considérant les idées et les concepts comme des choses ».
3 – Dans le même ordre d’idée, Bruno Latour écrit : « La politique a toujours été orientée vers des objets, des enjeux, des situations, des matières, des corps, des paysages, des lieux. Ce qu’on appelle les valeurs à défendre, ce sont toujours des réponses aux défis d’un territoire que l’on doit pouvoir décrire. Telle est en effet la découverte décisive de l’écologie politique : c’est une politique-orientée-objet. Changez les territoires, vous changerez aussi les attitudes. » (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 70)
4 – Il s’agit de la préface (« Essai d’esthétique en guise de préface ») au recueil El pasajero du poète espagnol José Moreno Villa.
5 – Précisons qu’il existe selon Harman deux sortes d’objets : les objets réels et les objets sensibles (sensual objects) et deux sortes de qualités : les qualités réelles et les qualités sensibles. Est réel ce qui existe par soi-même ; est sensible ce qui n’existe qu’en relation avec un objet réel, humain ou autre.
Merci pour cette synthèse, ce genre de réflexion est toujours stimulant. N’étant pas spécialiste de ce courant de pensée je me bornerai à poser une question: la phrase « Le fait qu’il soit vrai que j’aie volé de l’argent dans le porte-monnaie diminue l’intensité d’être du fait contraire, mais il ne le réduit pas à rien » n’est-elle pas tout simplement relativiste au sens fort et donc incohérente? En rationaliste naïf, lecteur de Jacques Bouveresse ou Pascal Engel, il me semble qu’il n’y a que deux possibilités: si la proposition « j’ai volé de l’argent » est vraie, alors la proposition « je n’ai pas volé de l’argent » est fausse. Dans ce cas, la proposition « je n’ai pas volé de l’argent » n’est pas un « fait » dont « l’intensité d’être » diminue, mais ne correspond à aucun fait.
Si je dis « les preuves du renseignement des USA en 2003 concernant la détention d’armes de destruction massive par Saddam Hussein sont irréfutables », est-ce que je décris là un fait qui est doté d’un fable intensité d’être? Il me semble plutôt que c’est une proposition fausse, qui ne correspond à aucun fait.
Ce qui n’enlève rien à la réalité des débats concernant ces (supposés) faits. Mais ce qui est réel dans ce cas ce sont les débats, les discours, et les mensonges qui sont effectivement ô combien réels même si ce à quoi ils font référence, par définition, ne l’est pas.
Merci pour cette remarque. Russell a écrit qu’en logique « un robuste sens de la réalité est particulièrement nécessaire ». Jacques Bouveresse et Pascal Engel pourraient faire leur cette affirmation. Si Tristan Garcia ne voit pas les choses sous cet angle, il n’est pas pour autant relativiste. Il énonce à la même page de Forme et objet : « le fait que je n’ai pas volé de l’argent dans le porte-monnaie n’est pas moins : il est mensonger, il est fictif, il est illusoire ». Cela recoupe l’idée de Graham Harman selon laquelle l’anti-fictionnalisme est un « poison intellectuel » ; il s’agit, non pas de considérer que les propositions fausses sont vraies, mais d’accueillir les premières au même titre que les secondes dans un monde qui n’exclut rien. Cependant, la notion de « fait fictif » proposée par Garcia est évidemment discutable. La question rejoint celle de savoir si l’on peut prêter quelque existence à des objets (licornes, personnages de fiction) auxquels, tout en sachant qu’ils ne sont pas réels, on attribue un certain nombre de propriétés. Suffit-il, comme le croyait Meinong, d’être un objet de pensée pour être ?
» Mais Harman a une conception beaucoup plus large de la fiction : pour lui, tous les objets dont nous faisons l’expérience sont des fictions. Inspiré par Kant, il écrit : « L’orange ou le citron réel n’est pas plus accessible à ma perception humaine qu’il ne l’est à un moustique ou à un chien ». »
_____________
Nietzsche nous fait remarquer aussi que la fiction pourrait bien être justement la chose « en soi » de Kant ou le citron « réel » de Harman… Bref, rien de nouveau en fait.
Ping : Un regard sur la conscience : "Galileo’s Error" de Philip Goff lu par T. Laisney - Mezetulle
Ping : Pour un réalisme renouvelé - un livre de J. Benoist lu par T. Laisney - Mezetulle