Journaliste, essayiste, observateur attentif du monde politique, Renaud Dély propose dans son nouveau livre Anatomie d’une trahison. La gauche contre le progrès (L’Observatoire, 2022) un inventaire des manières dont la gauche a, selon lui, trahi le projet des Lumières et les idéaux du progrès.
Les résultats des élections présidentielle et législatives n’invalident en rien le constat établi par Renaud Dély : les fractions de la gauche les plus éloignées de son héritage pluriséculaire ont en effet réussi à prendre le dessus sur les autres sensibilités. Celles qui dominent aujourd’hui s’illustrent en effet par leurs dérives identitaires, l’incitation au repli communautaire, le rejet du patriotisme et la conversion au catastrophisme, parmi les catégories répertoriées par l’auteur.
La progression électorale confirmée de l’extrême droite interroge une gauche qui a largement renoncé à représenter les classes populaires, cette quinzaine de millions de Français ouvriers et employés dont une part conséquente a rejoint le vote RN : « Cette gauche-là ne se confronte plus à ceux qui sont dans l’erreur. Elle abandonne tout effort de pédagogie pour les reconquérir ». Renaud Dély poursuit l’analyse : « Au-delà de l’insécurité économique et sociale, une nouvelle forme d’insécurité, l’insécurité culturelle1, est à l’origine de cette fronde électorale particulièrement inquiétante et du profond divorce entre ces catégories populaires et la gauche ». On se rappelle en effet que, déjà en 2002, Pierre Mauroy avait alerté – en vain – ses camarades à la veille de l’élection présidentielle : « Ouvriers et employés, ce ne sont pas des gros mots. La classe ouvrière existe toujours ». Vingt ans après, Renaud Dély complète : « La gauche française était historiquement une force de transformation sociale, collective et universaliste ; elle est devenue une simple force d’amélioration “sociétale” et morale de la situation de certains individus et de certains groupes sociaux. C’est parce que cette mutation idéologique a été poussée à son comble que la gauche a trahi le peuple et qu’elle semble avoir abandonné l’espoir de reconquérir les classes populaires qui ont basculé dans le vote à l’extrême droite. Ces catégories-là ne sont plus jugées dignes d’intérêt. La gauche a abdiqué », exauçant ainsi le vœu exprimé par le think-tank social-libéral Terra Nova en 2011 dans une note développée sur pas moins de 82 pages, elle-même très inspirée des analyses des New Democrats américains.
L’imprégnation de la culture américaine dans les positionnements d’une certaine gauche explique aussi la lente mais sûre dérive vers un différentialisme assumé, tournant le dos à un universalisme qui proclame pour sa part l’unité du genre humain : « À vouloir attribuer à l’individu une place prétendument confortable car nichée au sein d’une communauté bien précise, cette gauche identitaire a fini par découper la société en tranches […]. Elle assigne à résidence. L’individu n’est plus considéré, jugé approuvé ou contesté pour ce qu’il fait, pas même pour ce qu’il pense, mais seulement pour ce qu’il est ». La manière dont une certaine gauche a en effet réhabilité depuis quelques années le concept de “race”, pourtant et justement disqualifié au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ne laisse pas d’inquiéter sur cette propension à incorporer dans la gauche tout entière des catégories conceptuelles jadis l’apanage de la seule extrême droite. Renaud Dély revient aussi sur la manifestation organisée par des mouvements islamistes le 10 novembre 2019, « rassemblement qui a entériné un véritable schisme au sein de la gauche française ». Les courants qui s’y sont fourvoyés ont « tragiquement remplacé la notion de citoyen par celle de croyant, renvoyant du même coup les populations de culture musulmane athées ou non pratiquantes dans les bras des imams ». De ce point de vue, les métamorphoses d’une partie de la gauche sont bien plus récentes que celle qui a entériné l’oubli des ouvriers et des employés2. Et l’auteur de relever que « l’évolution de la France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon s’avère la plus spectaculaire et la plus révélatrice de la dérive générale de la gauche », une gauche qui, historiquement, incarnait mieux qu’aucun autre courant le principe de laïcité.
La gauche apocalyptique
Renaud Dély consacre également de stimulants développements à la façon dont une part significative de la gauche a aussi renoncé au progrès, convoquant Condorcet, Marx, Louis Blanc, Jaurès et Blum, entre autres références. « La gauche cultive l’idée que trois progrès distincts mais siamois avancent de conserve, main dans la main, liés l’un à l’autre, indissociables : le progrès scientifique et technique, le progrès des institutions tendant à aller vers des régimes plus démocratiques, et le progrès de l’espèce humaine ». C’est sur ses bases conceptuelles même que l’édifice a vacillé, complète l’auteur : « Cet optimisme fut le carburant de la gauche française jusqu’à la fin du XXe siècle ». En laissant des courants annonçant l’apocalypse devenir dominants en son sein, lesquels surfent sur les peurs quand ils ne les génèrent pas, la gauche a en effet opéré une révolution copernicienne par rapport à ses fondamentaux, elle qui était fondée sur l’optimisme, sur la foi en l’humanité et sur le primat de la raison : « La gauche apocalyptique ne se nourrit plus que d’indignations et d’angoisses mêlées dans l’attente de la catastrophe inéluctable ». Renaud Dély multiplie les exemples pour étayer sa démonstration et avance : « Dans son histoire, chaque fois que l’espèce humaine s’est retrouvée face à l’inconnu, au pied d’un défi jamais vu qui lui semblait insurmontable, condamnée à affronter une échéance déterminante, une partie de la population s’est réfugiée, par peur autant que par paresse intellectuelle, dans le confort de l’irrationnel ». La crise entraînée par la pandémie Covid 19 l’a illustré à sa manière et on oublie sans doute trop rapidement que c’est grâce aux succès de la science que la contamination a pu être endiguée. « Gouvernée par un pessimisme absolu, il est tout une gauche apocalyptique, de plus en plus influente, de plus en plus bruyante, qui ne peut se résoudre à l’idée que l’être humain soit capable de résoudre les problèmes les plus complexes et de se sauver. Pour cette sensibilité, le pire est toujours sûr. L’homme a péché, il doit payer. Tel est son verdict », explique Renaud Dély. Maniant les imprécations, les prémonitions et l’annonce de l’imminence de nouvelles malédictions, cette attitude « dessine les contours d’une gauche apeurée, une gauche réactionnaire au sens propre, c’est-à-dire tournée vers un passé mythique. L’avenir est perçu comme incertain et même dangereux. Seul le passé s’avère réconfortant ».
Cette fascination pour le passé, refuge imaginaire adossé à un âge d’or n’ayant d’ailleurs jamais existé, entraîne elle-même de larges pans de la société, et la jeunesse en premier lieu, dans un pessimisme structurel qui nourrit une dépression collective dont notre pays multiplie les symptômes. Pas si surprenant dès lors que ceux qui vendent la peur pour alimenter leur commerce électoral en tirent profit : entre ceux qui nous annoncent que nous serons submergés par les migrants et ceux qui prévoient notre submersion par les océans, il y a finalement une même vision du monde, caractérisée par la crainte de l’avenir, par un pessimisme foncier quant à la nature humaine et par l’appel au repli, qu’il soit géographique ou ethnique.
Pour conjurer ce que Renaud Dély qualifie de « trahisons » de la part de la gauche, rien de mieux que de ne pas sombrer également dans le pessimisme et d’imaginer que ceux qui refusent la fuite en avant identitaire, l’abandon du peuple et le catastrophisme comme programme finiront par reprendre le dessus afin que la gauche opère, selon son expression, son « indispensable résurrection ».
Renaud Dély, Anatomie d’une trahison. La gauche contre le progrès, Paris : L’Observatoire, 2022, 192 p.
À relire : La Gauche contre les Lumières ? de Stéphanie Roza, lu par P. Foussier.
Notes
1 – [NdE] Concept emprunté à Laurent Bouvet L’Insécurité culturelle, Paris, Fayard, 2015.
2 – [NdE] Voir à ce sujet le livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Paris : Libertalia, 2017. Recension dans Mezetulle.
Merci pour cette riche lecture.
Mais peut-on encore rêver d’une « résurrection » ?
Bravo et merci à Philippe Foussier !
Magnifique présentation de l’ouvrage salutaire de Renaud Dély.
On attendait l’un et l’autre et tout cela fait du bien par les tristes temps qui courent qui voient la gauche en effet, à de trop rares exceptions près, ne plus être guère capable que de se vautrer dans toutes les trahisons qui passent…
J’adhère à l’analyse de Renaud Dély, mais je veux ajouter ceci. Le simple fait que ce livre, cet article, ces commentaires soient publiés signent le fait que la gauche au sens moral et historique existe toujours, même si hélas les « courants » qui prédominent, où tout au moins qui font parler d’eux, ne sont pas ceux qu’on souhaite… Il en est de la politique comme des vagues, elles vont et viennent, mais ne sont pas toutes scélérates. Cette gauche qu’on appelle de nos vœux est à l’état de spore, mais ressuscitera sous l’impulsion d’un leader qui aura le charisme de faire valoir les idées humanistes universelles que nous cultivons. Non pas qu’elle doit être messianique ! mais, hélas également, nous ne sommes pas tous leader d’opinion… Il nous revient de rester vigilant.
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