Dans ce livre tout récent1, deux professeurs de philosophie américains, Daniel Layman et Michael Huemer, s’opposent sur la question de l’autorité politique. Ou plutôt, l’un pense qu’elle existe et l’autre non.
Il n’y a pas d’autorité politique
L’autorité politique a deux composantes : la légitimité (qui revient à l’État) et l’obligation (qui pèse sur le citoyen). Selon Huemer, on a tort de confondre pouvoir et autorité. Certes, les gouvernants ont le pouvoir d’imposer leur volonté à la population mais l’autorité qu’ils revendiquent est une pure illusion, la simple rationalisation de leur coercition. Quant à l’obéissance du citoyen, elle lui est surtout inspirée par la prudence. Ce que remet fondamentalement en cause Michael Huemer, c’est l’idée que l’État bénéficierait d’un statut moral particulier : « Chacun a les mêmes contraintes morales, quel que soit l’uniforme qu’il porte ou l’organisation pour laquelle il travaille. » Or, dans l’autorité politique telle qu’on la conçoit ordinairement, un agent public n’est pas tenu d’avoir objectivement raison : le droit qu’a l’État d’imposer ses règles est indépendant de leur contenu. Pourquoi les citoyens sont-ils obligés d’obéir à des lois qui leur portent préjudice ? Parce que c’est comme ça et pas autrement !
Un gouvernement pourrait ne pas prétendre à une telle autorité ; il se bornerait alors, écrit Huemer, à sanctionner des obligations morales existant indépendamment de lui. Bien que l’auteur ne recoure pas explicitement à cette notion, c’est bien de droit naturel qu’il s’agit ici. Le but du gouvernement, déclarait un penseur du XVIIIe siècle, est « de conserver à l’homme les droits qu’il a reçus de la nature2 ». Huemer écrit : « il n’y a pas de raison de penser qu’on poursuivra généralement mieux la justice en observant les lois existantes plutôt qu’en consultant sa propre conscience ». Le fait que l’État nous épargne la « guerre de tous contre tous » (Hobbes) justifie uniquement les lois nécessaires au maintien de l’ordre social, non l’autorité politique en général. Ainsi l’État peut-il et doit-il fixer des règles contre le vol, le meurtre, le viol, etc. Mais rien ne devrait lui permettre, par exemple, de prendre des mesures restrictives sur l’immigration. Admettrait-on, écrit Huemer, que, souhaitant que A obtienne tel emploi au détriment de B, je bloque la route pour que B ne puisse pas se rendre à son entretien d’embauche ? Huemer est friand de ce genre d’analogies. Il assume, même s’il n’emploie pas le terme, une position « libertarienne » : l’État doit être un « veilleur de nuit », un État minimal dont la seule fonction est de préserver les citoyens des violations de leurs droits par les criminels et les États étrangers. Ainsi Huemer n’est-il pas le tenant d’un anarchisme politique – qui rejetterait toute forme de gouvernement – mais de ce qu’il appelle un « anarchisme philosophique ».
La question du consentement
Une chose aussi étrange que l’autorité politique, il a bien fallu qu’on essaie de la justifier. On l’a fait en invoquant le consentement que la société aurait donné à l’action du gouvernement. Certains philosophes ont parlé d’un « contrat ». Le problème, selon Huemer, c’est qu’aucun d’entre nous n’a jamais signé un tel contrat. Doit-on en déduire que le consentement est implicite, résultant du silence (« qui ne dit mot consent »), de l’acceptation de certains avantages (routes, écoles, police, etc.), de la participation (du vote, au premier chef) ou encore de la présence du citoyen sur le territoire (il n’a pas quitté son pays) ? Non, pour Huemer, car le comportement contraire d’un citoyen ne changerait rien à l’obligation à laquelle il est soumis. Sur le dernier point, seul un déménagement en Antarctique le dispenserait de tout gouvernement.
Comme il le fait pour tout, Huemer ramène le contrat social au droit commun. Or, il n’y a pas de contrat sans une clause permettant d’une manière ou d’une autre de s’en délivrer ; un désaccord explicite l’emporte sur un consentement tacite ; un contractant n’est pas tenu de remplir ses obligations dans le cas où l’autre partie ne remplit pas les siennes (exceptio non adimpleti contractus). Huemer observe qu’aux États-Unis les décisions de justice ont le plus souvent débouté les individus qui accusaient l’État de ne pas leur avoir fourni, par exemple, la protection policière nécessaire.
Reste l’idée d’un contrat hypothétique : des citoyens raisonnables et bien informés n’auraient pu que conclure un accord pour obéir à l’État. C’est sur le fondement d’une telle hypothèse que John Rawls a développé sa fameuse théorie de la justice. Huemer ne croit pas davantage au contrat hypothétique qu’aux autres formes de contrat social. Il relève d’ailleurs que les anarchistes rejetteraient forcément le contrat et qu’on proclamerait alors que seul est requis l’accord des personnes raisonnables. Mais, demande Huemer, en quoi les anarchistes sont-ils déraisonnables ?
Une conception différente
Daniel Layman, le contradicteur de Michael Huemer, admet que la question de l’autorité politique est beaucoup plus problématique qu’on ne le pense généralement. Mais il considère que l’existence d’un gouvernement – il reprend cette idée à Locke, dans son Traité du gouvernement civil – est rendue nécessaire par les trois lacunes de l’état de nature : il y manque des lois, des juges et un pouvoir exécutif. Seule une structure institutionnelle est en mesure de remédier à ces défauts et de garantir ainsi que les droits des citoyens seront respectés. Il ne s’agira pas d’un pouvoir arbitraire de plus à condition que l’État soit également responsable (accountable) devant tous les citoyens. Pour Layman, la responsabilité de A à l’égard de B se compose de trois éléments : A doit quelque chose à B ; B est en position d’exiger que A s’acquitte de son obligation ; B peut compter pour cela sur un soutien institutionnel.
Selon Layman, c’est ce que seul un État démocratique permet ; un État où les droits de chacun sont opposables à tous, où le respect de l’égalité des droits de nos concitoyens exige que nous obéissions à la loi. Layman estime que, lorsque se manifeste sur tel ou tel sujet un « désaccord raisonnable », il est légitime que le pouvoir tranche (il prend l’exemple de l’autorisation par l’État de la commercialisation des médicaments).
Problèmes de la démocratie
On sent bien que Michael Huemer juge un peu irénique le point de vue de son « adversaire ». Les décisions démocratiques requièrent l’accord d’une majorité de citoyens. Mais, en pratique, les gouvernants adhèrent-ils strictement à la volonté de la majorité ? Par ailleurs, les électeurs ne font souvent que choisir le moindre de deux ou plusieurs maux. Ils n’ont aucun droit de regard sur la structure de leur gouvernement. Huemer évoque encore le charcutage électoral, l’élaboration de nombreuses lois par des bureaucrates, une représentation non proportionnelle, l’abstention, etc.
Plus important selon lui, le nombre n’a rien à voir avec le bien : « Une action qui est normalement prohibée ne devient pas soudainement valable parce que la plupart des gens la soutiennent. » Huemer ajoute que l’existence d’une délibération préalable ne change rien au problème. Selon lui, aucune structure ne peut altérer la vérité logique selon laquelle les plus forts – en l’occurrence, les membres du gouvernement – imposent aux autres leur volonté. C’est pourquoi Huemer est plus que sceptique à l’endroit de la « responsabilité » prônée par Layman. Huemer, profondément individualiste, ne croit pas aux institutions : seules comptent à ses yeux les personnes qui les composent. Ainsi l’instauration et la protection de nos droits dépendent-elles des préférences et des décisions d’autres gens. Par ailleurs, le pouvoir politique n’est pas plus équitablement réparti que le pouvoir économique (voir les Bush ou autres Clinton). Et les partis et l’argent y jouent un rôle considérable.
Partisan de l’anarcho-capitalisme, Michael Huemer préfère le marché à la démocratie. La responsabilité des entreprises privées est plus forte que celle de l’État : le gouvernement n’a pas de concurrent et les manquements des agents publics leur valent rarement des ennuis. C’est ainsi que le 11-Septembre ne s’est traduit par aucun coût politique pour le président Bush.
La désobéissance civile
Les deux protagonistes sont au moins d’accord sur un point : certaines lois sont injustes et la désobéissance est parfois justifiée3. Pour Huemer, il n’y a pas d’obligation générale d’obéir à la loi. Pour Layman, à l’inverse, la désobéissance est l’exception. La légitimité, selon lui, est une affaire de degré, ce n’est pas tout ou rien – on trouve la même idée dans un récent essai de Charles Larmore4. Un État peut donc affaiblir sa légitimité sans la détruire complètement. Certains États démocratiques adoptent des lois violatrices de droits. Les États-Unis, à cause notamment de l’immunité qualifiée de la police, d’une part, et de Guantanamo, d’autre part, ne peuvent, selon Layman, être tenus pour pleinement légitimes. Ils font partie des États défectueux (flawed), qu’il oppose aux États défaillants (failed), comme Cuba, l’Arabie saoudite ou le Venezuela. Alors que les citoyens d’un État défaillant n’ont pas de devoir d’obéir à ses lois, la désobéissance dans un État « seulement » défectueux ne peut se justifier que dans certains cas (Layman prend l’exemple d’une loi restreignant l’immigration). La désobéissance civile proprement dite exige, d’après lui, une prise de position publique et l’acceptation de la punition résultant de la transgression de la loi. Huemer trouve absurde cette dernière idée : il y voit l’exact opposé de la justice.
Ce qui distingue surtout les deux débatteurs, c’est ce que Layman appelle l’anti-exceptionnalisme de son contradicteur. Huemer refuse de reconnaître une relation spéciale entre les citoyens et l’État. Pour Layman, au contraire, il y a là un lien sui generis, comme il y en a un, par exemple, entre les parents et leurs enfants : « Mères et pères peuvent traiter leurs enfants de façons qui ne seraient permises à personne d’autre. » Mais en quoi, rétorque Huemer, la propriété d’être un gouvernement aurait-elle une importance morale intrinsèque ? Il semble que le gouvernement tire son autorité du fait que… c’est un gouvernement. On tourne en rond. D’après Huemer, il n’est pas étonnant que, dans ce domaine, on tombe dans un raisonnement circulaire : « La croyance en l’autorité du gouvernement est un préjugé inculqué en nous par notre culture et par le gouvernement lui-même, préjugé qui n’a pas de véritable fondement rationnel. »
Peut-être Daniel Layman aurait-il pu défendre une position « fondationnaliste » : certaines propositions qui en justifient d’autres ne peuvent elles-mêmes être justifiées. Ou peut-être le principe de l’autorité politique est-il une fiction juridique, à la manière de l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi ». Quant à Michael Huemer, sa pensée aussi incisive que contestable nous engage à faire vivre des mots ou expressions comme « démocratie », « autorité politique », « contrat social », qui ne sont pour lui que flatus vocis et que d’autres emploient sans doute de façon trop machinale.
Notes
1 – Michael Huemer et Daniel Layman, Is Political Authority an Illusion ? A Debate, Routledge, 2022.
2 – Jacob-Nicolas Moreau, Les devoirs du Prince réduits à un seul principe, ou Discours sur la justice, 1775, p. 13.
3 – L’auteur des Devoirs du Prince écrit : « On doit obéissance aux Princes injustes, mais non à ceux de leurs commandemens qui seroient eux-mêmes des crimes. […] Les exécuteurs de pareils ordres sont aussi coupables que le Prince qui les donne » (p. 38).
Merci beaucoup pour cette passionnante recension. Je comprends mal pourquoi vous opposez un fondationnalisme aux auteurs qui sont de toute évidence fondationnalistes (principialistes) puisqu’ils postulent des droits humains naturels, qui constituent la justification de tout le reste. Ce qu’on pourrait dire, c’est que Layman trouve que le principe justificateur qui leur est commun fonctionne pour justifier ladite «autorité politique», tandis que ce n’est pas le cas selon Huemer.