L’école se juge à ce qu’on y apprend. Jean-Michel Muglioni s’en tient à ce principe pour juger la création par la nouvelle réforme des lycées de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant seule permet de comprendre réellement son contenu. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.
La transformation des classes des lycées : le méli-mélo interdisciplinaire
La réforme de l’école en cours bouleverse de fond en comble les classes terminales des lycées et le rapport des différentes disciplines. Il est vrai que jusqu’à présent la définition des séries et la répartition des disciplines étaient le résultat d’une sorte de bricolage qui ne tenait pas toujours compte des nécessités inhérentes à leur contenu. Surtout, les programmes eux-mêmes pouvaient avoir pour finalité tout autre chose que l’intelligibilité de ce contenu et il arrivait qu’ils varient selon les modes. Il est vrai aussi que trop d’élèves étaient d’une ignorance telle en toutes choses à la fin de leurs études secondaires qu’on ne peut défendre le statu quo. Mais détruire une maison en ruine parce qu’elle a été construite sur de mauvaises bases et rapiécée pendant des années de bric et de broc ne garantit pas que la nouvelle sera plus solide et mieux conçue.
Or un seul exemple permet de voir que la nouvelle organisation des études envisagée par Jean-Michel Blanquer ne prend pas plus en compte le principe de l’intelligibilité du savoir que les précédentes, la création de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Car les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant donne seule accès à leur contenu, c’est-à-dire permet de le comprendre réellement. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.
On devine déjà les problèmes posés par les relations entre professeurs (il faut qu’ils s’entendent), entre professeurs et administration (un proviseur peut « préférer » une dominante littéraire, tel autre une dominante philosophique, tel autre favoriser ou sanctionner un professeur), et par la notation à un examen (les exigences des différentes disciplines sont différentes en effet1).
Mais supposons ces difficultés résolues. Une métaphore empruntée à la chimie permet de bien voir la confusion inévitable qui résulterait de l’institution de ces pseudo-disciplines. Les chimistes distinguent les mélanges et les corps composés. Par exemple l’eau est un corps composé d’une proportion définie d’hydrogène et d’oxygène, et pour cette raison se distingue radicalement d’un mélange, comme le café au lait qui peut avoir des proportions de sucre, de lait et de café variables selon les goûts et qui n’est même pas un corps. Ainsi selon les établissements, d’autant que la nouvelle réforme leur donne une autonomie, lettres et philosophie, par exemple, seront mélangées dans des proportions différentes. Il en résulte que selon l’établissement où ils auront fait leurs études les élèves n’auront pas le même « mélange », ils ne recevront pas le même enseignement, ils n’apprendront pas les mêmes choses2. Et de même qu’un mélange ne constitue jamais à proprement parler un corps, contrairement au corps composé, de même le mélange lettres, philosophie ne pourra jamais donner lieu à un corpus de textes sur lesquels un accord soit possible et, surtout, soit cohérent. Il est à craindre que les élèves ne sauront pas plus ce que sont les lettres ou la philosophie qu’on ne sait ce qu’est le café ou le lait dans un café au lait…
L’insistance du ministre sur l’enseignement élémentaire, sur l’apprentissage de la lecture, de l’orthographe, du calcul, d’abord par des exercices, sa volonté de faire que les enfants lisent des livres (ce qui déplaît considérablement aux syndicats que j’entends, consultés par les journalistes), tout cela était de bon augure. Que l’école doive être (et en l’occurrence devenir) élémentaire signifie qu’il n’y a de véritable enseignement que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Par là, et par là seulement, chaque élève peut être conduit comme par la main du plus simple au plus complexe : le maître est tenu de déterminer à chaque pas quelle démarche convient pour que l’élève suive, c’est-à-dire comprenne. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre intellectuel et non psychologique : il faut avoir du savoir auquel on veut donner accès une maîtrise telle qu’on y distingue ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, et cette maîtrise du savoir suppose qu’on sache se mettre chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, exercice à la fois intellectuel et moral, en quoi consiste la vraie pédagogie. L’enseignement est en ce sens d’abord l’école du maître : un enseignement élémentaire élucidé davantage chaque année instruit ce dernier.
Mais voilà qu’on invente, sans doute séduit par je ne sais quel modèle étranger, des disciplines qui n’existent pas et qui n’ont aucun sens, si du moins on considère qu’une discipline est un savoir fondé sur l’intelligibilité de son contenu, c’est-à-dire sur une méthode. La belle dénomination d’humanités donnée au mélange indéterminé des lettres et de la philosophie ne cache-t-elle pas une sorte d’enseignement sophistique où chacun apprendra un peu d’histoire des idées, quelque chose comme une littérature et une philosophie médiatiques ?
S’il est vrai qu’une école se juge au contenu de l’enseignement qu’elle dispense, il n’y a aucun espoir qu’avec la nouvelle réforme l’école devienne enfin l’école.
Notes
1 – Je n’ai moi-même jamais pratiqué un enseignement comparable qu’en classe d’HEC ou de math. Spé, et j’y ai constaté entre l’étude des programmes faite par un littéraire (de qualité) et celle que faisait un professeur de philosophie des différences considérables qui perturbaient les élèves. En math. Spé. la liaison imposée entre une notion et des textes imposait une limitation aussi bien dans la lecture des œuvres (la notion ne rendant pas compte de leur richesse) que dans l’étude de la notion (la liberté d’analyse y était nécessairement limitée puisqu’il fallait toujours revenir à l’œuvre). Il en résultait que le nombre de sujets possibles était très restreint : d’où inévitablement un bachotage.
2 – Et du même coup la correction des copies aux épreuves correspondantes sera difficile : comment savoir quelle dose de philosophie a été mise avec la dose de lettres, ou inversement ? Là encore, la seule solution pour les correcteurs sera le laxisme.
Cette analyse critique de la réforme proposée va à l’essentiel : a réforme propose une dilution/dissolution de l’enseignement philosophique. Question pratique : comment faire barrage à une telle réforme ?
Je n’ai aucune idée de la manière dont il est possible de s’opposer à ce que dénonce mon propos, et l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public fait ce qu’elle peut.
Nous sommes coincés après tant d’années de réformes stupides, puisqu’il est impossible de considérer que le statu quo mérite d’être défendu.
Je crains que les discours du ministre en faveur de la philosophie et la manière dont il lui réserve six heures en terminale, avec une épreuve qui vient après la remise des dossiers d’inscription à l’université, ne soient que des paroles destinées à nous tromper.
Je ne vois pas de quel côté nous pourrions trouver un soutien, les propos tenus contre la réforme ici ou là m’ayant souvent paru pires que le réforme.
Votre démonstration est sans faille,utile à lire pour qui cherche à fortifier sa capacité de raisonner.
Vous dites vous-même, en commentaire, ne voir aucune possibilité de combattre cette réforme.
Et en effet, la pierre angulaire a été retirée: à partir du moment où le baccalauréat n’est plus le premier grade universitaire, inéluctablement l’enseignement de classe terminale cesse d’être l’enseignement de disciplines .
Renseignement pris, le baccalauréat est toujours le premier grade universitaire : c’est pourquoi un candidat sélectionné par Parcoursup doit être reçu au baccalauréat pour être inscrit dans une université ou en classe préparatoire.
Cf. http://www.education.gouv.fr/cid143/le-baccalaureat-premier-grade-universitaire.html
Et même si ce n’était pas le cas, cela n’entrainerait pas la suppression des disciplines au lycée.
Mais je comprends vos craintes, sans partager votre analyse.
Les universités ne peuvent accueillir tous les bacheliers, sans compter les cas manifestes où par exemple il faut pour suivre des études spécialisées en mathématiques avoir prouvé qu’on était au niveau, etc. Mais pourquoi ne serait-ce pas la même chose dans toutes les disciplines ? Or le baccalauréat donne le droit de s’inscrire à l’université et comme le fait de l’obtenir ne garantit en aucune façon le niveau d’études d’un futur étudiant, les universités se trouvent forcées de faire un tri, quoiqu’elles n’aient pas le droit en principe d’organiser pour cela des examens (étant donné le statut du baccalauréat comme premier grade). D’où Parcoursup, qui dans sa forme technique est nouveau, mais qui n’est que la reprise de ce qui se fait depuis plusieurs années.
Voici donc ce que je crains. La dévalorisation du baccalauréat – effet d’une volonté systématique de pouvoirs publics, des parents d’élèves et d’une grande part du corps enseignant – a fait qu’il faut pour l’entrée en université un autre type de sélection que cet examen. On a choisi de sélectionner à partir des livrets scolaires. Or qu’est-ce qui garantit que là encore on disposera de critères suffisants ?
J’ai moi-même vu des livrets scolaires gonflés, d’autres visiblement remplis par des collègues qui ne savaient pas quelles sont les exigences des classes préparatoires auxquelles ils envoyaient leurs élèves, etc. Bref, les livrets scolaires risquent de ne pas valoir plus que l’examen actuel… Comment dès lors orienter les futurs étudiants ? On arrivera donc à une situation dramatique où la notoriété des établissements sera le seul critère possible, avec toutes les injustices que cela implique pour les meilleurs élèves d’établissements dont la réputation est mauvaise.
Je vous renvoie donc à mon article sur la sélection : parce qu’on ne veut pas de sélection, on a une sélection sociale sauvage. http://www.mezetulle.fr/avez-dit-selection/ Mais, objectera-t-on, la France est un grand pays puisque le pourcentage de reçus au bac augmente !!
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