Il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée par l’opinion contemporaine que celle de loi naturelle. Pourtant, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. C’est ce paradoxe que s’efforce de penser le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme (PUF, 2018) en tentant de comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle.
Le livre que Pierre Manent vient de publier aux Presses Universitaires de France prend pour point de départ un étrange paradoxe. D’un côté, il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée, sinon abhorrée, par l’opinion contemporaine, que celle de loi naturelle. De l’autre, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. Pour résoudre ce paradoxe, à tout le moins pour le penser, il faut comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. La loi naturelle, qui fonde une liberté sous la loi, est elle-même fondée sur la nature humaine, c’est-à-dire sur un certain nombre de déterminations positives communes à tous les membres de l’espèce. Ces déterminations peuvent bien être différentes dans le droit naturel antique où la nature de l’homme est celle d’un être produit par la cité et dans la loi naturelle du christianisme médiéval où elle est celle d’une créature de Dieu : l’important est qu’elles sont positives. Le droit naturel moderne, qui fonde une liberté sans la loi, récuse l’idée d’une nature humaine ou, si l’on préfère, en conserve le nom en la vidant de toute substance. Cette nature minimale et « dénaturalisée », sans contenu déterminé, se réduit en effet à l’égalité des individus séparés dans l’état de nature. Tout ce qui s’y adjoint relève de l’artifice et procède d’une construction qu’il est toujours possible et souvent souhaitable de « déconstruire » pour conduire à une liberté illimitée corrélative de son infinie plasticité. Tandis que la loi naturelle était une loi qui pouvait commander en se fondant sur des tendances inhérentes au sujet humain (à la connaissance, à l’association, à la procréation), le droit naturel moderne, partant d’une nature vide ou purement négative (le pouvoir de refuser tout donné) ne peut rien commander, mais seulement autoriser le déploiement des infinies potentialités de chaque individu.
Les conditions de possibilité de cette anthropologie politique se trouvent chez les pères fondateurs de la modernité libérale. Hobbes se propose d’édifier la société politique sur la base du conatus de l’individu infiniment avide de pouvoir dans un état de nature qui ne connaît aucune loi, mais où il y a un droit : le jus in omnia, le droit de chaque individu sur toutes choses. Certes, là où tous ont droit à tout, personne n’a droit à rien : ce droit est ineffectif dans l’état de nature et c’est bien la raison pour laquelle il faut en sortir. Mais ce principe d’illimitation irréalisable dans l’état de nature resurgira dans l’état de société qui est supposé nous restituer, assorties de garanties, les libertés de l’état de nature auxquelles nous n’avons renoncé que pour les y retrouver garanties. Chez Machiavel, l’élimination de la loi naturelle affranchit l’action de toutes les limites pour l’ouvrir à toutes les possibilités, indéfinissables a priori, qui découlent de chaque situation. L’essentiel pour le Prince, dit Machiavel, est « qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent »1, ce pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, de « politique de Machiavel ».
On se trouve ainsi devant une double indétermination. Du côté des gouvernés, la revendication illimitée de tout ce que chacun pense avoir le droit d’avoir ou d’être puisque aucune « nature » ne lui assigne de limites et, du côté des gouvernants, l’impossibilité d’énoncer une règle de l’action, c’est-à-dire une loi qui commande en fonction d’un bien objectif, mais seulement des lois qui autorisent, en fonction des variations des choses.
L’erreur fondamentale du droit naturel moderne est, selon Pierre Manent, d’avoir pensé qu’on pouvait produire le commandement à partir d’une situation initiale où il fait totalement défaut. En résulte la situation paradoxale de l’État moderne qui est supposé donner sa loi à un monde humain, celui de la « société civile », qui se veut sans loi et qui rejette comme ramenant au monde archaïque du commandement et de l’obéissance – et donc comme contraire à son idée de la liberté – tout contenu positif qui orienterait la vie humaine vers une forme de vie jugée bonne. Ainsi la loi renonce à commander et elle autorise ; elle reconnaît la primauté et la souveraineté des droits individuels, autrement dit elle obéit, contrevenant ainsi à son essence de loi. Chacun aura droit au mariage, quelle que soit son orientation sexuelle ; chacun aura le droit d’entrer à l’université, quelle que soit sa capacité d’y étudier ; chacun aura droit à un revenu qui n’aura d’autre fondement que juridique ; chacun aura le droit de devenir citoyen de l’État qu’il aura choisi. En somme, chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir. Est à l’œuvre dans ce processus une logique irrésistible. À partir du moment où la modernité définissait la nature de l’homme par le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être de la machine désirante, la formule de la liberté moderne ne pouvait être que laissez-faire, laissez-passer ; à partir du moment où l’État moderne se faisait avant tout le garant de l’égalité, il rendait par principe impossible tout gouvernement, celui-ci impliquant toujours l’inégalité du gouvernant et du gouverné. La thèse libérale de l’État minimal et la thèse marxiste du dépérissement de l’État sont également modernes.
Pour penser en vérité l’action politique, il faut sortir de cette indétermination qui a rendu caduque la question Que faire ? Il faut pour cela partir des trois principaux motifs humains de l’action qui sont l’agréable, l’utile et l’honnête et, délaissant l’opposition stérile de l’être et du devoir-être, poser qu’une société, un régime ou une institution qui ne fait pas droit à ces trois motifs n’est pas conforme à la loi naturelle, c’est-à-dire à une loi que l’homme n’a pas faite, mais qui lui permet de vivre conformément à sa nature et lui fournit non pas un idéal, mais un guide pour l’action.
En six chapitres brefs et denses, les analyses de Pierre Manent, exigeantes et rigoureuses, admirablement instruites par sa connaissance de l’histoire de la philosophie politique, jettent une lumière crue sur les paradoxes et les impasses de notre modernité.
1 – Le Prince chapitre XVIII.
Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris : PUF, 2018.
© André Perrin, Mezetulle, 2018
Bonjour Mr Perrin,
Pourriez-vous préciser, s’il vous plaît, ce que l’auteur entend par « nature », terme sujet à controverse et fréquemment utilisé dans la discussion selon des compréhension différentes ? S’il est tout à fait légitime de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas, ce ne peut l’être qu’à condition de spécifier ce que l’on entend par naturel et non-naturel.
Par exemple, on peut soutenir indifféremment que « le comportement juste est naturel » ou que « le comportement juste n’est pas naturel » tant que l’on n’aura pas clairement choisi entre deux sens du mot « nature ».
Dans le premier sens (large), on tiendra « la nature » pour équivalente à « l’univers », autrement dit l’ensemble des phénomènes présents (dont l’existence est conditionnée par une variété de causes selon un système commun de lois) ; dans le second sens (restreint), « nature » signifiera une fraction de cet « univers » circonscrite aux phénomènes non-artificiels, donc à l’exclusion des phénomènes exigeant, comme condition de leur production, un acte libre au moins.
On voit bien que la nature au premier sens inclut les phénomènes de la liberté, et n’évolue que par une co-opération des causalités libres et non libres ; tandis qu’au second sens, la nature exclut les phénomènes de la liberté et évolue en leur absence.
Si, de surcroît, on admet que le concept de « liberté » n’est pas univoque (s’il ne se réduit pas à l’aptitude à se donner consciemment et à poursuivre intentionnellement des fins), et qu’il existe par exemple d’autres formes inférieures de la liberté chez les êtres vivants, on s’aperçoit que la frontière entre « monde naturel » et « monde non-naturel » est elle-même susceptible de définitions graduées.
D’où ma question : que faut-il entendre ici par « nature » ?
Bien à vous.
Post-scriptum : je suis toujours un peu dubitatif lorsqu’on cherche à fonder des principes juridiques ou moraux sur des phénomènes naturels. Par exemple, l’existence en nous d’un instinct de survie tendrait peut-être à suggérer que « la nature » tient à notre existence. Mais la variole, la peste, le choléra, et les innombrables extinctions d’espèces que nous montre l’histoire suggèrent à l’inverse que « la nature » se moque bien de notre existence et n’a que faire de la prolonger. En somme, la nature est indifférente et contient tous les contraires ; bien malin celui qui peut dire quels sont ses « principes »! N’est-ce pas plutôt nous, qui choisissons de tenir l’attachement à la vie humaine ou à la liberté pour des valeurs (et non seulement des instincts), et qui, en assumant librement la responsabilité, nous donnons pour fin d’organiser leur coexistence à l’aide de principes ?
La nature peut désigner l’ensemble des phénomènes en tant qu’ils sont simplement donnés, antérieurement à toute transformation opérée par l’homme et déterminés par des lois qui n’émanent pas de sa volonté, telles les lois de la physique ou de la biologie. En ce sens la nature est la sphère de la non-liberté. Et en ce sens, pour reprendre votre exemple, le comportement juste n’est pas naturel car dans l’état de nature, il n’y a que des rapports de force. Comme le dira Hobbes, « les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place ». Il en découle de surcroit, comme vous le dites dans votre post-scriptum, qu’on ne peut fonder ni la morale ni le droit sur cette nature parce qu’on ne peut fonder ce qui doit être sur ce qui est, ou, parce que, comme vous le dites encore, la nature est « indifférente » à l’ordre des valeurs.
Cependant la nature à laquelle se réfère Pierre Manent n’est pas la nature en général, mais la nature humaine. Quand on parle de la nature d’un être, on parle de son essence c’est-à-dire, pour reprendre la fameuse définition de Boèce, de l’ensemble des propriétés nécessaires et permanentes qui font qu’il est ce qu’il est et sans lesquelles il ne serait pas ce qu’il est. Contre l’idée moderne selon laquelle l’homme n’a pas de nature, mais « a ou plutôt est une histoire », ou encore une nature qui se réduit à une pure négativité, un pouvoir indéfini de nier tout donné en lui et hors de lui, il maintient l’idée classique selon laquelle il y a une nature humaine, c’est-à-dire selon laquelle l’homme en tant qu’il est un vivant doué du logos ( ou que, comme le dit Socrate à Calliclès, la géométrie a une grande puissance chez les hommes) est objectivement orienté vers certaines fins, même si son libre-arbitre lui donne le pouvoir de les refuser et d’en choisir d’autres. En ce sens, le comportement juste est naturel.
Pierre Manent fait une seconde distinction, qu’on trouve chez les stoïciens, entre la nature commune ou universelle et la nature individuelle. L’homosexualité est-elle naturelle ? Elle l’est relativement à la nature individuelle. Que certains soient attirés par des personnes de même sexe et d’autres par des personnes de sexe opposé, c’est également naturel. Mais relativement à la nature commune, il est visible que l’espèce humaine est naturellement destinée à se perpétuer par le moyen de rapports sexuels entre personnes de sexes opposés et non de même sexe. Sur ce constat d’évidence, il va de soi qu’on ne peut fonder aucun jugement moral.
Je ne suis pas certain de suivre parfaitement le raisonnement de Pierre Manent, et ce malgré vos précisions fort éclairantes.
Car enfin si la fidélité à une « nature humaine » fonde des « comportements justes », c’est-à-dire donne un contenu à nos principes moraux (l’humanité étant d’emblée grâce à cette nature « objectivement orienté[e] vers certaines fins », précisez-vous dans le §2 de votre réponse), il suit de là logiquement que toute infidélité à cette « nature » ne saurait signifier autre chose que la violation d’une loi qui constitue, dans l’hypothèse considérée, un principe moral.
Par suite, désobéir à cette « loi de nature », la « nature » en question fût-elle « humaine », reviendrait à commettre une action immorale.
Et si on ne souhaite pas tirer cette conclusion, on est néanmoins contraint de le faire, les prémisses étant admises. J’ai bien peur d’ailleurs que distinguer tendances individuelles et tendances communes n’y change rien.
Car à ce compte-là, le refus de se venger serait immoral, le désir de répliquer à une souffrance subie étant une tendance instinctive (comme lorsqu’on s’énerve contre une machine qui dysfonctionne). Ou encore : serait immoral le refus de satisfaire sans scrupules sa faim au détriment de la portion réservée à son voisin, sous prétexte qu’il s’agit au départ d’une tendance instinctive.
On mesure sans peine le renversement des principes les plus communs qu’une telle thèse encouragerait.
Aussi, pour reprendre votre dernier exemple, je ne comprends pas bien comment on peut simultanément supposer que la nature humaine est la source de certaines principes juridiques et moraux, et d’autre part affirmer que si l’humanité est « naturellement » et objectivement orientée vers la reproduction par une hétérosexualité instinctive, l’homosexualité resterait néanmoins moralement neutre car « sur ce constat d’évidence, il va de soi qu’on ne peut fonder aucun jugement moral » (cf fin du §3 de votre réponse).
On est bien sûr conduit au contraire, à partir du moment où l’on fait de ce qu’on pense être la « nature humaine » la source des lois morales et civiles, d’en tirer une conséquence très claire, à savoir que ce qui désobéit à ces « lois » n’est pas moral.
Ou alors, si l’on résiste à cette conclusion, c’est que la « nature humaine » (qui n’est pas un système unifié de tendances cohérentes destiné à permettre la vie civilisée) ne fonde en rien les lois civiles et morales, et qu’il faut retravailler la question autrement. Ce que, vous l’avez compris, j’incline volontiers à admettre.
Au sujet de la sexualité, on pourrait distinguer sexualité instinctive et sexualité réfléchie. La première pousse un individu à faire usage de ses organes reproducteurs avec ce qu’il perçoit instinctivement comme un partenaire mature de l’autre sexe (dans les espèces sexuées selon ce schéma), en effet, mais n’exige nullement de l’individu qu’il se donne l’enfantement comme finalité consciente, et elle fonctionne donc sans aucune considération intelligente d’une finalité personnelle ou collective, pour ne pas dire indépendamment de tout souci du bien-être ou de la liberté de l’autre partenaire du « couple » (si l’on peut parler ici d’un « couple »).
Ainsi, la sexualité instinctive est si peu réfléchie qu’elle permet, par exemple, à des éleveurs de leurrer un mâle reproducteur comme un étalon de haras en le faisant monter un « fantôme » (un mannequin de bois) afin de récolter ses gamètes.
La sexualité réfléchie est au contraire une sexualité adulte et s’efforçant d’être libre. Elle peut se donner comme finalité consciente l’engendrement d’un enfant. Mais elle ne se donne pas systématiquement pour finalité cette reproduction, sans quoi il est à craindre que la misère, la pauvreté et la surpopulation de l’humanité sur ce globe ne prennent des dimensions délirantes. Elle a compris que le plaisir associé à l’usage de ses organes reproducteurs était un dispositif naturel qui peut être associé à d’autres fins, s’il ne contrevient pas à la dignité humaine, au consentement, et au bien-être dans sa propre personne comme dans celle d’autrui. Si un usage nullement dégradant de la sexualité est possible, alors il n’y a rien d’immoral, ni dans l’hétérosexualité non reproductive, ni dans l’homosexualité, ni dans la masturbation, ni dans l’abstinence, etc. Imaginons l’inverse : irait-on forcer des personnes abstinentes ou peu portées au sexe à se reproduire, sous prétexte que « c’est dans la nature humaine », et par suite obligatoire ?
Mais si vous résistez à cette conclusion (et il est de bon sens selon moi de le faire), c’est que la « nature humaine » ne suffit pas à constituer des normes morales, contrairement à la thèse de Pierre Manent.
Bien à vous.
C’est moi qui ai introduit la notion de jugement moral en répondant à votre commentaire. Ce n’est pas du tout le propos de Pierre Manent qui concerne seulement les rapports de la nature et de la politique. Il montre que le droit naturel des Anciens et celui des Modernes reposent sur deux conceptions très différentes de la nature humaine et que cela a une incidence majeure en matière politique. L’anthropologie politique des Anciens ne se fonde pas sur l’idée d’un état de nature, mais part de l’homme dans la cité. L’homme est naturellement sociable, c’est-à-dire orienté par la raison vers l’épanouissement de soi dans la vie politique, de telle sorte qu’il est impossible d’envisager un accomplissement de l’individu qui ne soit pas en même temps celui du citoyen. Si l’on y transpose par anachronisme notre idée des droits de l’homme, elle ne peut y avoir de sens que comme droit du citoyen, pas comme droit de l’individu. L’anthropologie politique des Modernes pose dans un état de nature antérieur à la société un homme sans qualités, sans déterminations positives, qui ne se définit que par sa nullité, ou sa négativité, ou sa perfectibilité, ou par son infinie plasticité. Elle a ouvert par-là la porte à une conception des droits de l’homme qui fait prévaloir les droits de l’individu par rapport aux droits du citoyen ; elle a ouvert la porte à l’individualisme démocratique des sociétés libérales modernes dont les maîtres mots sont « pourquoi pas ? » (Illimitation libérale) et « c’est mon choix », ce qui autorise chacun à exiger que la société fasse droit à toutes les revendications de sa singularité. La liberté individuelle du « c’est mon choix » prend le pas sur la liberté politique ou civique du « c’est notre choix », ce qui rend de plus en plus difficile la constitution d’un monde commun, c’est-à-dire politique.
S’agissant de la morale, je réponds donc à vos objections en mon nom propre. D’abord vous faites une confusion entre la nature humaine et la nature en général en croyant pouvoir déduire que « le refus de se venger serait immoral » parce que le désir de se venger serait naturel. À supposer qu’il soit naturel, il ne dérive pas du logos constitutif de la nature humaine qui distingue la justice de la vengeance et nous oriente naturellement vers la justice. C’est Polos qui se scandalise que Socrate ne désire pas dépouiller et tuer qui il veut, c’est Calliclès qui professe que selon la nature le fort doit écraser le faible, ce n’est pas Socrate. S’agissant d’autre part de la sexualité, et plus précisément de l’homosexualité, la distinction entre nature commune et nature individuelle est essentielle. En effet la morale ne concerne pas un homme en général, mais un sujet singulier, doué de liberté et capable de répondre de ses actes. Que la nature destine l’espèce humaine, comme bien d’autres, à se perpétuer par le biais d’une sexualité hétérosexuelle, c’est une chose, mais cela n’implique aucun devoir à tel ou tel membre de l’espèce ni de procréer, ni de faire tel ou tel nombre d’enfants. Le devoir ne peut s’imposer qu’à un sujet libre (« Tu dois comme tu peux » a pour corollaire « À l’impossible nul n’est tenu »). Si ma nature individuelle me porte irrésistiblement vers des personnes de même sexe, je ne peux avoir le devoir de m’unir à des personnes de sexe opposé. De même l’hétérosexuel qui fait le choix du célibat n’enfreint aucune loi morale. En revanche il fait preuve d’inconséquence et d’irréflexion s’il s’offusque que l’État mène une politique de la famille qui avantage par exemple sur le plan fiscal ceux qui se marient et ont des enfants.
Vous identifiez les droits de l’homme & le laissez -faire laissez-passer.
Devise libérale d’une « anthropologie politique des modernes ». Selon laquelle, dites-vous, chacun se trouverait autorisé à réclamer « le droit qui correspond à son désir », « d’entrer à l’Université quelle que soit sa capacité d’y étudier » (rien de moins! moi qui croyais que la fonction de l’Université était de faire savoir à l’intéressé qu’il en était démuni…).
Mais dans ce cadre, toute discussion devient difficile!
Car vous invoquez pour appuyer ce tableau alarmant une sorte de ressenti, d’esprit du temps, et donc de conviction d’évidence partagée. Ce qui fait que, à elle confrontée, apparaît sans peine comme non pertinente toute analyse précise du contenu des droits de l’homme -à commencer par une analyse sérieuse de leur Déclaration de 1789. (laquelle ne comporte pas plus d’état de nature que de contrat, d’homme sans qualités, qui n’y serait que « nullité, négativité ou perfectibilité », individualité monadique.
Tout comme M. Manent, vous n’en ignorez rien bien entendu.
Aussi vous gardez-vous bien d’attribuer cet increvable cliché individualiste aux droits de l’homme eux-mêmes. Selon vous, cela aurait seulement « OUVERT LA PORTE à UNE conception des droits de l’homme », celle de l’individualisme illimité du « pourquoi pas? » du « c’est mon choix »… A la destruction de tout « monde commun ».
Cette identification des droits de l’homme et du libéralisme est en effet -et de longue date- la conviction de M. Manent. C’est elle qui lui permet de se poser, si nécessaire, en critique du libéralisme, lors même que ce sont les droits de l’homme qui sont visés. Il faut convenir qu’elle n’est pas sans charmes.
Quoiqu’il en soit, on ne saurait vous contester, Monsieur, votre qualité d’interprète autorisé.
Alors une question à vous deux, Messieurs:
Croyez-vous vraiment qu’un libéral vrai, un entrepreneur, par exemple, accepterait comme devise: « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » ? Je serais curieux de le rencontrer.
Bien à vous
Michel Piquet
Vous croyiez que la fonction de l’Université était de « faire savoir à l’intéressé qu’il en était démuni » ? Qu’il était démuni de quoi ? De capacité à étudier ? J’ai du mal à vous suivre.
Pour que mon « ressenti » puisse récuser comme non pertinente une « analyse sérieuse » de la Déclaration des Droits de l’Homme, encore faudrait-il que cette « analyse sérieuse » me fût fournie. Je veux croire que votre parenthèse n’y prétend pas.
Critiquer les droits de l’homme, ou le libéralisme, ou la démocratie c’est les soumettre à l’examen, cela ne signifie pas qu’on veuille s’en débarrasser. Pierre Manent ne préconise ni la censure, ni la torture, ni l’instauration d’une société collectiviste avec Goulag à l’appui. Il met en évidence qu’il y a une logique individualisante des droits de l’homme dont le déploiement fragmente la société et rend de plus en plus difficile la constitution d’un monde commun où les citoyens pourraient décider collectivement des valeurs qui vont orienter leur existence.
Il y a en France, selon l’INSEE, 2 146 912 entrepreneurs. Oui, je peux vous présenter un entrepreneur, et même plusieurs, qui adhèrent sans réserve à l’article premier de la Déclaration du 26 août.
Sur le fond nous avons déjà eu cette discussion à la suite de ma lettre à Pierre Manent publiée ici même le 16 avril 2016. Renvoyons-y les lecteurs. Et puisque comme vous le dites « toute discussion devient difficile », choisissons la solution de facilité et restons-en là.
Monsieur,
L’égalité en droits de 1789, déterminée qu’elle est par les lois permet à chacun d’accéder à l’enseignement public.Cette même égalité lui permet de faire tester ses capacités « à étudier » par des enseignants qualifiés. A tous les niveaux de l’enseignement.
Voilà ce qu’on peut tirer de la Déclaration de 1789, sur le sujet.
Il n’est pas sérieux de répéter que le désir d’entrer à l’Université pourrait se réclamer des droits de l’homme. Il n’est pas contraire aux droits de l’homme que le taux d’échecs en licence, par exemple, soit si élevé! Tout comme il ne leur est pas spécialement conforme que le taux de succès au baccalauréat soit proche de 100%
Si vraiment vous lisez sous le nom d’ « anthropologie politique des modernes », dans la Déclaration… de 1789 un « pourquoi pas-c’est mon choix », l’autorisation de réclamer le droit correspondant au désir d’entrer à l’université », alors oui le débat entre nous ne sera qu’un dialogue de sourds.
Mais cela m’étonnerait fort de votre part. Et c’est bien pourquoi j’interviens sur ce site: vous incriminez, en effet, « une certaine conception des droits de l’homme »? Je ne désespère donc pas de lire sous votre plume & celle de M. Manent la conception vraie des droits de l’homme, dont vous nous suggérez l’existence.
Bien à vous avec l’espoir -aussi- d’avoir été plus explicite.
michel piquet
Aucun des 17 articles de la Déclaration du 26 août 1789 ne dispose que toute personne qui le désire a le droit de s’inscrire à l’université de son choix dans la filière de son choix, nous sommes bien d’accord là-dessus. Comme ni Pierre Manent, ni moi, ni personne n’a soutenu pareille ineptie, il est inutile d’en discuter plus longtemps.
Il faut distinguer le contenu de la Déclaration de l’anthropologie politique, née au XVIIème siècle, qui la sous-tend sans y être formulée ou explicitée, mais qui permet néanmoins d’en saisir la logique. Il faut aussi le distinguer de la manière dont notre modernité a à la fois étendu et limité la compréhension des droits de l’homme.
La Déclaration du 26 août se rapporte à la fois aux droits de l’homme et aux droits du citoyen. Certains articles, comme l’article 6 ou l’article 14, définissent clairement des droits du citoyen, celui de concourir à la formation de la loi ou à la détermination de l’impôt. D’autres comme l’article 4 qui définit la liberté comme le pouvoir de « faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ou l’article 17 qui fait de la propriété « un droit inviolable et sacré » susciteront la critique de Marx qui y verra, non sans raison, la reconnaissance des droits de « l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé ».
Dans les Déclarations postérieures, la Déclaration universelle de 1948 ou la Convention européenne de 1950, par exemple, il n’est plus question du citoyen, mais seulement de l’individu ou de la personne : les hommes y sont caractérisés par leurs droits naturels et non par leur rôle civique. Comme je vous l’ai déjà indiqué, Pierre Manent a montré que si au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle les droits du citoyen l’avaient emporté sur les droits de l’homme en ce sens qu’on s’intéressait à l’inscription de ces droits dans le cadre politique d’un État national, depuis quelques décennies la revendication des droits de l’homme prend un caractère apolitique, voire antipolitique, en ce sens qu’ils sont au moins dissociés de la citoyenneté, lorsqu’ils ne tendent pas à rejeter les contraintes qui lui sont liées. Les droits des migrants ou les droits des enfants ne sont pas des droits du citoyen puisque, par définition, ni les migrants ni les enfants ne sont des citoyens. Les droits des diverses minorités, le droit d’avorter, le droit de se marier quelle que soit son orientation sexuelle, le droit de louer son ventre ou celui d’autrui, le droit au suicide assisté, le droit d’afficher ostensiblement son identité religieuse, le droit de procéder à tel ou tel abattage rituel sont des droits individuels. Il ne s’agit pas ici de décider si la revendication de ces droits est ou non légitime – la réponse peut différer d’un cas à l’autre : il s’agit de reconnaître qu’en tout état de cause, ce sont des droits de l’individu comme tel et non des droits du citoyen en tant que citoyen.
Ni Pierre Manent, ni moi-même n’avons jamais réclamé que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen soit abolie, ou retirée du préambule de la Constitution ou remplacée par une autre Déclaration. Ce qui me paraît en revanche souhaitable – car je ne peux parler ici qu’en mon propre nom – c’est qu’il soit mis un frein aux excès de l’individualisme contemporain ; c’est que celui-ci soit contenu dans les limites du civisme, ou, pour le dire autrement, que le développement de l’individualisme libéral ne conduise pas à la négation des principes et des exigences de la République.
1° Vous avez raison : les droits que vous énumérez sont anti politiques imprégnés d’individualisme.
Mais je n’en vois pas trace dans la DDHC de 1789.
Il s’agit de modalités du droit positif. Et il est rarissime que le droit positif se réfère aux droits de l’homme de 1789. Ces droits, ces lois positives renvoient à autre chose.
2° Et à quoi donc ?, me direz-vous. Voici mon hypothèse
Il faut s’interroger sur la succession même de « Déclarations » depuis 1789 jusqu’en 1948 au moins. Sans avoir la naïveté de croire que chacune serait venue « compléter » la précédente.
A commencer par celle (inachevée) de 1789 : un complément n’eût pas exigé un nouveau texte… chaque Déclaration poursuit la mort de la précédente.
3° Le travail de sape a commencé dès le lendemain, le 27 août 1789 : il s’agissait de refouler cet acte manqué, imposé aux puissants. Ce fut cela, tout au long, l’oeuvre de « l’homme égoïste, membre de la société bourgeoise, individu… » dont parle Marx. L’oeuvre des adversaires des « droits » de 89 (comme l’avait fort bien compris notamment Babeuf)
4° Pour ce « bourgeois », il est en effet absurde et inacceptable que les hommes « demeurent libres et égaux en droits ».
Aussi bien c’est ce qui disparaîtra de la Déclaration de 1793 , puis de celle de 1795 . Et, avec cela, la notion de citoyenneté.
5° Au fur et à mesure que s’effaçait ainsi le contenu de l’article 1 de 1789, les « droits » de l’homme continuaient leur course comme un poulet sans tête.
Dès lors, la liste des droits proprement dits de l’homme n’a cessé de grandir, pour en arriver à l’étape de la « Déclaration universelle »1948 et à la prolifération dans son texte des droits sociaux les plus variés (qui excite à juste titre la vigilance de P. Manent). Et ipso facto à leur traitement de plus en plus grotesque comme droits « fondamentaux », ie non point comme du droit positif référé à des « droits » de l’homme, mais comme des droits de l’homme stricto sensu.
6° C’est cela qui transforme désormais fallacieusement n’importe quelle revendication capricieuse et/ou communautaire en un rappel à l’ordre des droits de l’homme.
Les droits que vous énumérez sont de cette nature ; il suivent directement de la logique de 1948 : c’est bien pourquoi on n’en voit pas trace dans la DDHC de 1789. On ne cherche pas à les déduire de celle-ci: on les veut justifiés par eux-mêmes, en majesté, indiscutables sinon par des demeurés ou des menteurs.
Parce que 1948 fut l’aboutissement et le succès de l’entreprise de refoulement du contenu de 1789, commencée dès sa déclaration.
Les trois premiers articles de la Déclaration de 1793 continuent à faire de la liberté et de l’égalité des droits naturels. La référence à la nature ne sera supprimée que par la Déclaration de 1795, corrélative de la Constitution de l’An III qui rétablit le suffrage censitaire indirect. Cependant la Déclaration de 1948 disposera en son premier article que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Si c’est parce que cette proposition est inacceptable pour le « bourgeois » qu’elle a disparu en 1795, que faut-il conclure de sa réapparition en 1948 ?
Sur les autres points, je vous ai déjà répondu.
Réponse à votre message du 13 août:
-Oui,comme vous l’écrivez, « la référence à la nature ne sera supprimée que par la Déclaration de 1795 ».
-Mais dès cette seconde Déclaration, c’est « demeurent » qui disparaît.
Et il ne réapparaîtra plus.
Or c’est cette « demeurance » de la liberté et de l’égalité, qui est incompatible une logique libérale (celle du « bourgeois » de Marx).
en revanche, leur innéité demeure, elle, intangible. Jusqu’en 1948.
Mais ne vous semble-t-il pas que les auteurs d’une déclaration qui s’en tient à poser que « les hommes naissent libres et égaux en droits » font sauter le dernier obstacle à son dévoiement libéral ? Cette « omission » (!) ne rend-elle pas l’ensemble du texte aussitôt libéral-compatible ?
Autrementndit, ne voit-on pas pointer ici l’idéologie du self made man ? Le « chacun pour soi », préalable idéologique à la loi de la jungle ?
Or c’est la « demeurance » de la liberté et de l’égalité, qui est absurde dans une logique libérale (telle que Marx l’a décrite).
-Pourquoi, alors, la référence à la nature s’est-elle maintenue ? En elle-même et par elle-même, la référence à la nature -sit venia verbo- n’est pas gênante pour le libéral.
Et on peut même se demander si c’était parce qu’elle est « récupérable » par le libéral ?
Idéologiquement, il me semble qu’elle permet à l’adversaire « libéral » de 1789 de tendre à accréditer une vraie naturalisation de l’inégalité. Pour peu, en effet, que je combine le rejet de la demeurance & l’éclipse de « l’utilité commune » comme critère de hiérarchie sociale (dès 93 elle ne concerne que la fiscalité : art. 20).
En maintenant la référence à la nature, moi « bourgeois », je me mets en mesure de conférer à mon succès individuel, et à l’inégalité qui en résulte une sorte d’utilité plus ou moins collective.(voir l’attachement paradoxal du libéral à l’héritage…). On voit mal alors ce qui ferait obstacle à l’individualisme qui se prévaudrait de cette référence.
-On aurait le sophisme suivant :
°J’ai réussi parce que je suis le meilleur.
°Et même, bien que nous ayons été égaux au départ (« Moi, Monsieur, je me suis fait moi-même »…)
°C’est donc bien que j’étais substantiellement meilleur « d’une manière ou d’un autre ».
Substantiellement, c’est-à-dire « naturellement » : L’innéité au service de l’inégalité.
Du coup, l’inégalité passe pour naturellement utile.
De fait on serait quasiment renvoyé à une logique aristocratique
-Dès lors, les adversaires de la DDHC l’ont emporté
—> « Droitdel’hommisme » et individualisme antipolitique peuvent se donner libre cours.
Si, le « demeurent » a réapparu, tout autant que la référence à « l’utilité commune », puisque la Déclaration du 26 août étant intégrée au préambule de la Constitution de la Vème République, tous ses articles ont valeur constitutionnelle.
J’ai bien de l’embarras à vous répondre, mesurant l’erreur qui a guidé mes remarques, et craignant d’en commettre encore ; car chaque fois que nous parlons de notre « nature humaine », vous entendez par là – si je vous comprends bien – en réalité seulement notre « raison humaine » et « naturelle », que vous décrivez comme un « logos constitutif qui nous oriente naturellement » vers une conduite raisonnable. Les droits naturels de l’homme seraient donc plutôt les droits rationnels de l’homme.
En ce qui me concerne, je pose plutôt derrière ce mot ce que la biologie, l’éthologie, la psychologie, l’anthropologie, la sociologie nous décrivent dans l’état actuel des connaissances, comme les caractéristiques propres à tout membre du genre « homo sapiens » : par suite, au sens où je l’entends, la « nature humaine » inclut le rationnel mais aussi l’irrationnel en l’homme.
Ainsi usant des mêmes mots sans parler des mêmes choses, il n’est pas surprenant que nos conclusions diffèrent. Puis-je vous demander si ce constat est juste ?
Demeure toutefois une question : le « logos » ou la « raison » humaine sont-ils si « naturels » que cela ?
Les germes du bon sens sont en chacun, certes, mais la raison doit être formée et développée, ses forces se cultivent, elle n’est point donnée parfaite ; comme le pensait Descartes, elle n’est pas séparable de la liberté – au sens où nous pouvons prendre la responsabilité de nos pensées (où au contraire choisir de ne pas nous soucier de leur exactitude). Peser honnêtement les raisons, penser de façon cohérente, se soucier de bien juger : je ne suis pas certain que la nature ait favorisé en nous ces dispositions en toutes circonstances (notre nature sensible ou émotive peut nous guider, certes, mais elle nous aveugle aussi, nous embrouille souvent, nous abêtit parfois).
Bref, la raison humaine n’est pas si naturelle que cela, et il y a pour l’instituer en nous une part de conquête dont chacun est responsable.
Concernant la justice, vous faites allusion au Gorgias de Platon. Je songeais pour ma part à Maurice Madinier, disant de la justice qu’elle est souvent « l’inhibition des valeurs biologiques ». Simplement, je remplaçais le terme de « valeurs » par celui d' »instinct ».
Dernier point : la vengeance est-elle un instinct ? J’ai souvent remarqué que, la nuit, me cognant contre le pied de mon lit il m’arrive de m’irriter bêtement et stupidement contre l’objet (je vous rassure, c’est rare) ! J’observe aussi souvent à l’école les enfants déçus jeter un objet par terre ou quand il sont en colère taper du pied, repousser celui qui les a bousculé involontairement, etc. : il semblerait donc qu’à une souffrance subie nous cherchions instinctivement une compensation, et le spectacle de la cause de nos souffrances punie d’un « désagrément » équivalent semble nous soulager. Nous sommes bien d’accord : c’est parfaitement stupide (notamment envers des objets inertes). Mais c’est tout à fait normal : il s’agit d’un instinct. Et c’est bien pourquoi nous honorons ce qui fait de nous des êtres libres, lorsque nous résistons à cet instinct, puisque la liberté consiste bien souvent, précisément, à juger s’il faut choisir de suivre ou non ce que nous suggèrent nos instincts (par où l’on remarque que l’être humain est bien davantage que les autres être vivants sous-déterminé par eux). Et je songe en disant cela à cet extrait des Leçons d’éthique de Kant :
« Le désir de vengeance ne doit pas être confondu avec le désir de justice. Chacun a l’obligation de faire valoir son droit et de veiller à ce qu’il ne soit pas foulé aux pieds par autrui. C’est le privilège de l’humanité que d’avoir des droits ; non seulement ne devons-nous pas renoncer à ce privilège, mais il nous faut le défendre dans toute la mesure du possible. Celui qui abandonne son droit, en effet, abandonne du même coup son humanité. Tous les hommes éprouvent donc le désir de protéger leur droit ; ils demandent même que celui qui a porté atteinte au droit d’autrui soit contraint de donner satisfaction à sa victime. Cela nous met en colère d’apprendre qu’une injustice a été commise envers quelqu’un ; nous sommes alors désireux que le coupable puisse lui-même faire l’expérience de ce qu’implique l’atteinte au droit d’autrui. Supposons qu’un homme n’ait pas envie de nous payer pour le travail que nous avons fait, en invoquant toutes sortes d’excuses pour se justifier. Notre droit est alors concerné, et nous ne devons laisser personne tourner celui-ci en plaisanterie. Il n’en va pas ici des quelques thalers qui nous sont dus, mais de notre droit, qui vaut à lui seul bien plus que cent ou mille thalers. Mais si notre désir de justice va au-delà de ce qui est nécessaire pour défendre notre droit, nous cédons alors à l’esprit de vengeance. Nous devenons implacables et ne pensons qu’à la peine et au malheur que nous souhaitons à celui qui nous a fait du tort, même si cela n’accroît aucunement chez lui le respect dû à nos droits. Un tel désir de vengeance est quelque chose de vicieux. »
Bien à vous.
1 – Non, je ne réduis pas la nature humaine au logos en en excluant ce que vous appelez l’irrationnel et que j’appellerai plutôt la sensibilité ou l’animalité. Sans elles, nous serions de purs esprits, des anges ou des dieux, mais pas des hommes. Or nous ne sommes ni anges ni bêtes, mais, selon la vieille définition d’Aristote, des vivants ayant le logos (ζὥον λὀγον ἔχον), ou, comme on dit plus couramment, des animaux raisonnables. La définition qui exprime l’essence se fait, pour parler comme les scolastiques, per genus proximus et differentiam specificam. Nous appartenons au genre animal et la raison est notre différence spécifique. Elle est donc essentielle puisqu’elle détermine l’essence, mais elle ne se confond pas avec elle. Cette dualité est la condition de possibilité de la morale : les animaux n’ont pas de devoirs et Dieu pas davantage puisqu’il n’y a pas d’impératif pour une volonté sainte.
2 – Que nous soyons par nature des êtres raisonnables ne signifie pas que la raison n’ait pas besoin d’être éduquée et développée. Il en va du reste de même pour l’instinct. Ce qui est inné est ce qui est inscrit dans la nature d’un être, mais pas forcément ce qui lui est donné à la naissance. Ainsi lorsque nous disons que l’instinct sexuel est inné, nous ne voulons pas dire que le nourrisson est un chaud lapin. L’instinct sexuel est en lui à l’état latent, en puissance dirait Aristote, mais non en acte. Tout au plus direz-vous, si vous êtes freudien, qu’il existe de manière inchoative, sous la forme du plaisir qu’il prend à la succion. Il reste que ni l’instinct ni la raison ne pourraient se développer s’ils n’étaient déjà là, naturellement.
3 – La vengeance est-elle un instinct ? L’instinct est, stricto sensu, une faculté innée d’accomplir certains actes déterminés, ordonnés à une fin et accomplis sans que leur auteur ait conscience de cette fin. Ces actes sont uniformes au sein de l’espèce considérée et les fins visées sont la vie ou la survie de l’individu ou de l’espèce. Il y a chez les animaux des instincts de défense et une certaine agressivité qui est subordonnée à la survie, mais aussi limitée par elle. Peut-on dire sans anthropomorphisme que les animaux sont portés par la nature à se venger ? L’animal se borne normalement à tuer l’adversaire ou à le mettre en fuite, mais il ne s’acharne pas sur le vaincu. La vengeance est un dédommagement moral que l’offensé veut obtenir en punissant l’offenseur. Elle suppose la mémoire, la réflexion, la préméditation, la volonté d’infliger à l’autre une souffrance qui n’est en aucune manière nécessaire à ma survie biologique. Tout cela relève d’une démesure proprement humaine, autrement dit de la négativité.
Petite erreur : j’évoquais ci-dessus (de mémoire) un phrase non de Maurice, mais de Gabriel Madinier.
Je vous entends mieux désormais. Mais s’il y a dans la nature humaine de l’irrationnel, la question resurgit : la « nature humaine » toute entière, dont vous soulignez désormais la « dualité », peut-elle fonder des normes raisonnables ?
On peut comprendre de plusieurs manières votre position. Par exemple, êtes-vous en train de suggérer que nos instincts sont parfaits et n’ont besoin que d’être « cultivés et développés » comme la raison ? Les instincts en l’homme font-ils oui ou non partie de la loi naturelle ?
Ou bien, s’il faut parfois leur résister, lorsqu’ils nous poussent à des extrémités déraisonnables, n’est-ce pas reconnaître que c’est alors dans la culture et dans la raison, et non dans la nature, que se trouvent les normes dont nous avons besoin ? S’il y a de la « démesure » et de la « négativité » dans la nature humaine, ne faut-il pas en conclure que celle-ci ne saurait à elle seule fonder les normes à l’aide desquelles nous la jugeons ? En ce cas, l’idée que la « loi naturelle » est juste serait fausse.
En outre, je ne me risquerai pas à dire qu’après un combat, « les animaux » ne s’acharnent jamais sur le « vaincu », sans pour autant préméditer cet acte. Vous avez peut-être raison, mais pour ma part, je laisserai prudemment aux éthologues le soin de prouver que cela ne se produit jamais.
Bien à vous.
C’est la raison, bien évidemment, qui fonde des normes raisonnables, mais elle le fait en organisant une nature sensible qui ne lui est pas d’emblée ordonnée.
Il n’y a pas en l’homme d’instincts à proprement parler car ce qui est instinctif en lui est toujours déjà dépouillé de sa forme instinctive par la négativité. Il y a des tendances et des pulsions que la raison ne brime pas systématiquement, auxquelles au contraire elle fait droit, mais en les subordonnant à ses exigences. Pour le dire dans le langage de Pierre Manent, elle fait droit à l’utile et à l’agréable, tout en les subordonnant au juste. La loi naturelle est donc la loi de la raison, mais elle comporte les éléments de l’expérience sensible que la raison intègre.
J’ai évoqué l’anthropomorphisme parce qu’on peut toujours décrire dans le monde animal des comportements qui évoquent extérieurement les comportements humains. En Amérique latine, une petite fille kidnappée s’est vu proposer par ses ravisseurs d’avoir la vie sauve si elle exécutait elle-même ses deux parents. J’attends l’éthologue qui me montrera que l’homme n’a pas le privilège de ce raffinement.
Merci infiniment pour cette riche discussion, dont je partage sans réserve les conclusions telles que vous venez de les établir. Le mot « nature » est décidément source de bien des controverses !
Bien à vous.
réponse à votre message du 16 août:
OK!
Mais, de 1792-93 à 1971, ça fait quand même une sacrée éclipse des « principes » de 1789!
Et comment ne pas soupçonner que 200 ans d’éclipse de l’essentiel du texte de 1789 ait -au moins- favorisé l’enracinement, la légitimation de tout un ensemble de comportements anti-politiques, qui n’étaient pas contenus dans ce texte ?
Pour la France, je pense à la IIIe République, par exemple, -dont les lois fondamentales de 1875 n’ont comporté aucune espèce de référence non seulement à : « les hommes naissent et demeurent… », mais aux « droits » de l’homme…
Dès 1848, un Renouvier avait réagi : comme républicain ET comme défenseur des droits de l’homme. Il a eu très tôt comme le souci -que je ressens comme assez proche du vôtre- de contrer les effets individualistes de cette absence de référence. Notamment d’un traitement du suffrage universel -dont en effet le texte de 1789 ne dit mot- « comme panacée » pour un peuple ignorant et divisé ». (Manuel républicain des droits de l’homme et du citoyen).
Il lui paraissait urgent de passer « du suffrage universel apparent (…) au suffrage universel réel que donnera le Peuple dans l’unité de son intelligence et de son cœur». Par l’éducation…
En quoi je décèle chez l’auteur du Manuel républicain de l’homme et du citoyen, un rappel anti individualiste à la DDHC de 1789, bien plus qu’une critique de celle-ci.
Il ne fit guère école ; mais c ‘est une autre affaire.
Je complète ma réponse à votre message du 16 août:
La question est aussi de savoir si une décision, voire une jurisprudence du Conseil constitutionnel a la valeur et la légitimité d’une Déclaration des droits ?… Et donc s’il s’est agit vraiment en 1970 d’une réapparition du « et demeurent », ie d’une réapparition effective.
Contrôler la constitutionnalité des lois cela autorise-t-il à trancher, comme des élus, en matière de « droits » de l’homme et du citoyen, en une matière qui ne fait pas partie de la Constitution ?..
J’en doute; mais je ne prétends pas y répondre ici…vaste querelle
-Voir d’une part, les débats à ce sujet avant le 26 août 1789.
-En outre, comme le note ;, par exemple, Denis Baranger, le droit n’est pas immédiat, il n’est jamais déjà-là, il n’est pas dans le Code il lui faut la médiation des corps organisés ; or une Constitution fait partie du droit ; Au contraire, les « droits » de l’homme de 1789 sont -ou se veulent- eux, immédiatement présents ; hors droit un peu comme les « clauses d’éternité » de la Constitution allemande ou la « forme républicaine du gouvernement » en France…
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L’inscription de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dans la Constitution de la Vème République ne procède évidemment pas d’une « décision » ni d’une « jurisprudence » du Conseil constitutionnel pour la simple raison que ce Conseil n’existait pas avant la Vème République. Le Conseil constitutionnel a été créé par la Constitution du 4 octobre 1958 (articles 56 à 63), celle-là même qui a inscrit la Déclaration du 26 août dans son préambule, et il n’a été installé que le 5 mars 1959. Ce sont les Constituants de 1958 qui ont donné valeur constitutionnelle à la Déclaration du 26 août, exactement comme c’est la Constituante qui avait décidé le 4 août 1789 que la Constitution serait précédée d’une Déclaration des droits.
Les droits naturels restent purement naturels, si c’est ce que vous entendez par « hors droit », tant qu’ils ne sont pas inscrits dans un code ou, à tout le moins, dans un droit coutumier qui en tient lieu. Mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est le passage et l’inscription du droit naturel dans le droit positif. Quant à la « clause d’éternité » de la Constitution allemande, elle figure en toutes lettres à l’article 79 alinéa 3 de cette Constitution et appartient par conséquent au droit positif.
Le principe d’égalité de la Déclaration du 26 août appartient lui aussi au droit positif et il est pleinement opératoire. En effet, depuis 1973, c’est presque une décision sur deux que le Conseil constitutionnel rend en application du contrôle a priori qu’il exerce conformément à l’article 61 de la Constitution, qui est prise en application du principe d’égalité. Quantité de lois qui lui étaient déférées ont été censurées par lui parce que rompant avec ce principe. Par exemple :
Décision du 18 novembre 1982 sur les quotas par sexe
Décision du 19 juin 2001 sur les élections au Conseil Supérieur de la Magistrature
Décision du 16 mars 2006 sur la parité dans le secteur privé
Décision du du 30 août 1984 sur le statut des territoires de la Polynésie française et de la Nouvelle Calédonie
Décision du 8 août 1985 sur l’évolution de la Nouvelle Calédonie
Décision du 9 mai 1991 sur le statut de la Corse
Décision du 15 janvier 1999 sur certaines dispositions de la Charte européenne sur les langues régionales ou minoritaires
Annulation de l’article 63 de la loi sur l’immigration, l’intégration et l’asile du 15 novembre 2007.
Cette liste est évidemment loin d’être exhaustive.
Ping : iPhilo » La loi esclave des droits ou le libéralisme contre le politique
J’arrive sur cette discussion passionnante depuis votre compte rendu publié sur Iphilo.
Je n’ai pas de formation philosophique universitaire ; ni ne suis historienne, mais ai lu votre compte rendu du livre de Pierre Manent avec beaucoup d’intérêt.
Quelques points que le compte rendu, et la discussion ont suscité chez moi :
Il me semble qu’il y a deux mondes qui se séparent quand on prétend que l’Homme est un animal PARMI d’autres DANS la nature (cosmogonie darwinienne), et quand on pose qu’il existe sur une échelle qui le sort du règne animal pour le positionner au dessus, donc séparé, (et en dessous, bien évidemment…) mais avec une place hiérarchiquement ordonnée dans la création. Mais, comme toujours quand il y a une fracture entre deux mondes, il n’y a pas substitution d’un monde pour l’autre ; les deux continuent à coexister tant bien que mal.
S’il y a une grande faiblesse dans la corruption moderne de la théorie darwinienne (qui prend de plus en plus valeur de… Logos ? en ce moment pour nous…), elle provient de l’impossibilité de penser qu’un animal (donc, l’Homme aussi) pourrait être amené à se comporter contre son intérêt, qui est défini de manière absolue et réductrice, par sa survie.
Il s’agit donc, de diviniser la raison raisonnable comme principe organisateur de l’évolution.
Pourtant, la pensée freudienne (et notre propre observation ?) nous porte à constater qu’un animal en tant qu’individu ET espèce peut se comporter contre son « intérêt », et peut organiser son propre sacrifice. (Je lis comme une Bible les observations fines de Konrad Lorenz sur le monde animal. Lorenz est un grand humaniste, et j’y tiens.)
La discussion ci dessus indique que les idées, comme les espèces, comme les individus, sont… soumis… à l’influence du passage du temps, le grand corrupteur (donc, ce qui est dans l’intérêt de l’individu, ou de l’espèce à un moment donné peut très bien se révéler néfaste, et nuisible plus loin.).
Il me semble que la vieille ? idée que l’Homme serait le seul animal doté de Raison pourrait être interrogée… d’autant plus que cela nous permettrait de ne plus faire un idole de la raison. Ce qui ferait la singularité de l’Homme parmi les espèces, et dans la nature serait ce qu’il l’a amené à se mettre debout pour libérer ses dix doigts pour fabriquer (et non pas créer…) et regarder le Ciel. En professant ? que ce qui l’a amené à se mettre debout pour libérer ses mains, et former sa capacité à penser pour fabriquer de ses dix doigts reste, et restera perdu dans la nuit des temps, donc.. perdu pour notre regard.
Ce qui apparaît dans la discussion plus haut, et m’apparaît comme un héritage incontournable de l’Antiquité, est le fait de penser l’Homme comme citoyen d’une entité politique ville. (Athènes/Rome) Dans un tel contexte, il y a une tension permanente et structurante entre l’Homme de la ville, et l’Homme… pas en ville, et pas DE la ville. Cette tension est toujours avec nous… et le mot « nature » résonne avec cette tension, d’autant plus que l’Homme a été porté ? est porté ? à se sentir en sécurité CONTRE un extérieur (de la ville…) plus ou moins hostile.
Enfin, je crois que le projet universel de l’idéologie ? des droits de l’Homme (successeur ambitieux du projet Paulinien sans Dieu personnifié) porte atteinte à la… nécessité naturelle (je ne suis pas portée sur l’expression « instinct », ne sachant pas bien ce qu’on peut en faire) pour l’Homme de constituer des communautés pour vivre ensemble qui incluent des membres au prix d’exclure d’autres hommes. Que ceux qui sont exclus sont perçus… naturellement comme des étrangers (potentiellement) dangereux, et des ennemis qui menacent l’intégrité de la communauté. Je crois également que toute tentative d’éliminer le statut d’étranger, ou d’ennemi à l’extérieur amène la reconstitution de l’ennemi ailleurs… souvent à l’intérieur de la communauté. Il me semble que… pour pouvoir penser, il faut pouvoir identifier (et différencier) un extérieur/ennemi, et que sans cela… mettons, nous sommes très malheureux, et nos sociétés avec nous. Trop d’amour, et trop d’injonctions à aimer tuent l’amour…ou le réduit à la consistance de la guimauve, qui peut étouffer les plus vaillants d’entre nous sous une masse douceâtre…mais écrasante tout de même.
Mais maintenant, en vieillissant, je pense de plus en plus que plus nous nous obstinons à nous glorifier de notre maîtrise de nos… choix conscients et volontaires… dans l’existence, plus les dieux au dessus de nos têtes rigolent doucement…
Si vous lisez ceci, et qu’il vous semble mériter réponse, je vous en serais reconnaissante.
Cordialement.
L’homme est en effet un animal, un animal comme les autres en tant qu’animal, et un animal pas comme les autres dans la mesure où il a des caractéristiques qu’on ne trouve dans aucune autre espèce animale. Vous pouvez préférer le définir par la station debout qui a libéré la main plutôt que par la raison, mais cela ne change pas grand-chose parce que la main est raison en puissance, ou la raison main en acte, ou parce que la main et la raison sont identiques comme sont identiques le travail et la réflexion. Par ailleurs je ne vois pas en quoi le fait de reconnaître que l’homme est le seul animal doué de raison (ou le seul à posséder la parole et pas seulement la « voix », comme dit Aristote, ou le seul animal à être politique, et pas seulement social) conduit à idolâtrer la raison. Et cela d’autant plus que, comme je l’ai indiqué dans la discussion à laquelle vous vous référez, c’est précisément parce qu’il est doué de raison qu’il est capable d’excès dans le mal. Françoise Héritier faisait ainsi malicieusement remarquer que l’espèce humaine est la seule où les mâles tuent des femelles de la même espèce qu’eux …
En ce qui concerne les Droits de l’Homme, il me semble que vous avez bien compris l’enjeu du débat. À partir du moment où on en arrive à étendre indéfiniment les droits de l’homme au détriment des droits et des devoirs du citoyen, on rend de plus en plus difficile la cohésion de la communauté politique.
En effet on ne peut qu’être d’accord avec André Perrin sur le dernier point qu’il soulève dans sa réponse ci-dessus. D’ailleurs notre belle et bonne DDHC de 1789 traite des droits de l’homme ET du citoyen sans qualifier de l’un ou de l’autre tous ceux qu’elle énumère et définit car d’un point de vue républicain ils ne se distinguent pas mais se mèlent dans son esprit et objectif émancipateur (Voir sur ce même blog mon débat avec M Milner à ce sujet).
» Françoise Héritier faisait ainsi malicieusement remarquer que l’espèce humaine est la seule où les mâles tuent des femelles de la même espèce qu’eux … »
Curieuse affirmation dont je me demande bien sur quoi elle se base. Françoise Héritier connait-elle les mœurs de toutes les espèces vivantes ? J’en doute.
Ne voit-on aucun homme tué par une femme ? Et ce n’est pas toujours de la légitime défense… De plus de nos jour n’y a t-il pas des femmes militaires et armées ? Elles ne tueraient donc pas d’hommes ? Il a suffit qu’on leur mette un fusils entre les mains en invoquant l’égalité…
Ce n’est pas l’homme ou la femme mais l’espèce humaine dont les membres se massacrent entre eux.
Dire que l’espèce humaine est la seule espèce où les mâles tuent des femelles de la même espèce qu’eux n’est pas dire qu’elle est une espèce où les femelles ne tuent jamais les mâles de la même espèce qu’elles. Françoise Héritier ayant soutenu la première proposition, mais pas la seconde, votre tentative de réfutation prend la forme d’une « ignoratio elenchi ». Pour bien faire, vous auriez dû indiquer quelles sont les espèces animales où les mâles tuent les femelles.
Françoise Héritier n’ignorait certainement pas qu’il existe des femmes meurtrières, et pas davantage qu’il y a beaucoup plus d’hommes qui tuent des femmes que l’inverse. J’ai employé l’adverbe « malicieusement » pour souligner le clin d’œil féministe de son exemple.
Voici le texte de Françoise Héritier auquel je faisais référence :
« L’Homme est la seule espèce où les mâles tuent les femelles de leur espèce.
On objectera qu’il arrive que des animaux tuent des bébés au sein. C’est le cas de mâles qui ont éliminé un rival dominant ; mais il s’agit alors d’un comportement pour rendre les femelles réceptives, car l’allaitement empêche l’œstrus. Les animaux connaissent certes des hiérarchies et se livrent à des combats, mais pas entre mâles et femelles, et les mâles ne battent délibérément ni ne tuent les femelles de leur groupe. Ce qui signifie que le comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et féroce de l’Homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience, intelligence ou culture. C’est parce que l’Homme pense, érige des systèmes de pensée intelligibles et transmissibles, qu’il a construit le système validant la violence jusqu’au meurtre à l’égard des femelles de son espèce, qu’il le légitime et continue de le transmettre. L’Homme est donc, certes, doué de raison, mais c’est justement cette capacité qui le conduit à avoir un comportement déraisonnable. Les femelles ne sont pas tuées par leurs congénères dans les autres espèces, vraisemblablement en raison du gaspillage en termes d’évolution que ce comportement implique. Les mâles sont facilement remplaçables, ne serait-ce qu’en raison de la surabondance de leur production spermatique, alors que les femelles voient le rythme de leur vie génésique ponctué par les temps d’arrêt de la gestation et de l’allaitement ».