La République Française ne se définit pas par « une » culture, par opposition aux sociétés multiculturelles, mais par la citoyenneté, qui est la reconnaissance de principes. Une certaine droite refuse l’idée républicaine et réduit en fin de compte l’identité française au simple rang de folklore, oubliant l’exigence d’universalité qui caractérise nos institutions.
Bruno Lemaire a fait de brillantes études littéraires, sanctionnées par une réussite aux concours les plus difficiles. Il a écrit notamment Musique absolue, une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard, 2012) – Carlos Kleiber chef d’orchestre européen et citoyen du monde. Bruno Lemaire est cultivé. Or dans un débat1 où Jean-Luc Mélenchon répondait à la représentante du Front National que la laïcité de l’État ne juge pas des cultures et que la France est multiculturelle, Bruno Lemaire l’a interrompu, pour opposer au « modèle multiculturel » la croyance en « une culture française », « culture nationale ». Bref, il opposait au multiculturalisme un monoculturalisme. Or Jean-Luc Mélenchon ne défendait pas un multiculturalisme contraire à l’idée républicaine : il disait que les Français n’ont pas en commun « une » culture, mais des lois et des principes – liberté, égalité, fraternité. Il eut donc beau jeu de dénoncer le « catéchisme d’extrême droite » de son interlocuteur et de provoquer sa colère.
Bruno Lemaire a caractérisé alors la culture française par des grands hommes, de Gaulle, Bonaparte, des écrivains, Montaigne, Hugo, Camus, ce qui n’est pas sans vérité, mais il a répondu à Jean-Luc Mélenchon qui lui demandait si Kant appartient à la culture française : « c’est une culture qui appartient à la culture européenne, ce n’est pas la culture nationale », ou encore : c’est la « culture allemande » et non la « culture française ».
Ce qui m’a remis en mémoire une vieille affaire. Dans un lycée international, les directeurs des sections nationales réunis pour organiser leurs bibliothèques respectives déterminaient quels ouvrages ranger dans la bibliothèque générale. Le directeur de la section allemande demanda Dürer pour la bibliothèque allemande. Le représentant de la section anglaise dit calmement qu’il lui laissait l’art nazi et gardait Dürer dans la bibliothèque générale.
Je ne nie pas l’équivoque du terme « multiculturel » qu’on peut confondre avec « multiculturaliste », d’autant qu’aucune desdites cultures n’est « pure » : toutes sont mélangées, elles sont toutes mêlées les unes aux autres. Je soutiens que toute soumission de la loi républicaine aux exigences d’une culture est inadmissible. En fin de compte, c’est la notion de culture qui est confuse : Bruno Lemaire parlait « d’une » culture et non plus de « la » culture, comme si Montaigne, Hugo ou Camus relevaient « d’une » culture au sens ethnologique du terme. Était-ce ignorance ou démagogie ? Finira-t-il par soutenir qu’Achille appartient à la culture grecque et non à la culture française, et Gavroche seulement au folklore parisien ?
Ainsi ce débat permet au moins de savoir qu’il y a deux camps : d’un côté l’oubli ou même le refus de 1789, de l’autre une certaine façon de lui demeurer fidèle. Au moment où la plupart des partis et des politiques dits de gauche ont renoncé, comme la droite, à la culture – je dis bien « la » et non « une » -, Bruno Lemaire nous force à avouer que la distinction de la gauche et de la droite, même si elle ne correspond pas souvent à la place des députés au parlement, a un sens et permet bien d’opposer deux types de politiques.
Mais il y a peut-être des raisons d’espérer : le refus de la culture n’est pas universel. Je lis ici que le premier ministre italien a annoncé que l’Italie va dépenser à part égale deux milliards d’euros pour sa sécurité et pour sa vie culturelle, jugeant que la réponse au terrorisme n’est pas seulement sécuritaire : « La pensée de l’Italie, qui résonne fortement à travers l’Europe et le monde, est la suivante, dit-il : pour chaque euro supplémentaire investi dans la sécurité, il faut un euro de plus investi dans la culture ».
Lors de l’hommage national du 27 novembre dans la cour des Invalides, on a pu entendre outre la Marseillaise et une chanson française de Barbara, une chanson de Jacques Brel, une suite de Bach et un chœur de Verdi. Faut-il dire qu’il s’agit de culture belge, allemande et italienne, mais non française ?
PS. – J’ai attendu la fin du 1er tour des élections régionales pour publier ces réflexions afin d’éviter tout malentendu.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.
- Des paroles et des actes, France 2, le 17 novembre 2015. [↩]
» comme si MONTAIGNE, HUGO ou CAMUS relevaient d' »une culture » au sens ethnologique du terme . »
Non sans doute, et pourtant je me demande si ce n’est pas vrai qu’ à un certain point ? Ne disaient-on pas que les Français étaient cartésiens, voltairiens ? La culture au sens classique n’avait-elle pas fini par créer une culture commune et ce qui distinguait un Français d’un Américain, c’était, entre autre, l’apprentissage des fables de La Fontaine dès le primaire, la connaissance des oeuvres littéraires tout au long de la scolarité . A partir du moment où cette culture ( classique ) est contestée et évacuée, par quoi la remplacer ? Et surtout, cette culture ne faisait-elle pas un certain « esprit Français », ouvert en effet sur l’universel, mais très différent pourtant de ses voisins ? Dire qu’être Français, c’est adhérer à des valeurs universelles, je ne le conteste pas mais encore faut-il donner du sens à ces valeurs par une culture commune qui les fait vivre .
[Cette réponse s’adresse en réalité à Tochude, elle a été postée ici par erreur, on la retrouvera ci-dessous. Avec nos excuses pour cette interversion.]
Mon propos portait uniquement sur la confusion de l’intervention de Bruno Lemaire concernant la notion de culture, et ne prétendait pas faire le point sur tous les sens de cette notion. Je peux toutefois vous dire que lorsque je deviens capable d’apprécier des œuvres d’art japonaises, je les intègre à ma culture esthétique : je ne deviens pas japonais. J’y trouve une autre expression – particulière – de l’universel que dans l’art de la Renaissance. Il y a dans ce qu’on appelle alors la culture quelque chose d’absolument irréductible à ce que les sociologues appellent culture.
Lorsque Bruno Lemaire, à l’émission à laquelle j’ai fait allusion, dit que la langue est « la clé de la culture française », il a raison. Mais dans le contexte de l’émission, il met l’accent sur ce qu’il y a de particulier dans ce qu’il appelle culture : il se garde bien de défendre l’universalité d’une langue de culture. C’est sur ce point que porte ma critique.
Il faut distinguer l’enseignement des langues étrangères ou régionales et leur reconnaissance institutionnelle comme langues officielles (par exemple l’absurde demande de la co-officialité de la langue corse). J’ai depuis plus de quarante ans, instruit par six années d’enseignement en Tunisie, compris qu’il faudrait en France que la langue arabe soit systématiquement enseignée dans les collèges et les lycées par des professeurs agrégés ou certifiés, au lieu d’être abandonnée aux familles et aux imams : alors seulement elle deviendrait une langue de culture pour ceux qui aujourd’hui la parlent à peine, et ils pourraient, ainsi armés, juger les propagandes religieuses et politiques qui les submergent. Regardez combien de postes ont été mis aux concours d’agrégation et de Capes d’arabe depuis cinquante ans, vous comprendrez l’état du pays ! Et imaginez quel tollé suivrait la décision d’enseigner vraiment l’arabe dans les écoles ! La défense de la langue française passe pourtant par là. Mais la France ne se soucie plus depuis longtemps de l’enseignement du français. L’éducation nationale s’intéresse-t-elle à l’enseignement des langues étrangères parce que ce sont des langues de culture ou impose-t-elle l’anglais dès la maternelle parce qu’il faut déjà soumettre les plus petits à la loi du marché ?
Nous verrons si Renzi ne fait que de la propagande ou s’il inverse la politique de Berlusconi dont le succès était une honte pour l’Italie : l’opinion publique était alors peu soucieuse de sa « culture bi-millénaire » ! S’il est vrai qu’aujourd’hui les italiens sont redevenus fiers de leur passé d’artistes, il faut s’en réjouir.
Les réponses aux messages d’elisabeth et au mien ont apparemment été inversées.
Renzi fera-t-il mieux que Berlusconi ? On ne peut que l’espérer. Il me semble que, d’un point de vue qualitatif, les Italiens peuvent avoir persisté dans leur être même sous le Cavaliere. J’ai ainsi entendu dire, par une connaissance italienne, que le lycée classique (littéraire) restait plus en faveur qu’en France, et que les examens en latin et grec y restent plus exigeants. Mais, d’un point de vue quantitatif, la France dépense plus et les annonces de Renzi sur ce point ne portent donc pas d’espoir pour la France…je voulais faire remarquer ce point principalement car la tendance à voir l’herbe plus verte dans les pays voisins est assez répandue dans la culture politique française contemporaine, et à l’origine de beaucoup de funestes projets de réformes.
Gouverner, c’est prévoir, et c’est aussi choisir. Les élèves vont à l’école pendant 12 ans, 30 heures par semaine, 9 mois par an, et ne peuvent pas en sortir en étant omniscients. L’école doit introduire à la culture, et préparer ainsi à la vie professionnelle, et chacun peut ensuite approfondir selon ses goûts, aidé idéalement par les médias.
Vous souhaitez enseigner l’arabe, à des élèves qui souvent ne maitrisent pas le français, et dont un certain nombre a du mal à s’intégrer à la société française voire la rejette. Cela me semble être une mauvaise idée, l’école devrait concentrer ses moyens limités sur l’enseignement du français.
De même, vous critiquez Bruno Lemaire parce qu’il veut que les Français aient en commun une connaissance de la culture française. Dans un autre billet, vous expliquiez que vos élèves littéraires, en classe préparatoire, ne connaissaient pas la succession des régimes politiques en France au XIXe. Cela ne me surprend pas, car je ne me souviens pas d’avoir étudié cette période lors de mes études (scientifiques). Mais cela me semble tout de même ennuyeux pour des littéraires, dont un certain nombre ira ensuite travailler dans les médias, notamment parce que la littérature française à cette période est liée à l’histoire politique.
Donc vous voyez bien qu’à trop vouloir charger la barque, elle finit par couler. Qui trop embrasse mal étreint. C’est donc M. Lemaire qui a raison, et M. Mélenchon qui a tort (D’ailleurs, dans la vidéo, on comprend qu’il plaint M. Lemaire de croire que nous ne sommes pas unis uniquement autour de lois et de principes, mais aussi autour de la langue française).
Je trouve par ailleurs curieux cette volonté d’encourager les élèves originaires de pays musulmans à apprendre la langue de leur pays d’origine. Dans le collège où j’étais élève, il y avait un certain nombre d’enfants d’immigrés italiens (du fait d’une usine sidérurgique, disparue depuis hélas). Il y avait aussi la possibilité d’apprendre l’italien. Mais les deux ensembles ne se recoupaient pas : beaucoup de ceux qui apprenaient l’italien n’avaient pas de lien familial avec ce pays, et beaucoup de ceux qui étudiaient l’anglais ou l’allemand étaient fils d’immigrés italiens. C’était notamment le cas de mes deux voisins de table, qui s’appelaient d’ailleurs Jérôme et Ludovic plutôt que Girolamo ou Ludovico.
D’un point de vue religieux, les textes et liturgies catholiques ne sont plus en latin depuis plus de 50 ans. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour l’islam ?
Enfin, la maitrise d’une langue de culture protège-t-elle contre le fanatisme ? Les dirigeants nazis des Einsatzgruppen étaient souvent docteurs, ou double docteurs, et Goebbels était philologue.
Les Français veulent légitimement que les enfants issus de l’immigration maghrébine, puisqu’ils sont là, fassent l’effort de s’intégrer au pays et à sa culture, au lieu de sembler parfois vouloir en faire sécession. C’est donc à raison qu’ils prennent les projets de mise à égalité de l’arabe et du français pour de la démagogie, clientéliste et irresponsable.
Et, puisque votre note initiale parlait de l’oubli ou même du refus de 1789, l’héritage consensuel de 1789 est la souveraineté populaire, ce qui demande que les changements politiques importants soient soumis à la validation du peuple. Chacun sait que cela n’a pas été le cas dans ce domaine, ou dans d’autres (referendum de 2005).
Comme je le prévoyais dans ma réponse, la raison pour laquelle je parle d’enseigner l’arabe n’est jamais comprise. Comment pouvez-vous imaginer que ce que je propose a un quelconque rapport avec les « projets de mise à égalité de l’arabe et du français » que vous invoquez ? Nous ne sommes tout de même pas l’un ou l’autre en campagne électorale… Je ne défends Mélenchon que sur un point, et non sur ce qu’il dit du français, quoiqu’il ait raison de ne pas en faire le dialecte d’une culture. Car Bruno Lemaire, je le répète, n’a pas défendu le français comme langue de culture mais comme langue d’une culture et c’est le seul point que j’ai pris en compte. Professeur de philosophie, je ne faisais pas lire Platon comme n’appartenant pas à la culture française.
Se plaint-on que l’enseignement des langues vivantes « charge la barque », comme vous dites ? Pourquoi dès lors serait-ce le cas de l’enseignement de l’arabe qu’on ne peut pas vraiment prendre aujourd’hui comme première langue étrangère aussi facilement qu’on choisit l’anglais ? L’enjeu est double. D’abord assurer la maîtrise du français, et certes sans réduire le temps des études du français : la confrontation des deux langues permettrait de les approfondir l’une et l’autre, par exemple en faisant un thème où l’on traduirait Voltaire en arabe (mais le thème est-il encore un exercice en vigueur dans nos écoles et qui lit Voltaire en arabe ?). Ensuite donner les moyens de juger la propagande faite sur toutes les chaînes arabophones et sur internet. Les émigrés italiens d’autrefois ne regardaient pas la télévision italienne et l’on n’avait pas besoin de leur apprendre l’italien pour qu’ils puissent se libérer du pape.
Il a fallu apprendre le latin et le grec pour se délivrer de la tutelle de l’Eglise : cela a mis du temps depuis la Réforme et les autorités catholiques n’ont pas spontanément admis qu’on puisse lire, traduire et interpréter librement les textes qu’elles considèrent comme sacrés – même si une tradition d’interprétation distingue le christianisme de l’islam ou du moins est beaucoup plus importante dans l’histoire du christianisme. Comment voulez-vous que les français de confession musulmane puissent faire aujourd’hui ce travail de lecture et d’interprétation s’ils n’ont pas appris l’arabe à l’école et qu’on en abandonne l’enseignement aux obscurantistes les plus fanatiques ? Et nos alliés, nos bailleurs de fonds arabes luttent-ils contre l’illettrisme chez eux ? On pourrait au demeurant enseigner un peu plus l’allemand et l’italien, par exemple, ce qui inciterait l’Italie et l’Allemagne à enseigner le français et pas seulement l’anglais. Robert Badinter – j’espère ne pas déformer son propos que j’ai lu il y a longtemps – dans une interview à la Frankfurter Allgemeine Zeitung soutenait avec raison que le malaise de la France vient moins de la présence de musulmans ou descendants de musulmans que de l’américanisation de l’Europe, acceptée au contraire par les allemands. J’ajoute dans le même ordre d’idées que si l’on voit fleurir des prénoms arabes, ce qui n’était pas le cas des italiens d’autrefois en effet, on ne se plaint pas que beaucoup de français prennent aussi des prénoms de séries américaines : Brandon me choque plus que Mohamed et fait mauvais genre sur un CV. Dernière remarque. Les élèves dont nous parlons ont des parents français depuis deux ou trois générations. Je veux bien qu’il y ait un mouvement de refus d’intégration, mais il y a déjà longtemps qu’il n’y a plus d’école : les réformes faites depuis un demi-siècle, tous gouvernements confondus, l’ont détruite et je vois là une cause de l’échec de l’intégration plus fondamentale que son refus : seule l’instruction permet de lutter contre l’obscurantisme. Peut-être faudra-t-il plusieurs générations pour s’en remettre.
Je termine donc par une réponse à votre dernière question : « la maitrise d’une langue de culture protège-t-elle contre le fanatisme ? Les dirigeants nazis des Einsatzgruppen étaient souvent docteurs, ou double docteurs, et Goebbels était philologue ». Je vous renvoie sur ce point au livre d’Edith Fuchs (1) qui montre comment en Allemagne, depuis le XIX° siècle, la philosophie et la grande culture ont été délibérément trahies. L’allemand de Hitler serait-il celui de Goethe ? En France, Brasillach lui aussi a trahi, comme d’autres, faisant prévaloir une culture nationale sur ce que j’appelle encore une fois la culture, qui seule permet de voir l’universel dans le particulier et ainsi de reconnaître l’homme partout où il est (même chez les Arabes !). « Il n’y a de guerres que de religion ; il n’y a de pensées que de religion ; tout homme pense catholiquement, ce qui veut dire universellement ; et persécute s’il ne peut convertir. À quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable ; mais la culture est rare. » Alain nous demande de pratiquer une vénération de la diversité que les lecteurs de Mezetulle sauront, je l’espère, ne pas confondre avec le communautarisme.
(1) http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-121085502.html
[Cette réponse faite initialement par erreur à Tochude le 11 décembre s’adressait en fait à Elisabeth, je la rétablis à sa place le 14 déc., avec mes excuses pour cette interversion]
J’ai écrit : « Bruno Lemaire a caractérisé… la culture française par des grands hommes, de Gaulle, Bonaparte, des écrivains, Montaigne, Hugo, Camus, ce qui n’est pas sans vérité ». Il est faux en effet qu’il s’agisse d’une culture au sens ethnologique, vous me l’accordez. Il est vrai que c’est une part de la culture au sens classique du terme : la culture de l’homme cultivé. Vous avez raison, il y a une part française de la culture. Elle est française par la langue (elle donne une place éminente à des écrivains qui ne sont pas français comme Rousseau) et par l’histoire, mais non pas française comme les frites ou la débrouille. Il est remarquable que la langue française, par exemple avec Montaigne, exprime ce qui a été formulé d’abord en latin et en grec par les anciens. Ce qu’il y a là de français est une manière particulière de penser universellement, et c’est la raison pour laquelle cet esprit suppose un enseignement.
A l’école, le français doit être enseigné comme une langue étrangère. Pour accéder à l’universel, il faut avoir été rendu étranger à sa propre langue : par là seulement elle peut cesser de n’être qu’un élément d’une culture, celle dans laquelle on baigne, et devenir une langue de culture, et voilà pourquoi il faut lire les poètes et le plus grand peut-être, en effet, La Fontaine. C’est aussi la raison pour laquelle l’enseignement des langues mortes est essentiel : elles ne sont plus les langues de telle ou telle culture particulière. Au contraire enseigner le français comme une langue de communication le détruit inévitablement.
Vous dites que l’universel ne peut vivre que par une culture commune – et je vous l’accorde, si du moins vous voulez dire : s’il est cultivé, ce qui suppose des institutions et particulièrement une école. La fin de l’école est sans doute la raison principale pour laquelle cette idée de la culture est devenue obsolète, de sorte qu’il ne reste plus qu’à caractériser la France par « une » culture : par des traits culturels au sens ethnologique, des comportements et des modes de pensée qu’on attribue à un grand nombre de français, comme il y a des traits particuliers de chaque peuple : ce que la propagande appelle aujourd’hui des « modes de vie ». Or nul n’est obligé de s’y reconnaître.
Permettez-moi d’ajouter que je n’ai pas dit qu’être français était adhérer à des valeurs (même universelles) : j’ai soutenu sur ce blog que la laïcité n’est pas une valeur mais un principe, et qu’elle permet à chacun de choisir les valeurs qui lui plaisent. Je suis moi-même en désaccord avec presque tout ce que mes contemporains tiennent pour des valeurs… Quant aux « français cartésiens » ou « voltairiens », c’est une façon de parler à laquelle on pourrait ironiquement objecter que Descartes a dû, pour écrire tranquillement son œuvre, se réfugier en Hollande, et Voltaire s’installer à la frontière de la Suisse. En quel sens le vrai esprit cartésien, le vrai esprit voltairien sont-ils « français » ? Animent-ils beaucoup de français ?
Voici pour finir une réflexion par laquelle je veux seulement expliciter mon propos et qui ne s’adresse pas à vous : la confusion entre les deux sens du mot culture, que je dénonce dans mon article, me paraît extrêmement dangereuse. Des hommes naguère défenseurs de la culture et de l’école en sont venus à ériger en norme des caractères « culturels » au sens ethnologique, c’est-à-dire « une » culture, et leur victoire idéologique amènerait une régression comparable à celle de l’Etat qui se disait « français » en 1940 : il y a plusieurs manières de se dire français !
Bonjour M. Muglioni,
Merci pour cet article qui donne à réfléchir aux ambiguïté du terme de culture. Votre rappel de la notion d’ « exigences universelles » est salutaire aussi en ce moment. Je pense que l’article récent de Mme Tiercelin et M. Engel dans Le Monde allaient dans ce sens (article protégé ici : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/21/non-les-valeurs-de-la-democratie-ne-sont-pas-vides_4814961_3232.html?xtmc=tiercelin&xtcr=2).
Si les « valeurs » ou les « principes » de la République sont « universels », c’est dans le sens où il doivent ou devraient être applicables à tous, partagés par tous, peu importe que certains Etats ou individus ne s’en soucient guère : l’être ne définit point le devoir être, qui « est » en un autre sens, « absolu » et « non négociable ».
Donc pris en ce sens, je suis d’accord avec une phrase qui dirait : » les valeurs sont universelles ».
Mais je voudrais pourtant vous faire part d’un autre problème qui me rend perplexe : cette phrase peut être prise en un autre sens. Car il faut bien parfois hiérarchiser les valeurs entre elles : comment choisir entre deux d’entre elles lorsque, dans certaines situations, nous sommes contraints de le faire, si « universelles » veut dire que toutes les valeurs possibles dans toutes les circonstances et pour toute personne doivent prévaloir sur toute autre considération ? Quand deux valeurs également « universelles » exigent votre respect tout en vous indiquant des voies contraires, comment faites vous ? En ce sens là, il est faut de dire que les valeurs prévalent universellement : toutes les valeurs ne sont pas de premier ordre, celles qui le sont ne le sont peut être pas parfaitement dans tous les cas et peuvent parfois passer au second rang (même si ces cas sont une exception prévue par la règle morale : car ne serait-il pas sage d’avoir une morale qui pense à l’avance aux conflits de valeurs ?). L’immense majorité des cas (dans lesquelles la valeur de premier ordre doit prévaloir sur toute autre de second ordre), ce n’est pas en toute rigueur tous les cas.
Par exemple, il faut parfois choisir entre liberté et sécurité. Entre amitié et justice. Ou entre liberté d’expression et vie sauve, comme l’ont fait Galilée et Giordano Bruno de façon différente l’un de l’autre. Et quand on fait l’un de ces choix, on est bien obligé d’admettre qu’une des deux valeurs cède devant l’autre, et ne doit pas être respectée au même degré.
Bref, cette idée que les « valeurs sont universelles » me paraît vraie en un sens, et discutable en un autre, qui n’a rien à voir avec le relativisme. Mon problème ne porte pas sur le nombre ou la quantité de personnes qui les partageraient (ce qui n’a rien à faire dans l’histoire), mais sur le question de savoir si « être universel » est une expression qui n’est pas ambiguë ?
J’espère n’avoir pas été trop confus…
Merci d’avance de votre réponse, cordialement.
Je réponds à votre question, quoiqu’elle ne se rapporte pas à mon propos sur la culture.
Le papier du Monde que vous me signalez dit très justement que les religions ne sont pas les seules expressions de l’exigence de sens. J’accorderais aussi volontiers qu’il y a des valeurs universelles et absolues dont les Lumières nous ont donné la plus haute formulation, et j’approuverais ce qu’en disent les auteurs de cet article si je comprenais l’obscure notion de valeur.
Valéry disait, je crois, que « la valeur, c’est ce qui n’a pas de prix » : ce qui échappe au marché. Or notre société n’accorde de valeur qu’à ce qui a un prix marchand. Au contraire le principe de toute évaluation, qui permet de juger la société marchande elle-même, n’a pas à proprement parler de valeur, et c’est la liberté. Mais peut-être ai-je trop lu et relu les Fondements de la métaphysique des mœurs… Qu’on parle de valeur et non pas de principe me paraît fort grave : car en fin de compte on appelle valeur non pas comme Valéry, ce qui est inestimable, au sens le plus fort de ce terme, mais ce à quoi on tient. Les valeurs qu’on invoque dans les débats politiques n’existent comme telles que par la croyance de ceux qui y tiennent, et leur nombre ne diminue en rien le caractère subjectif de leur croyance. Un principe au contraire n’est pas relatif à celui qui le reconnaît. C’est en ce sens que le principe de la liberté de conscience n’est pas la valeur de tel peuple ou de telle civilisation, pas plus que la vérité de l’arithmétique n’est relative à l’Occident ou à l’Orient. C’est la raison pour laquelle nous sommes en droit de combattre ceux qui ne respectent pas ce principe, comme il a fallu longtemps les combattre en France pour l’inscrire enfin dans notre constitution.
Le problème que vous posez est traditionnellement appelé celui des cas de conscience ou du conflit des valeurs. Entre amitié et justice, il me paraît suffisamment traité dans le Criton de Platon : une véritable amitié peut-elle se vivre dans l’injustice ? Galilée a permis la divulgation de la vérité et donc n’a pas trahi. Je ne suis pas sûr que Giordano Bruno ait eu le choix. Sur la question politique du rapport entre liberté et sécurité, s’agit-il d’une opposition entre valeurs ? On entend souvent dire que dans les régimes totalitaires la sécurité est assurée, contrairement à ce qui se passe chez nous. C’est une mauvaise plaisanterie… Qui vivait en sécurité dans le Russie de Staline ? Pas même Staline. C’était la guerre de tous contre tous, le règne de la terreur. Croire que l’état de droit est un obstacle à la sécurité est un préjugé assez commun. Autre exemple. On oppose souvent liberté et égalité, mais l’égalité est la conséquence de la liberté : les hommes sont égaux en droits parce qu’ils sont libres et que la loi doit donc être la même pour tous ou bien n’est pas une loi. La misère sociale est une injustice, c’est une atteinte à la liberté. J’esquisse ainsi une réflexion qu’il faudrait développer, et qui montrerait que les conflits de valeurs ne sont généralement qu’apparents.
Mais il est vrai qu’aucun principe universel ne dispense de jugement : à chacun de nous, dans chaque cas, de juger, et juger n’est pas appliquer mécaniquement un principe, comme on appliquerait la lettre d’une loi sans en chercher l’esprit. Je ne vous apporte donc aucune solution ! C’est que nous avons tous, quelles que soient les circonstances, à prendre la responsabilité de nos décisions et non à invoquer des « valeurs universelles ».
Et peut-être l’invocation des valeurs par les politiques est-elle surtout le signe qu’ils s’en moquent…
Bonjour M. Muglioni,
Merci pour votre réponse nette et suggestive (et pardon pour mes fautes d’orthographe…). Parcourant sur votre conseil les Fondements de la métaphysique des moeurs, je crois y avoir retrouvé effectivement la source d’une distinction possible entre les jugements de « valeur » (c’est-à-dire en fin de compte sur des fins, donc relatifs) et ce qu’on pourrait nommer les jugements de « principe » (c’est-à-dire sur des lois, donc universalisables).
Seule les seconds, en effet, ont pour Kant véritablement en vue une « législation universelle possible », pour laquelle la « raison » nous « arrache » ce qu’il nomme « un respect immédiat », autrement dit « l’estimation d’une valeur (« eine Schätzung des Werthes ») de beaucoup supérieure à la valeur (Werth) de tout ce qui est mis à un haut prix par l’inclination » ; tandis que les jugements de valeur poussent nécessairement la « raison commune » dans les diverses formes d’une « dialectique » – cette dialectique que je proposai dans ma question d’appeler « conflits de valeurs ».
Mais sortir de la dialectique morale pour établir la législation morale est parfois difficile, même si (je suis d’accord fondamentalement et par principe avec vous sur ce point), il doit toujours être possible de montrer que le conflit de la raison avec elle-même n’est qu’apparent. Par exemple, je ne vous cache pas que la controverse de Kant et Constant sur la légitimité d’une exception au devoir universel de véracité (au nom de l’amitié ou de la protection d’un innocent face à des assassins qui exigeraient de connaître son domicile) me pose de sérieuses interrogations. Toute législation comporte des lois générales mais prévoit aussi elle-même des exceptions légitimes à la loi générale. Et je ne suis pas sûr que Kant ait clairement reconnu ce point, mais peut-être que je me trompe.
Quoi qu’il en soit, encore merci pour votre réponse. Bien cordialement.
Sur la question du droit de mentir, je vous renvoie à l’article de Raphaël Ehrsam, Les intentions morales au croisement de l’universel et du singulier : relire Kant, dans la revue Philosophie, N° 121 printemps 2014. On pourrait arriver au même point sans passer par les mêmes voies très « anglo-saxonnes », qui me sont totalement étrangères, mais le contenu me paraît totalement vrai. Et n’oublions pas que le propos de Kant porte sur une question de droit et non de morale… Imaginez une loi autorisant le mensonge par humanité…
Merci pour cette référence !
Bien cordialement.
Le terme de culture est effectivement ambigu, il peut notamment renvoyer à la culture artistique ou aux représentations communes (ou dominantes) d’une société, qui lui permettent de compléter et de concrétiser les définitions abstraites et les principes.
Pour s’en tenir à la culture au sens artistique, on peut quand même remarquer qu’il y a des espaces culturels assez différents : si les oeuvres d’art chinoises, indiennes, persanes…peuvent aussi nous toucher, elles nous sont cependant plus difficilement accessibles que les oeuvres d’art de l’espace européen, par manque de connaissance du contexte culturel, ou, dans le cadre de l’écrit, de la langue. Ne peut-on dès lors parler aussi bien des cultures plutôt que de la culture ?
D’ailleurs, c’est bien sur la langue française que M. Lemaire mettait l’accent :
https://www.youtube.com/watch?v=Q–ZQZ9C0tA
et celle-ci a effectivement été au centre de débat au cours des dernières années. Le Sénat a par exemple refusé de ratifier la charte européenne des langues régionales, et la proposition d’un conseiller d’Etat (M. Tuot) de mettre l’arabe sur le même plan que le français a conduit à une polémique et été écarté :
http://www.lefigaro.fr/politique/2013/12/13/01002-20131213ARTFIG00570-rapport-sur-l-integration-ayrault-destabilise.php
« Parmi les propositions chocs de ce rapport : le retour du voile à l’école ou encore «la reconnaissance de toutes les langues de manière identique», qu’il s’agisse du français, de l’arabe ou des langues africaines. »
Sur ces exemples, on voit donc que la loi (fort heureusement à mon sens) se plie à une culture, la culture française, pour lui donner priorité via sa langue.
Par ailleurs, monsieur Renzi a fait ce qu’on appelle de la communication autour de ses dépenses de culture, car dans les faits :
http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/File:Total_general_government_expenditure_by_function,_2013_%28%25_of_GDP_%25_of_total_expenditure%29.png
l’Italie consacrait en 2013 0,7% de son PIB à ses dépenses culturelles, et la France 1,5%. Sur les dépenses de sécurité intérieure, c’est l’inverse : l’Italie dépense plus que la France. Il faut donc se méfier des vieux renards politiciens, même quand ce sont de jeunes loups.
(ces dépenses sont détaillées ici : http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/File:Total_general_government_expenditure_on_recreation,_culture_and_religion,_2013_%28%25_of_GDP%29.png )
Le correspondant du Monde en Italie rend d’ailleurs compte ainsi de cette initiative :
http://italie.blog.lemonde.fr/2015/11/24/matteo-renzi-presente-la-reponse-italienne-au-terrorisme/
« Sans préjuger de son succès, on peut déjà dire que l’initiative est habile, du moins vis-à-vis de l’opinion publique. En faisant appel à l’identité des Italiens forgée par une culture bi-millénaire, il flatte leur orgueil, conforte leur pacifisme et suscite leur patriotisme. »
J’ai écrit : « Bruno Lemaire a caractérisé… la culture française par des grands hommes, de Gaulle, Bonaparte, des écrivains, Montaigne, Hugo, Camus, ce qui n’est pas sans vérité ». Il est faux en effet qu’il s’agisse d’une culture au sens ethnologique, vous me l’accordez. Il est vrai que c’est une part de la culture au sens classique du terme : la culture de l’homme cultivé. Vous avez raison, il y a une part française de la culture. Elle est française par la langue (elle donne une place éminente à des écrivains qui ne sont pas français comme Rousseau) et par l’histoire, mais non pas française comme les frites ou la débrouille. Il est remarquable que la langue française, par exemple avec Montaigne, exprime ce qui a été formulé d’abord en latin et en grec par les anciens. Ce qu’il y a là de français est une manière particulière de penser universellement, et c’est la raison pour laquelle cet esprit suppose un enseignement.
A l’école, le français doit être enseigné comme une langue étrangère. Pour accéder à l’universel, il faut avoir été rendu étranger à sa propre langue : par là seulement elle peut cesser de n’être qu’un élément d’une culture, celle dans laquelle on baigne, et devenir une langue de culture, et voilà pourquoi il faut lire les poètes et le plus grand peut-être, en effet, La Fontaine. C’est aussi la raison pour laquelle l’enseignement des langues mortes est essentiel : elles ne sont plus les langues de telle ou telle culture particulière. Au contraire enseigner le français comme une langue de communication le détruit inévitablement.
Vous dites que l’universel ne peut vivre que par une culture commune – et je vous l’accorde, si du moins vous voulez dire : s’il est cultivé, ce qui suppose des institutions et particulièrement une école. La fin de l’école est sans doute la raison principale pour laquelle cette idée de la culture est devenue obsolète, de sorte qu’il ne reste plus qu’à caractériser la France par « une » culture : par des traits culturels au sens ethnologique, des comportements et des modes de pensée qu’on attribue à un grand nombre de français, comme il y a des traits particuliers de chaque peuple : ce que la propagande appelle aujourd’hui des « modes de vie ». Or nul n’est obligé de s’y reconnaître.
Permettez-moi d’ajouter que je n’ai pas dit qu’être français était adhérer à des valeurs (même universelles) : j’ai soutenu sur ce blog que la laïcité n’est pas une valeur mais un principe, et qu’elle permet à chacun de choisir les valeurs qui lui plaisent. Je suis moi-même en désaccord avec presque tout ce que mes contemporains tiennent pour des valeurs… Quant aux « français cartésiens » ou « voltairiens », c’est une façon de parler à laquelle on pourrait ironiquement objecter que Descartes a dû, pour écrire tranquillement son œuvre, se réfugier en Hollande, et Voltaire s’installer à la frontière de la Suisse. En quel sens le vrai esprit cartésien, le vrai esprit voltairien sont-ils « français » ? Animent-ils beaucoup de français ?
Voici pour finir une réflexion par laquelle je veux seulement expliciter mon propos et qui ne s’adresse pas à vous : la confusion entre les deux sens du mot culture, que je dénonce dans mon article, me paraît extrêmement dangereuse. Des hommes naguère défenseurs de la culture et de l’école en sont venus à ériger en norme des caractères « culturels » au sens ethnologique, c’est-à-dire « une » culture, et leur victoire idéologique amènerait une régression comparable à celle de l’Etat qui se disait « français » en 1940 : il y a plusieurs manières de se dire français !
[Cette réponse initialement faite par erreur à Elisabeth le 11 décembre s’adresse en fait à Tochude. Je la rétablis ici le 14 décembre, avec mes excuses pour cette interversion.]
Mon propos portait uniquement sur la confusion de l’intervention de Bruno Lemaire concernant la notion de culture, et ne prétendait pas faire le point sur tous les sens de cette notion. Je peux toutefois vous dire que lorsque je deviens capable d’apprécier des œuvres d’art japonaises, je les intègre à ma culture esthétique : je ne deviens pas japonais. J’y trouve une autre expression – particulière – de l’universel que dans l’art de la Renaissance. Il y a dans ce qu’on appelle alors la culture quelque chose d’absolument irréductible à ce que les sociologues appellent culture.
Lorsque Bruno Lemaire, à l’émission à laquelle j’ai fait allusion, dit que la langue est « la clé de la culture française », il a raison. Mais dans le contexte de l’émission, il met l’accent sur ce qu’il y a de particulier dans ce qu’il appelle culture : il se garde bien de défendre l’universalité d’une langue de culture. C’est sur ce point que porte ma critique.
Il faut distinguer l’enseignement des langues étrangères ou régionales et leur reconnaissance institutionnelle comme langues officielles (par exemple l’absurde demande de la co-officialité de la langue corse). J’ai depuis plus de quarante ans, instruit par six années d’enseignement en Tunisie, compris qu’il faudrait en France que la langue arabe soit systématiquement enseignée dans les collèges et les lycées par des professeurs agrégés ou certifiés, au lieu d’être abandonnée aux familles et aux imams : alors seulement elle deviendrait une langue de culture pour ceux qui aujourd’hui la parlent à peine, et ils pourraient, ainsi armés, juger les propagandes religieuses et politiques qui les submergent. Regardez combien de postes ont été mis aux concours d’agrégation et de Capes d’arabe depuis cinquante ans, vous comprendrez l’état du pays ! Et imaginez quel tollé suivrait la décision d’enseigner vraiment l’arabe dans les écoles ! La défense de la langue française passe pourtant par là. Mais la France ne se soucie plus depuis longtemps de l’enseignement du français. L’éducation nationale s’intéresse-t-elle à l’enseignement des langues étrangères parce que ce sont des langues de culture ou impose-t-elle l’anglais dès la maternelle parce qu’il faut déjà soumettre les plus petits à la loi du marché ?
Nous verrons si Renzi ne fait que de la propagande ou s’il inverse la politique de Berlusconi dont le succès était une honte pour l’Italie : l’opinion publique était alors peu soucieuse de sa « culture bi-millénaire » ! S’il est vrai qu’aujourd’hui les italiens sont redevenus fiers de leur passé d’artistes, il faut s’en réjouir.
Bonsoir M. Muglioni,
merci de votre réponse . Votre proposition d’étendre l’enseignement de l’Arabe me semble indispensable car cela permettrait à la culture arabo-musulmane d’accéder au statut de langue universitaire, d’être, en quelque sorte, « sublimée », par l’apprentissage d’oeuvres arabes pas forcément musulmanes ! Cela serait certainement un petit pas pour lutter contre l’inculture, celle des candidats au djhad, comme celle des Français, en général. Mais justement, je continue à penser que c’est l’Ecole qui doit fabriquer les Français et qu’en ce sens on peut en effet être Français et « Persan » mais pas « Persan » et Français et qu’il y a donc quelque chose qui relève des moeurs, fussent-ils issus des Lumières et pas du fond des âges .
Vous écrivez « Mais justement, je continue à penser que c’est l’Ecole qui doit fabriquer les Français ». Si vous voulez dire que la culture qui nous unit ne se réduit pas à des coutumes et à des mœurs, mais qu’elle est scolaire, au meilleur sens du terme, je vous l’accorde volontiers. Vous faites allusion au Persan de Montesquieu, et c’en est la preuve ! Mais justement j’ai connu des Iraniens qui sont devenus français sans pour autant renier leur Iran natal… Je ne donnerai donc pas mon accord à ce que vous dites à la fin de votre commentaire.
La question des mœurs et des coutumes est particulièrement difficile parce que nous sommes tous prisonniers de nos mœurs et de nos coutumes, au point de croire qu’ils constituent notre identité et de nous demander alors comment on peut être persan. Or il se trouve qu’aujourd’hui les coutumes et les mœurs s’uniformisent sur toute la planète, ce qui explique une part des communautarismes : ce sont des tentatives pour empêcher cette uniformisation.
Mais il y a une raison plus profonde du refus de l’intégration de la part d’une minorité islamiste. Les terroristes islamistes voudraient à tout prix empêcher les musulmans qui vivent dans les pays industriels dits « occidentaux » de laisser leurs mœurs et leurs coutumes évoluer. Leur fanatisme a pour principe une confusion des mœurs et coutumes avec le droit, parce qu’ils ne reconnaissent qu’un droit religieux. Or dans un état de droit, le droit (fondé sur la Déclaration des droits de l’homme) ne se réduit nullement aux coutumes et aux mœurs. Ainsi des lois qui condamnent les homosexuels sont contraires au principe de la République, même s’il a fallu du temps à la République pour les abolir. Il faut donc que nous soyons très attentifs à ne pas confondre ce qui relève des mœurs ou des coutumes et ce qui relève du droit, pour ne pas rentrer dans le jeu des ennemis du droit. La République n’est pas fondée sur des coutumes et des mœurs, et c’est précisément ce que refusent les fanatiques de la charia et certaines droites.
Ainsi je ne considère pas qu’un musulman ou descendant de musulman qui porte une djellaba s’en prend à la France. Il ya bien eu et il y a encore une politique de provocation dans le port du foulard et je sais que les femmes musulmanes ont les plus grandes peines à lutter contre les fanatiques qui veulent les voiler : l’incapacité de la République à les aider, c’est-à-dire à faire respecter la loi, c’est-à-dire ici le principe d’égalité des droits, cette lâcheté a rendu la situation inextricable – et l’incurie de l’école est pour beaucoup dans cette catastrophe.
L’égalité des femmes a été conquise (et reste encore à conquérir) contre des préjugés ancestraux et des mœurs que l’Eglise a parfois sacralisés (quand elle ne continue pas à les sacraliser). Il n’y a aucune raison que nous cédions aux pressions d’une minorité musulmane qui terrorise d’abord les musulmans eux-mêmes et gardons-nous de confondre pour nous-mêmes coutumes ou mœurs et droit. Les mœurs contraires au droit doivent être sanctionnées. Les autres peuvent être assez diverses sans que cela mette en danger l’unité républicaine qui s’accommode assez bien de la diversité des fromages. Mais vous savez que des régionalistes se plaignent aussi de la République…
Merci pour cet article qui m’a éclairé durant la lecture d’un livre d’Abdelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration (2014). L’auteur y critique fortement les ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine) et considère, comme vous, que l’arabe devrait être enseigné au même titre que les autres disciplines scolaires, et non comme une matière « au rabais » avec des objectifs spécifiques. C’est donc naturellement que dans un compte-rendu de ce livre je fais référence à votre réflexion: http://redisco.hypotheses.org/174 . En outre, ce livre d’A. Sayad rejoint à de nombreuses reprises votre pensée sur l’instruction: contre les innovations pédagogiques dites « interculturelles », contre les objectifs trop insistants d’ « ouverture à l’autre » qui impliquent une pédagogie différenciée pour un public différencié car « étranger », etc. Cela dit, l’auteur se situe dans un autre cadre (« bourdieusien »): un exercice d’équilibriste intéressant même s’il laisse apparaître quelques contradictions.