En méditant sur les conditions du « second confinement » et sur le sens qu’on peut donner à l’expression « activités essentielles », Jean-Michel Muglioni inscrit sa réflexion dans la question philosophique du luxe et rencontre, tout aussi classiquement, celle de la chaîne du travail. Une situation d’urgence impose des priorités qui ne reposent pas sur des jugements de valeur mais sur des nécessités d’un autre ordre.
Comment juger quand on est incompétent ?
Je prends le risque de me prononcer ici sur des choses sur lesquelles je n’ai aucune compétence particulière, n’étant ni spécialiste de médecine et d’épidémiologie, ni capable de dire quelles sont les meilleures décisions politiques qui peuvent être prises en cas de pandémie. Mais l’ignorance dans certains domaines n’empêche pas de voir que les arguments des uns et des autres sur la place publique sont sinon frauduleux, du moins oiseux. Et sur le fond de l’affaire, peut-être y a-t-il tout de même un certain nombre de principes de la vie en commun qu’un citoyen peut se rappeler à lui-même.
Contrairement aux journalistes que je vois et que j’entends tous les jours, je ne suis pas capable de dire si les décisions prises par les divers gouvernements européens sont les bonnes, de même que je ne sais pas si le sélectionneur d’une équipe de football a choisi les meilleurs joueurs et la meilleure tactique, quand les commentateurs semblent le savoir mieux que lui. Je ne parle pas des critiques que les diverses oppositions politiques font aux gouvernements en place quels qu’ils soient : si par malheur ceux-ci disaient que 2+2 font 4, ils soutiendraient – du moins chez nous – que cela fait 5. J’ai entendu le journaliste Claude Weill dire que pour faire admettre la nécessité de se vacciner il suffirait presque que le président de la République dise qu’il ne faut pas se vacciner. Je peux paraître d’autant plus librement prendre la défense des gouvernants que je n’ai moi-même jamais approuvé la politique française et européenne, et cela depuis longtemps. Que dire dans ces conditions ?
En quel sens la culture est-elle essentielle ?
Aujourd’hui retraité, hier professeur, auparavant étudiant, élève et simple enfant, j’ai toujours reçu du travail des autres ce qui a assuré mes conditions matérielles d’existence. L’eau que je bois et qui monte jusque chez moi, les bêtes dont le lait et la viande me nourrissent, les plantes et le pain que je mange, l’électricité qui m’éclaire, les énergies qui me chauffent, la maison que j’habite, les routes que j’emprunte, les véhicules que j’utilise, et je pourrais continuer cette liste : rien de tout cela n’a été produit par moi. Mon salaire m’a permis d’en jouir, et je peux penser sans trop de scrupules qu’il n’a pas été volé à ceux qui ont travaillé pour moi, dans la mesure où mon enseignement a contribué à leur instruction ou à celle de leurs enfants. Je le sais, dans une société où l’on ne voudrait produire que le strict nécessaire, les beaux-arts, la philosophie et les sciences même seraient bannies : il faut donc accorder qu’il n’est pas contraire à la justice de dire qu’artistes, savants, philosophes, vivent du travail des autres. Ainsi toute société humaine suppose une part de luxe, si par luxe on entend tout ce qui dépasse le strict nécessaire. En ce sens, vivre humainement est un luxe en tout ce par quoi l’humanité dépasse l’animalité. Il faut donc dire que ce qu’on appelle la culture est essentiel au sens strict du terme.
Le régime imposé en cas de pandémie
Il peut toutefois arriver qu’une situation d’urgence soit telle que l’organisation de la société, pour maintenir la production du nécessaire sans lequel vivre deviendrait impossible, physiquement impossible, doive provisoirement arrêter certaines de ces activités par lesquelles pourtant l’humanité est elle-même. Je dis provisoirement, et pour permettre un retour à la vraie vie, puisqu’un arrêt définitif signifierait la fin de l’humanité. C’est ainsi qu’un malade s’impose parfois un régime dans l’espoir de pouvoir retrouver la santé.
Soit donc une pandémie. Je n’en sais qu’une chose avec certitude : elle ne s’étend que par les contacts des hommes entre eux. En l’absence de vaccin et de remède, on ne peut y mettre fin, ou du moins la ralentir, qu’en limitant le plus possible ces contacts. Or il est impossible de les supprimer tous sans que tout s’écroule. Tenons-nous-en à l’élémentaire. Il faut manger, donc il faut que chacun puisse acheter de quoi se nourrir. Il faut continuer à produire la nourriture, élever les bêtes, récolter les fruits, transporter tout cela dans les commerces, y tenir les caisses. Si comme en France on se fournit dans les grandes surfaces, et cela d’autant plus qu’on est plus pauvre, on les laissera ouvertes. A partir de cet exemple chacun peut comprendre qu’au-delà de l’élémentaire il est fort difficile de dire ce qui doit continuer à fonctionner avec tous les risques que cela comporte, et ce qui au contraire, pour limiter ces risques, peut être arrêté. Le travail nécessaire à la production des biens nécessaires suppose par exemple que les transports en commun continuent de transporter les salariés vers leurs entreprises, quoiqu’on y soit serrés les uns contre les autres.
En quel sens la culture appartient-elle aux activités dites « inessentielles » ?
Supposons donc qu’on arrête de produire les biens dont j’ai dit que je ne les avais moi-même jamais produits, alors ni le professeur, ni l’artiste ne pourraient plus exercer leur métier. Il leur faudrait se faire agriculteurs ou ouvriers. Il serait vain d’objecter que la culture enrichit le pays, au point de vue économique, plus que telles usines qui fabriquent des automobiles ou des avions : la vie des artistes repose sur le travail de ceux qui les nourrissent. Si donc on veut limiter le plus possible les contacts entre les hommes, il n’y a rien d’absurde à prendre le risque d’ouvrir un supermarché plutôt qu’un théâtre ou un cinéma – et je ne suis pas sûr qu’il soit sensé de faire valoir la liberté du culte pour laisser les Églises célébrer leurs cérémonies.
Il faut donc bien classer la culture dans la catégorie « inessentiel », ce terme ne signifiant pas alors que par essence la culture est sans importance ou pire, qu’elle est victime d’une haine ou d’un mépris quelconque. Si je proposais de dire, au lieu d’essentiel et d’inessentiel, vital et non vital, on m’objecterait à coup sûr que la culture est vitale. Où l’on voit que les plus sincères en viennent à jouer sur les mots. Une situation d’urgence impose des priorités qui ne reposent pas sur des jugements de valeur mais sur des nécessités d’un autre ordre. Il en résulte qu’un grand nombre d’activités devant cesser, ceux qui les exerçaient se trouvent dans des situations dramatiques. L’aide que l’État apporte aux victimes de cette situation sera toujours insuffisante. Mais faut-il pour y remédier décider de ne pas ralentir la pandémie, comme l’ont fait certains gouvernement d’Amérique ? Y a-t-il chez eux moins de sinistrés que chez nous ?
Peut mieux faire ?
Saura-t-on tirer de cette pandémie une leçon de politique élémentaire ? Elle montre à qui ne l’aurait pas su sur quoi repose ce qu’on appelle aujourd’hui « le monde d’avant » que nous avons hâte de retrouver. J’attends donc, pour voir si les choix qu’ont faits la plupart des gouvernants sont les pires, qu’on me propose une autre liste d’interdictions ou de limitations. Toutes les activités de nos sociétés étant imbriquées les unes dans les autres, puisque par exemple il faut de l’électricité pour éclairer un théâtre, nous n’aurons pas fini d’en débattre avant la fin de la pandémie.
Cher Jean-Michel,
L’exemple des lieux de culte que tu abordes montre qu’une autre référence de discussion fonctionne aussi dans le débat public que celle de l’urgence et de l’élémentaire – à laquelle je souscris aussi.
C’est de considérer non pas seulement la question de la nature de l’objet (qu’est-ce qui est indispensable pour vivre ?), mais celle de la nature et des modalités des mesures qui prétendent limiter la contamination et d’examiner de manière comparée l’application des mesures existantes. C’est ce qu’ont fait les évêques pour demander l’ouverture des églises (et ils ont obtenu satisfaction pour abolir la jauge fixe de 30 personnes qui effectivement était absurde dans sa fixité), alors que les directeurs de théâtre, avançant les mêmes arguments (jauge proportionnelle au volume de la salle, aération, contrôle des gestes-barrières), échouent à se faire entendre.
Bien qu’un concert de rock et une représentation théâtrale soient tous deux de nature « culturelle » et « inessentielle » selon le critère qui considère l’objet, ils sont très différents selon ce second critère (la forme du rassemblement, le volume des lieux, la possibilité d’introduire des mesures de jauge et de faire respecter les gestes barrières). Or ils sont traités de la même manière : fermeture. Inversement si on compare les cérémonies religieuses et les représentations théâtrales, elles sont traitées de manière opposée alors qu’elles ne diffèrent que peu dans la forme du rassemblement qu’elles induisent.
Je crois que beaucoup de discussions et de prises de position peuvent aussi être comprises selon cette seconde appréciation, et ici on peut tout de même penser qu’il y a « deux poids deux mesures ». Le gouvernement le sait probablement. Veut-il, en laissant les salles de spectacle fermées, frapper de manière exemplaire et cela d’autant plus que, comme chacun sait, les Français vont plus au cinéma et au théâtre qu’à l’église ?
Cela me rappelle un dessin humoristique que j’ai vu sur Twitter au moment où une jauge fixe de 30 personnes avait été établie pour les lieux de culte. Un évêque lève les bras au ciel et s’écrie : « 30 personnes ! Mais où voulez-vous qu’on trouve autant de monde ? »
Voilà en effet une bonne manière d’éclairer les débats absurdes auxquels nous assistons. Ce qui me donne l’occasion d’ajouter quelques remarques.
Que dans le cas des lieux de culte, la décision de les rouvrir repose sur un autre critère que la santé, cela montre que ce critère n’est pas toujours tenable. Il n’est pas sûr que juridiquement il ne soit pas possible de le faire prévaloir sur celui de la santé. Mais si on ne s’y risque pas, c’est peut-être pour éviter l’accusation de remise en question de la liberté de culte qui aujourd’hui est portée dans le monde contre la France laïque et que j’ai entendu chez nous venant de certains catholiques (ou non!). Cela expliquerait qu’on ose fermer les théâtres et non les lieux de culte. Le gouvernement peut se remettre de l’accusation passagère de haine de la culture, pas d’une polémique sur la liberté de culte en ce moment.
Si on laissait les théâtres ouverts et qu’on interdisait les concerts de rock, j’imagine fort bien ce qu’on entendrait! Mépris de la musique populaire, etc. Donc on ferme tout.
Si la maîtrise de la jauge était le critère de la fermeture des théâtres, il y aurait en effet deux poids deux mesures. Mais est-ce le cas? Car, même réduit, le nombre de spectateurs au théâtre dans une ville comme Paris engendre des flux de population qu’on veut éviter et qui s’ajoutent à ceux qu’on ne peut éviter comme les transports en commun pour les salariés qui vont au travail. Et comme le dit ta remarque finale, les messes du dimanche ne font guère d’embouteillage.
Mais on peut encore compliquer les choses. Le critère de l’urgence et de l’élémentaire n’est pas le seul à déterminer les mesures des gouvernements. Car s’il était le seul, il aurait fallu prendre des mesures beaucoup plus restrictives pour les vacances de Noël : on le sait, il est même sans cesse rappelé que les flux de population et surtout les repas de fête entraîneront un regain de contaminations. Dans ce cas, la décision politique vient de ce qu’on considère le risque de révolte contre la mesure sanitaire plus grand que le risque sanitaire. En attendant que l’épidémie repartant de plus belle la nécessité de confiner encore plus radicalement soit alors acceptée – et évidemment trop tard, comme toujours peut-être. Je me souviens avoir commencé à prendre des précautions avant la décision gouvernementale du 17 mars dernier : les nouvelles de l’Italie me faisaient penser que nous aurions droit nous aussi à une pandémie catastrophique. Mais un confinement n’aurait pas été accepté plus tôt.
L’article plein de bon sens m’avait convaincu (notamment contre mes penchants liés à mon passé professionnel qui m’incitaient à ranger la chose culturelle du côté de l’essentiel à maintenir même dans notre situatyion…), mais les observations de C. KIntzler ne peuvent laisser indifférents. Et on a l’impression dès lors de ne pas plus être avancé…
Mais l’impression est trompeuse car en fait c’est le juge qui tranche aujourd’hui (puisque tous les groupements professionnels font des recours et, ce, dans tous les sens) et il le fait à la fois selon un certain bon sens « muglionien » et selon les normes de notre droit qui impliquent la proportionnalité des décisions d’interdiction aux objectifs (ici de santé publique) poursuivis par l’autorité habilitée par la loi à interdire.
Force est de constater que, dans une situation de pandémie inconnue qui tue des centaines de milliers de personnes, l’objectif de limitation des contacts au plus strict nécessaire autorise à ranger les manifestations culturelles du côté des choses « inessentielles » au regard de l’impératif de survie immédiate. Mais, malgré tout, les interdictions arrêtées en ce sens vont pouvoir ainsi se trouver soumises au principe de proportionnalité qui jauge la gravité de la mesure à l’importance de l’objectif poursuivi. Ce qui écarterait la possibilité de fermeture générale et totale telle que cela a été décidé et conduirait à devoir davantage différencier selon les situations de lieu et de type d’activité (ouvert ou fermé, de jauge, etc.). C’est ce qui a déjà été jugé pour les cultes…
On va savoir très vite, et peut-être dès aujourd’hui ou demain, ce que va en dire le CE sur une dizaine de recours du monde culturel. Après l’affaire de la jauge pour les cultes, je ne prendrai aucun pari dans un sens ou dans un autre même si ma préférence personnelle me fait rejoindre, vu la gravité de la situation, l’analyse de l’auteur de l’article. Sur ce coup, après beaucoup d’autres à des époques encore plus sinistres, une partie du monde du spectacle me semble ainsi marqué par une intemporalité étonnante car elle pare trop des vertus de l’intérêt général des intérêts professionnels, voire corporatistes. En quelque sorte, comme un « The show must go on » un peu court…
Ce jeudi 23 décembre, le Conseil d’État valide la fermeture des salles de spectacle. Le niveau de diffusion particulièrement élevé du virus justifie que le critère sanitaire l’emporte sur celui des libertés.
En effet, le Conseil d’Etat considère que la situation sanitaire et ses perspectives en termes de risques d’évolution justifient l’atteinte aux libertés que constitue la fermeture totale des salles de spectacles qui été prise jusqu’à nouvel ordre. Dans la situation sanitaire qui est la nôtre, l’exigence de caractère proportionné de l’interdiction s’efface devant l’importance du risque global puisque, même si les protocoles préparés permettent de limiter la diffusion du virus dans ces salles et lieux de spectacles, cela ne suffit pas.
Voir à ce sujet :
https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/cinemas-theatres-salles-de-spectacles-le-juge-des-referes-ne-suspend-pas-leur-fermeture-en-raison-d-une-situation-sanitaire-nouvellement-degrad