Parce qu’elles sont invoquées officiellement pour définir la manière dont il faudrait qu’on instruise les élèves, Jean-Michel Muglioni a examiné les principales publications de Stanislas Dehaene. Il n’en conteste en rien la validité, mais il fait la critique de l’interprétation que leur donne leur auteur, qui, ayant fait de la conscience un simple phénomène de laboratoire, croit avoir trouvé comment expliquer la pensée. Il suffit de rappeler en quoi le phénomène de la pensée est irréductible au mécanisme, y compris au mécanisme cérébral qui en est la condition chez l’homme, pour retrouver la voie cartésienne. En conséquence l’étude scientifique de ce mécanisme peut bien avoir une grande utilité, elle ne peut servir de fondement à l’enseignement, à moins de le réduire au dressage. Faudra-t-il que nous passions du Charybde des sciences de l’éducation au Scylla des neurosciences ? Jusqu’à quand oubliera-t-on que le fondement de l’acte d’apprendre est l’intelligibilité du savoir et que comprendre est un acte de liberté irréductible aux déterminations sociales ou physiologiques ?
- La pensée se réduit-elle à l’activité cérébrale détectée en laboratoire ?
- Ce qu’un lecteur cartésien approuverait des travaux de Stanislas Dehaene
- L’activité cérébrale de l’homme conscient expérimentalement définie
- Qui répond, l’homme ou le cerveau ?
- Toute l’expérimentation repose sur un dialogue entre deux hommes
- Parler et comprendre, est-ce seulement combiner des signes ?
- Le cas des patients en état végétatif
- Sens et interconnexion
- À quoi reconnaissons-nous un homme ?
- Conséquence du dualisme cartésien sur l’étude des corps vivants
- Éducation et manipulation
- A-t-on prouvé que le chimpanzé conçoit les nombres ?
- La révolution cartésienne et le sens de la physique
- Penser selon le corps ou selon la vérité : 2+2 font-ils 4 ?
- La foi et le cerveau
- Il n’y a pas de représentations cérébrales
- La pensée peut-elle mouvoir un corps ?
- Le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps
- Les limites de l’expérimentation
- Qu’en est-il de la liberté ?
- Intuitions morales ou principes ?
- P.S. Une fausse critique des neurosciences
- Notes
La pensée se réduit-elle à l’activité cérébrale détectée en laboratoire ?
Dans ses ouvrages publiés chez Odile Jacob1, ainsi que dans ses conférences qu’on peut trouver sur internet, Stanislas Dehaene expose dans la langue la plus claire ses travaux sur l’activité cérébrale : il met chacun en mesure d’en juger la portée sans se protéger derrière un jargon de spécialistes, et il faut lui en rendre hommage. Les résultats obtenus par l’équipe du Collège de France dans son laboratoire de Saclay et par d’autres chercheurs en sciences cognitives sont spectaculaires. Des progrès considérables dans la médecine du cerveau ont déjà été accomplis et l’on peut espérer que la situation dramatique de quadriplégiques ou même de patients en état végétatif pourra un jour être infiniment mieux prise en compte qu’aujourd’hui. De grands progrès dans l’apprentissage pourront et peut-être même peuvent dès maintenant être obtenus pour la dyslexie et la dyscalculie. L’étude expérimentale de l’activité cérébrale – car c’est de cela qu’il s’agit – est d’un grand intérêt. Toutefois, si séduisant que soit le discours de Stanislas Dehaene, si remarquables que soient les avancées cliniques que ses travaux permettent, faut-il croire qu’enfin « l’activité mentale » se réduise au « monde matériel », c’est-à-dire que la pensée se réduise à ce que nous apprend de notre activité cérébrale l’expérimentation en laboratoire par le biais de l’IRMf (Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), de l’électroencéphalogramme et du magnétoencéphalogramme ? Autrement dit, peut-on expliquer la conscience et l’intelligence, par exemple la compréhension de la parole ordinaire, par la « machinerie du cerveau », telle qu’elle est expérimentalement connue par tous ces appareils de mesure et telle qu’elle est représentée par les modèles mathématiques – informatiques ? Il peut sembler qu’une preuve expérimentale doive emporter l’adhésion : puisqu’on peut modifier la conscience en agissant sur le fonctionnement du cerveau, la pensée s’explique tout entière par ce fonctionnement. Or – et qu’on ne se presse pas de trouver ridicules ces exemples – qu’une manipulation de la conscience par une action physique sur le cerveau soit possible, on le sait depuis longtemps, très grossièrement certes, depuis qu’on a remarqué qu’un grand coup sur la tête pouvait rendre idiot, ou encore lorsqu’on a bu un coup de trop : l’activité cérébrale est le substrat physiologique de la pensée que j’exprime à l’instant et la rupture d’un vaisseau ou tout autre accident mettra fin à ce que cette pensée peut avoir de lucidité. La précision des manipulations en laboratoire, leur sophistication, voilà une science rigoureuse jusque-là ignorée : mais nous permet-elle de comprendre ce qu’est la conscience ou la pensée ?
Parce que ses travaux ont permis de distinguer à quelles activités du cerveau correspond ou non la conscience, Stanislas Dehaene conclut : « à chaque découverte, l’intimidant mystère de la conscience perdait de sa superbe. Il se transformait en une simple question expérimentale… » (p.28)2. Les philosophes auraient donc fait de la conscience un mystère pour intimider toute prétention matérialiste de l’expliquer. Mais la conscience est maintenant devenue de « mystère philosophique » un « simple phénomène de laboratoire » (p.24), manipulable et mesurable comme tous les phénomènes de laboratoire. Elle n’est sans doute pas entièrement connue et maîtrisée par les neurosciences, mais enfin elle le sera : elle est déjà sans mystère, puisque matérielle, c’est-à-dire explicable sans qu’il faille supposer autre chose que la matière. Et en effet peut-on trouver autre chose dans un laboratoire digne de ce nom que des combinaisons de corpuscules ? L’imagerie et les appareils de mesure ne nous feront pas voir des esprits ni n’apporteront aucune sorte de présence miraculeuse. Mais il y a dans ces laboratoires des hommes qui pensent, qui formulent des hypothèses, qui construisent des théories, des hommes qui sont des cerveaux, et cette fois au sens métaphorique de cette expression, et c’est précisément ce que Stanislas Dehaene oublie : il oublie sa propre intelligence, il oublie que sa science n’explique pas l’intelligence dont elle est le produit et qu’elle ne se réduit pas au phénomène objectif qu’il mesure dans une IRMf. C’est pourquoi il est permis au philosophe de s’en tenir à l’élémentaire et d’adopter sur toutes ces questions un point de vue non pas scientifique mais réflexif, c’est-à-dire une méthode telle que la pensée, en tant qu’elle pense, ne se confonde pas, pour rendre compte d’elle-même et de sa vérité, avec les objets qu’elle construit. On n’accusera pas de corporatisme un professeur de philosophie qui, retraité, n’attend plus rien de l’institution, s’il prétend que la philosophie n’est point morte ni rendue caduque par ces merveilleux travaux : Stanislas Dehaene n’a pas encore inventé la science de la science. Il est capable de montrer quels processus cérébraux sont à l’œuvre lorsqu’un sujet fait des mathématiques, mais a-t-il montré par-là que les mathématiques sont une science ?
Ce qu’un lecteur cartésien approuverait des travaux de Stanislas Dehaene
L’incompétence ne peut servir de caution pour juger un travail scientifique. Je ne contesterai donc pas la validité de la méthode expérimentale par laquelle Stanislas Dehaene établit une correspondance entre l’activité du cerveau et le discours qu’un homme peut tenir sur ce qu’il pense, sur ce qu’il imagine, sur ce qu’il perçoit du monde. Mais je raisonnerai sur le sens de cette correspondance en lecteur attentif de Descartes. Presque quatre siècles séparent ses travaux de ceux de Stanislas Dehaene, mais son œuvre philosophique n’est pas devenue obsolète comme certains de ses travaux scientifiques. Qu’expérimenter sur le cerveau ne permettra de trouver autre chose que des combinaisons d’atomes et rien qui pourrait être d’un autre ordre que matériel, c’est-à-dire tel que la matière connue par les sciences positives, physique, chimie et biologie, ou comme dit Stanislas Dehaene, que « nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature (p.360) », un lecteur des cartésiens le sait, et il sait même qu’en droit une machine peut faire tout ce qu’un tel système matériel est capable de faire. Un cartésien, à coup sûr admiratif devant les prouesses techniques de nos laboratoires, ne serait pas étonné qu’à chacune de nos pensées corresponde un phénomène neuronal et que celui-ci puisse être imité par une machine et expliqué à partir du modèle qu’en donne cette machine et la théorie de l’information. Si admirable que soit cette imitation, et je ne dis pas qu’elle est admirable par souci rhétorique, elle ne lui apprend rien qu’il ne sache déjà au moins depuis 1637. Ou plutôt, elle l’instruit d’une manière extrêmement précieuse et précise sur la manière dont fonctionne l’activité cérébrale, elle lui ouvre des perspectives admirables sur la médecine du cerveau, elle apporte quantité de connaissances ignorées en effet de Descartes, mais elle ne lui apprend rien sur le rapport du cerveau et de la pensée.
L’activité cérébrale de l’homme conscient expérimentalement définie
Les travaux de Stanislas Dehaene et de son équipe sont d’un intérêt majeur. L’appareillage technique permet d’établir une correspondance entre les images qu’il donne de l’activité cérébrale (définie donc par son effet sur certains appareils, comme n’importe quel phénomène physique) et le discours du patient sur ce qu’il perçoit ou sur ses intentions pendant qu’on enregistre l’activité de son cerveau sur des machines : une correspondance entre d’un côté un phénomène purement objectif, expérimentalement déterminable, situable, mesurable dans l’espace et le temps et par son intensité, et de l’autre ce que le patient dit voir ou ne pas voir, éprouver ou ne pas éprouver, phénomène que Stanislas Dehaene dit subjectif (p.30). Il devient possible de savoir, par le seul examen de ce qui se passe dans son cerveau, avant même de l’entendre dire ce qu’il sent, si un homme est ou non conscient du monde extérieur. Jamais l’expression « savoir ce qu’un homme a dans la tête » n’a été aussi appropriée. D’où aussi la possibilité de mesurer par imagerie cérébrale les degrés de l’activité cérébrale qui vont de l’absence de conscience à l’éveil de la conscience, ce qui permet dans certains cas encore rares d’intervenir sur les patients en état végétatif, lorsqu’on découvre qu’ils sont sur le point de s’éveiller. On comprend que la précision de certains résultats expérimentaux fascine (Stanislas Dehaene parle plusieurs fois de sa fascination) les chercheurs qui font ce travail admirable : on n’en est plus à la vieille « bosse des maths », ni à aux localisations cérébrales grossières, mais on détermine quel neurone « répond » par exemple au nom de Bill Clinton. La recherche ne s’arrête pas à une doctrine des localisations cérébrales style XIXe siècle, même plus précise. Stanislas Dehaene a pu établir qu’au moment de la prise de conscience, lorsque le patient parvient à voir ou à entendre quelque chose de déterminé (l’expérimentateur le sait par ce que le patient lui dit), le cerveau « s’embrase » : la représentation que la machine donne de l’activité cérébrale s’allume. Le cerveau, c’est ici l’image construite qu’en donnent les machines et qui nous montre que cette activité n’est pas seulement localisée en un point ou même en une partie du cerveau. Mieux, l’expérimentation permet de contrôler tout un système de communication entre les divers éléments du cerveau, interconnexion globale, pensée et dans une certaine mesure maîtrisée grâce au modèle informatique (mathématique).
Qui répond, l’homme ou le cerveau ?
Seulement Stanislas Dehaene, constatant que sur l’écran on voit un neurone en activité, dit et écrit qu’il répond au mot prononcé, « répondre » ou « réponse » étant mis sans guillemets. Or une activité cérébrale, même mesurée par des appareils sophistiqués, est-elle une réponse au sens ordinaire de ce terme lorsque je dis que je réponds à quelqu’un qui me demande son chemin ou qui me dit son désaccord avec mon interprétation des neurosciences ? J’admets que le patient qui répond à la question de l’expérimentateur réponde, au sens propre et ordinaire du terme ; j’admets aussi que l’activité cérébrale alors enregistrée sur les appareils corresponde à cette réponse : mais cette correspondance, même précisément établie, a lieu entre le phénomène ordinaire de compréhension de la parole et un phénomène d’ordre physique ou physiologique, qui comme tel n’est pas de l’ordre de la conscience et de la compréhension du sens de ce qu’on dit – quand même, je le répète, au moment où cette activité se déroule le patient dirait qu’il comprend ce qu’on lui dit et ce qu’il dit. L’homme répond, il a conscience, il pense, mais son cerveau ne répond pas et ne pense pas. Stanislas Dehaene, qui dit que le cerveau pense, oublie que l’intérêt majeur de son travail est de mettre en relation le phénomène humain ordinaire de la compréhension du discours et le phénomène objectif des mesures de l’activité cérébrale. Tout son travail repose sur son dialogue avec l’homme qui se prête à l’expérimentation : la correspondance établie entre le discours de l’homme objet de l’expérimentation et ce que le laboratoire permet de voir dans le cerveau ne signifie pas qu’il y a là deux phénomènes homogènes et que l’objectivité des mesures expérimentales du second explique le premier, c’est-à-dire la conscience telle qu’elle est vécue, bref la conscience ou la compréhension la plus ordinaire d’une parole.
Toute l’expérimentation repose sur un dialogue entre deux hommes
La force du travail de Stanislas Dehaene vient de ce qu’il réfère ces processus matériels au discours de son patient : c’est en dernière analyse parce qu’un homme comme lui ou moi parle, et dialogue avec celui qui a la tête dans l’IRMf, c’est parce qu’ils s’entendent sur ce qu’ils disent l’un à l’autre que l’expérimentateur sait qu’il y a une perception consciente, c’est-à-dire quelqu’un qui voit le monde extérieur comme nous tous le voyons et qui en parle. L’expérience originaire et non scientifique de l’homme par l’homme par le biais du langage est ce sur quoi repose tout le travail de Stanislas Dehaene, qui refuse de s’en tenir au vieux comportementalisme, au behaviorisme et qui prend en compte la conscience que le sujet a de lui-même, afin de voir ce qui la distingue sur le plan cérébral de toute autre activité du cerveau (p.29 sq.). Ainsi on peut suivre un mécanisme cérébral et l’imagerie cérébrale permet de dire, sans que le patient parle, s’il voit ou non : constatant la présence de l’image cérébrale que nous avons vue lorsqu’il disait voir, nous savons maintenant sans qu’il ait besoin de nous le dire, qu’il voit ! Nous lisons pour ainsi dire ses pensées dans sa tête. Pourtant, là encore seule la parole d’un homme clairvoyant sert de principe à tout le travail expérimental, la parole d’un homme qui comme vous et moi perçoit le monde et est assuré de l’existence de cet arbre ou de ce bureau. Tout repose sur l’usage ordinaire de la parole par lequel seul les hommes peuvent s’assurer les uns les autres qu’ils se comprennent ou comprennent quelque chose.
Parler et comprendre, est-ce seulement combiner des signes ?
La question est donc comme le reconnaît Stanislas Dehaene de savoir si une machine peut parler – c’est-à-dire, et cette fois c’est le cartésien qui parle : si on peut s’assurer qu’elle comprend quelque chose. Stanislas Dehaene l’admet parce qu’il peut concevoir une machine qui produit une infinité de combinaisons, ce que ne pouvait imaginer Descartes, nous dit-il (p.21), parce que les machines connues de lui en étaient incapables. La réponse à la question dépend de ce qu’on entend par conscience et par compréhension de la parole. Car dans toute cette extraordinaire expérimentation cérébrale, le critère de la conscience est en dernière analyse le critère cartésien (et admis par tout homme dans ses rapports avec ses semblables) : la capacité d’un homme à « arranger diversement » des paroles « pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence3 ». Stanislas Dehaene, en tant que théoricien, ne retient que l’idée de combinatoire (la capacité de « produire des phrases infiniment variées4 ») et oublie celle de sens, et pour cette raison il ne doute pas qu’une machine puisse parler. Il confond un système d’interconnexion entre éléments et la possibilité pour une conscience d’entrer en relation avec le monde, de sortir pour ainsi dire de soi, et même de s’opposer à soi. Comme le disait Georges Canguilhem5, « le sens n’est pas relation entre…, il est relation à… C’est pourquoi il échappe à toute réduction qui tente de le loger dans une configuration organique ou mécanique ». Il n’y a pas entre ces deux sortes de relations une différence de complexité mais de nature, et c’est pourquoi Descartes excluait qu’une machine puisse parler, mais non pas, comme le dit Stanislas Dehaene, parce que les machines de son temps n’étaient pas assez flexibles ni assez complexes. Toutefois Stanislas Dehaene est plus cartésien qu’il n’en a lui-même conscience, puisque c’est la compréhension la plus ordinaire de la parole qui dans son expérimentation sert en dernière analyse de critère de la conscience. Je ne mets donc nullement en cause ses travaux ni leurs résultats, mais je demande s’il comprend ce qu’il fait si bien. Car tout son travail repose sur le fait de l’intelligence de la parole, qui lui permet ainsi qu’aux hommes qui se prêtent à ses expériences de se comprendre, et non pas de se renvoyer la balle comme une machine « répond » aux combinaisons de sons qui lui sont envoyés, ce qui n’est pas répondre. L’usage métaphorique du verbe répondre pris au sens où une automobile répond au conducteur n’est pas équivoque, parce que personne n’imagine alors que la voiture comprend les mouvements du volant ; mais parler de la réponse du cerveau, c’est croire qu’il y a réponse au sens propre du terme et confondre phénomène cérébral et conscience.
Le cas des patients en état végétatif
Ainsi Stanislas Dehaene sait reconnaître une personne dans un patient en état végétatif lorsque les techniques de laboratoire permettent d’entrer en communication avec lui et de s’assurer qu’il comprend ce qu’on lui dit. Mais lui-même reconnaîtrait-il qu’alors son jugement n’a rien de scientifique et que, s’il a été rendu possible par une expérimentation sophistiquée, il se fonde en dernière analyse sur ce que chacun fait chaque fois qu’il s’adresse à ses semblables ? Reconnaîtrait-il qu’il subordonne en fin de compte ses expérimentations à une exigence morale qui suppose une autre idée de l’homme que celle que l’expérimentation et les théories qui lui sont liées peuvent justifier ?
Reprenons plus précisément l’expérience que Stanislas Dehaene rapporte, expérimentation extraordinaire et même tragique. Une patiente en état végétatif n’a aucun contact possible avec le monde extérieur et nous ne pouvons savoir si elle a conscience de quoi que ce soit. Elle est complétement enfermée en elle-même, elle est locked-in. Or nous pouvons lui parler et constater par imagerie que son cerveau réagit dans une certaine mesure comme celui d’un homme en bonne santé : si elle imagine à notre demande un match de tennis, l’imagerie cérébrale est la même que celle du cerveau des sujets qu’on examine en même temps qu’elle. Cela ne suffirait pas à prouver qu’elle a conscience de ce qu’on lui dit. On lui demande donc de répondre par oui en pensant à un match de tennis quand on lui demande si son père s’appelle Frédéric, et pour signifier non d’imaginer qu’elle visite son appartement, deux manières de penser qui correspondent à deux images cérébrales distinctes et répertoriées. On constate que son cerveau « donne la bonne réponse » : l’imagerie permet de savoir quand elle répond à une question si elle l’a comprise. On peut donc présumer qu’elle est consciente et ouverte sur le monde, ou au moins sur le discours qu’on lui tient – et il est certain qu’il y a lieu alors de se comporter vis-à-vis d’elle comme si elle était consciente, quoiqu’on ne puisse la garder plus d’un moment dans une IRMf.
Faut-il objecter que là encore nous nous en tenons à un raisonnement analogique : « son cerveau répond comme aurait fait celui d’un homme conscient, donc il est conscient ? » Ce ne serait pas une preuve suffisante de la présence de la conscience, ce ne serait pas une vraie réponse, une réponse au sens de ce qu’on lui dit. Or c’est le point le plus cartésien dans cette affaire, à l’insu de Stanislas Dehaene : l’expérimentateur dont il décrit le travail a fait en sorte qu’on puisse s’assurer que la malade réponde au sens de ce qu’on lui disait. Ainsi, pour le neuro-cognitiviste, être conscient, c’est comprendre ce qu’on me dit et répondre de telle façon qu’on soit assuré que j’ai compris. La patiente en état végétatif a répondu au sens de ce qu’on lui a dit, elle n’a pas seulement réagi à une sollicitation externe qui pourrait, comme dans le cas d’un chimpanzé dressé, entraîner un comportement à la manière d’une machine. Stanislas Dehaene remarque aussi qu’il faut qu’elle en ait la volonté. À ceux qui objectent que la réponse par l’imagination de la partie de tennis pouvait être une activité inconsciente déclenchée par le mot tennis, les expérimentateurs répondent qu’il n’était « guère probable » que cette activité « dure plusieurs dizaines de secondes – à moins que la patiente n’interprète effectivement le mot comme une consigne, l’indication qu’il fallait commencer à exécuter les instructions demandées » (p.289). Ils raisonnent comme nous tous lorsque nous avons affaire à nos semblables.
Dans la conférence du 20 janvier 2015 à Rennes, exposant le cas de cette patiente en état végétatif dont l’imagerie cérébrale permet de s’assurer qu’elle répond à ce qu’on lui dit, c’est-à-dire que quoique dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur, elle comprend ce qu’on lui demande, Stanislas Dehaene conclut6 : « ce type d’expérience permet d’entrer en communication avec une personne et de montrer qu’il y a toujours une personne, si elle répond,… ». En effet, il faut très cartésiennement avouer que nous reconnaissons la présence d’un homme, comme personne, parce que nous pouvons parler avec lui, si extraordinaire que soit ici la manière dont se déroule le dialogue. Ainsi Stanislas Dehaene parle et agit ici en homme qui sait reconnaitre ses semblables et en prendre soin, quoique son discours, lorsqu’il réduit la pensée au fonctionnement cérébral, implique la négation de la personnalité.
Sens et interconnexion
Résumons. Nous savons par son activité cérébrale que le patient est conscient et comprend ce qu’on lui dit comme nous le saurions s’il parlait : nous sommes humainement assurés que le processus physique et sensible dont nous disposons pour en juger n’est pas seulement un élément interne à un système, une pièce d’une machine combinatoire, mais le signe que celui qui produit cette activité est ouvert au monde. Nous sommes humainement assurés qu’il n’y a pas là seulement un processus interne d’interconnexion entre éléments d’un organe ou d’un organisme, mais le rapport d’un être au monde et aux autres, que nous reconnaissons dès lors comme une personne, une conscience. Je dis humainement, les expérimentateurs disent probablement : nous ne sommes plus dans le cadre d’une certitude mathématique ou physique. Pour reprendre la distinction que nous avons empruntée à Georges Canguilhem, nous dirons que le système que l’imagerie permet de repérer n’est pas en fin de compte utilisé comme « relation entre… » mais comme « relation à… ». Et autant il faut beaucoup de science et de génie expérimental pour en arriver là, autant l’assurance que nous avons affaire à une personne n’est pas fondée elle-même sur une connaissance scientifique de même nature que la physique ou la physiologie. J’accorde entièrement qu’il ne peut y avoir de preuve expérimentale de la conscience ! On ne trouvera jamais en laboratoire que de l’activité cérébrale. C’est une relation humaine complexe et extraordinaire, qui permet ici de s’assurer que la patiente comprend ce qu’on lui demande, mais la nécessité de passer par la médiation de tout un appareillage ne doit pas nous cacher que ce n’est pas l’appareillage et l’expérimentation qui sont ici déterminants, mais l’humanité ordinaire.
À quoi reconnaissons-nous un homme ?
Savoir ainsi que tel homme a conscience comme vous et moi, quoiqu’il ne puisse le dire, cela ne prouve pas que la conscience soit située dans la zone que l’imagerie a repérée, mais seulement qu’elle a pour condition cette zone et son activité. La conscience n’est pas dans le cerveau de cette femme en état végétatif, que la maladie ou un accident empêche de s’exprimer, elle n’est pas plus dans sa tête que dans la nôtre lorsque nous nous exprimons. Et toute cette expérience suppose des êtres humains qui ont appris à parler : un expérimentateur capable d’inventer un signe et un patient capable de comprendre ce signe nouveau, capacité d’invention qui prouve que Descartes a vu clair, lui qui fonde le langage sur la liberté. L’infinité ouverte par la liberté n’est pas du même ordre que celle d’une combinatoire. Et Stanislas Dehaene peut bien objecter que soutenir ainsi l’irréductibilité de la conscience à sa manifestation expérimentale en imagerie cérébrale n’est pas prouvé expérimentalement ! Mais s’il n’admettait pas cette irréductibilité révélée par le fait de la parole, il n’aurait pu faire la moindre expérience. Une certitude première et préscientifique est au fondement même du travail scientifique.
Ce qui distingue entre toutes la pensée d’un Descartes, pour cette raison appelée philosophie, c’est qu’elle ne se réduit pas à l’état des sciences de son temps, pas même à celles dont il est l’initiateur. Et cela parce que c’est une pensée consciente d’elle-même et de ses propres limites, quelles que soient les erreurs scientifiques que Descartes ait commises. Que nous ne puissions nous assurer de la présence de nos semblables que par la parole ou quelque signe qui en est l’équivalent, Descartes le savait, et il savait aussi que cela suppose qu’ayant accédé au sens une conscience soit capable de lui donner un corps : que l’homme est capable par son corps d’exprimer quelque chose qui n’est pas du même ordre que les corpuscules dont il est composé. L’homme fait d’une réalité physique et sensible le signe qui renvoie à un sens qui lui-même n’est pas saisissable comme une donnée physique ou sensible, comme la donnée physique et sensible qui lui sert de signe. Stanislas Dehaene fait reposer tout son travail sur son dialogue avec l’homme qui se prête à l’expérimentation : celui-ci dit ce qu’il pense ou ce qu’il désire quand on le lui demande et qu’on regarde alors quelle image la machine donne de son cerveau. Faites abstraction de ce qu’il y a d’humain et de commun dans cette expérimentation, ne considérez que ce qui est proprement expérimental, et vous aurez une image cérébrale dont vous ne pourrez rien dire qui se rapporte à la moindre pensée et au moindre sens. L’expérience première par laquelle l’homme reconnaît l’homme est présupposée et non expliquée par l’admirable travail de Stanislas Dehaene et de ses confrères, quand même on admettrait, comme en cartésien je ne peux que l’admettre, qu’à cette expérience originaire correspond une activité cérébrale expérimentalement déterminable.
Conséquence du dualisme cartésien sur l’étude des corps vivants
Stanislas Dehaene est réductionniste : il soutient comme allant de soi que le biologique n’est que du chimique et l’humain du biologique, bref, un composé de corpuscules. Ce réductionnisme revendiqué est affirmé comme allant de soi et comme admis par la communauté scientifique. Stanislas Dehaene, qui manifestement n’a rien d’un fanatique ni d’un esprit fermé, ne se rend pas compte qu’il utilise là une sorte d’argument d’autorité7. La pluralité des voix dans une communauté même dite scientifique ne justifie pas une thèse. Mais la thèse réductionniste a une part incontestable de vérité : l’étude des vivants, y compris celle des mécanismes cérébraux humains, doit être matérialiste, sa méthode nécessairement matérialiste, et c’est précisément ce que nous avons appris de Descartes et des cartésiens. Contrairement à ce que disent en général les spécialistes des neurosciences, pour lesquels le dualisme est une aberration plus ou moins théologique, le dualisme cartésien est précisément ce qui nous a appris à ne pas chercher des pensées dans les choses et à expliquer les choses uniquement par l’étendue et le mouvement : Descartes étend ce mode d’explication aux êtres vivants et au corps humain, qu’il décide d’expliquer par la disposition de leurs organes et non par quelque principe immatériel ou supérieur. Il ne veut pas dire pour autant qu’un être vivant est une machine, mais qu’on expliquera le rapport de ses parties comme on explique une machine par la disposition de ses pièces. Rien donc qui doive étonner un lecteur de Descartes dans l’usage du modèle de la machine pour connaître les êtres vivants, y compris le cerveau. Seulement dans cette perspective, dire que le cerveau pense est une superstition qui consiste à attribuer des pensées à des choses qui comme telles sont sans pensées, un peu comme on pouvait croire qu’il y a des âmes minérales ou végétales ou qu’un esprit fait tourner les tables. Or quoiqu’il sache parfaitement la différence qu’il y a par exemple en physique entre un modèle et la réalité, Stanislas Dehaene me semble l’oublier lorsqu’il parle de la machinerie cérébrale, puisqu’il dit qu’elle pense : cette machine n’est pas quelque chose qui pense, une res cogitans, elle est le modèle sur lequel nous pensons l’activité cérébrale dont nous savons par la parole du patient qu’elle correspond à ce qu’il comprend, à une pensée.
Éducation et manipulation
Si donc il faut prendre au sérieux les travaux de Stanislas Dehaene qui préside aujourd’hui au Ministère de l’Éducation nationale un Conseil scientifique chargé de réfléchir sur la manière d’apprendre des élèves8, s’ils ont un intérêt médical déjà considérable, ils soulèvent une difficulté de fond sur le sens du rapport du cerveau et de la pensée. Ce qui pose du même coup un problème fort grave, sur le sens de l’enseignement, car on n’instruit pas de la même façon des cerveaux et des hommes, des animaux supérieurs et des êtres humains, humains par la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur liberté, et non pas seulement par la manière dont fonctionne leur cerveau tel qu’il est connu par l’imagerie médicale et sur le modèle que permet de construire la théorie mathématique de l’information. Si la conscience se réduisait aux conditions physiologiques et neurologiques de son apparition chez l’homme, comment l’enseignement pourrait-il être autre chose qu’un dressage, un conditionnement, et la pensée un mécanisme vide de sens ? Elle n’est pour le neuro-cognitiviste qu’un organe supplémentaire dont le hasard de l’évolution des espèces nous a pourvus. Dès lors, pour parler comme Georges Canguilhem, ne risque-t-on pas de glisser progressivement du concept d’éducation à celui de manipulation ? D’autant que la réussite de l’expérimentation sur le cerveau est bien considérée par Stanislas Dehaene comme une manipulation de la conscience (sic), preuve expérimentale de la vérité de la doctrine. Mais ne suffisait-il pas de savoir que les praticiens des neurosciences prétendent qu’enseigner est une science délivrée de toute idéologie pour présumer qu’ils sont en pleine idéologie ? Je me suis gardé de prétendre tenir un discours scientifique et j’ai parlé au nom d’une idée de la pensée et de la liberté, sans craindre qu’elle passe pour spéculative aux yeux des scientistes9. Tel est l’enjeu de ce genre de réflexion. Il n’est donc pas vrai que l’enseignement soit une science, comme le dit sans doute par provocation Stanislas Dehaene10 : quelque aide qu’on puisse trouver dans les résultats des neurosciences, pour traiter dyscalculie et dyslexie par exemple, l’enseignement repose sur la relation première de l’homme à l’homme par la parole et par le respect mutuel – ce qu’en pratique, je le répète, Stanislas Dehaene fait très bien, contrairement à ce qu’il soutient en théorie. Mais sans doute, né en 1965, n’a-t-il pas connu le temps où l’on justifiait le totalitarisme en le disant fondé sur la science, assurant qu’en dehors de la science il n’y avait qu’idéologie. Le souvenir de cette sombre époque devrait conduire à plus de prudence dans la prétention à subordonner les rapports humains et d’abord l’enseignement à la science.
J’ai averti le lecteur qu’en homme qui réfléchit et consulte sa conscience, Stanislas Dehaene fait prévaloir le respect sur toute autre considération, même scientifique, aussi bien dans ce qu’il dit de la pédagogie que dans ce qu’il dit de l’homme en général. Par exemple, si la thèse réductionniste est vraie, c’est être inconséquent que limiter la recherche de la vérité pour des raisons morales ou éthiques. Mais cette inconséquence vaut mieux que l’attitude inverse : Stanislas Dehaene est homme malgré sa doctrine, quand beaucoup donnent des leçons de morale mais n’ont aucun respect pour leurs semblables. Il faut seulement espérer que l’expérimentateur ne finisse pas par prévaloir un jour sur l’homme, puisqu’expérimenter, c’est, comme il dit, « manipuler la conscience ». Il doit tout de même paraitre étrange que jamais son livre ne rappelle que ce genre de manipulation est monnaie courante et n’a pas attendu l’expérimentation des neurosciences. Il est vrai que ses manipulations consistent à agir en laboratoire sur l’activité cérébrale.
Le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer oppose aux pédagogistes les neurosciences. Le pédagogisme – si on en définit le type le plus pur – est une psychologisation de l’enseignement qui fonde l’apprentissage sur les motivations de ce qu’on appelle alors l’apprenant, et non pas sur le contenu d’un savoir, c’est-à-dire sur son intelligibilité. D’où un genre de pédagogue qui n’est pas d’abord un savant : la pédagogie est alors une science ou une technique indépendante des différents savoirs enseignés, définie par des spécialistes qui ne sont pas eux-mêmes mathématiciens ou historiens ou biologistes mais seulement pédagogues. Or lorsqu’il oppose au pédagogisme les travaux de Stanislas Dehaene, Jean-Michel Blanquer ne revient pas au principe selon lequel l’intelligibilité du savoir est ce qui le rend « apprenable » : on le sait, le grec appelle mathemata ce qui s’apprend. Les neurosciences peuvent bien montrer que par exemple la méthode syllabique convient mieux au cerveau que la globale pour l’apprentissage de la lecture ou que la mémoire doit être entraînée et cela dès la petite enfance (ce qu’on sait depuis fort longtemps), leur expérimentation et le modèle informatique (la théorie mathématique de l’information qu’elles utilisent) ne prennent pas en compte l’idée qu’apprendre, c’est d’abord comprendre.
A-t-on prouvé que le chimpanzé conçoit les nombres ?
De là de graves confusions, dont l’énormité étonne. Soit un exemple, que donne Stanislas Dehaene. Il s’agit de montrer qu’il y a une certaine continuité de l’animal à l’homme, c’est-à-dire entre leurs cerveaux respectifs, ce qui, biologiquement parlant, n’a rien de choquant. Au demeurant Stanislas Dehaene n’ignore pas la différence qu’il y a entre l’homme et l’animal, qui est d’abord que l’homme donne une éducation à ses enfants, de sorte que par exemple les mathématiques se développent au cours d’une histoire et ne se réduisent pas pour cette raison à ce qu’en feraient les dispositions naturelles d’un cerveau humain cultivées en dehors du monde humain. Il rapporte une expérience faite sur un chimpanzé mis devant un écran tactile où, sur la partie gauche, on voit des points (un nombre de points qui varie) et sur la partie droite les chiffres arabes11. L’animal a été entraîné (Dehaene ne dit pas dressé). Je vois là une difficulté, car il a été entraîné par un homme, ce qui en effet change tout, car cela veut dire que nous avons un phénomène culturel ou historique et non pas seulement animal ou naturel. Passons sur ce point. Un animal entraîné est devenu capable de mettre son doigt sur le chiffre qui correspond au nombre de points, et de mettre la main sur le bon chiffre chaque fois qu’on change le nombre de points. Il fait cela plus vite que la plupart d’entre nous ne le feraient. Stanislas Dehaene conclut : « ce qui est remarquable, c’est qu’on puisse entraîner un animal à reconnaitre le concept de nombre ».
On aurait mis au lieu de points des images et au lieu de chiffres d’autres images représentant n’importe quoi, et l’on aurait défini entre les deux côtés une correspondance, toujours la même, le chimpanzé aurait pu aussi bien, une fois dressé, réussir l’opération : on n’a pas besoin de supposer qu’il conçoive un nombre pour cela, ni qu’il sache lire. Faire correspondre après dressage à des paquets de cinq points, quel que soit leur agencement, le chiffre 5, etc., ce n’est pas concevoir le concept de cinq. L’enfant qui sait compter ne se contente pas d’établir après dressage une correspondance entre un paquet de bûchettes et un chiffre, c’est-à-dire un signe écrit. Puis-je même suggérer, dans mon incompétence de non-spécialiste, que c’est parce que l’homme compte de un en un et conçoit ainsi un nombre, qu’il va moins vite que l’animal ? Nous comptons et concevons le nombre, nous ne faisons pas correspondre une configuration de points et une écriture. Il suffirait au demeurant que nous nous entraînions un peu pour aller aussi vite que l’animal et acquérir le même mécanisme que celui qui lui a été inculqué par le dressage. On voit où conduit la confusion des chiffes et des nombres (j’ai cru trouver dans le propos de Stanislas Dehaene une confusion comparable entre formuler et formaliser, mais peut-être n’est-ce qu’un lapsus). La même illusion conduit à confondre calculer et penser, manipuler des signes et comprendre. D’où l’on conclut qu’une machine peut penser : la machine à calculer de Pascal ne conçoit rien, et la plus sophistiquée des machines à calculer pas davantage. Si donc le Ministère de l’Éducation nationale partait d’une telle conception de l’enseignement réduit au dressage, les pédagogistes auraient de beaux jours devant eux : peut-être sont-ils trop humains, mais enfin ils sont humains.
Admettons qu’à la rigueur on attribue à l’animal une représentation de la correspondance entre les deux parties de l’écran, mais non pas un concept de nombre, lequel au demeurant requiert qu’ayant compris que 1+1 font 2 on ait déjà en soi l’idée de l’infini, comme disait Leibniz. Mais qu’un comportement corresponde à ce qui, chez un homme capable de nous le dire, est une représentation, cela ne prouve pas que, chez un être qui ne peut le dire, le même comportement est lié à une représentation. La présomption qu’on en a lorsqu’on sait que son cerveau réagit comme le nôtre n’est pas encore une preuve suffisante : elle n’est légitime que chez l’homme, chez celui avec qui nous avons déjà pu parler. Autrement dit, l’anthropomorphisme règne encore en maître au Collège de France puisqu’on considère le chimpanzé comme s’il avait déjà été capable de nous dire ce qu’il pensait. Maintenant, je veux bien ajouter qu’en toute rigueur il est possible que ce chimpanzé conçoive quelque chose et pense plus que nous ne pouvons le prouver, tant qu’il n’est pas capable de nous le dire et d’exprimer ses revendications. Mais nous n’en savons rien. Si on le lit attentivement, on verra que c’était la position de Descartes.
Stanislas Dehaene appelle bosse des maths ou number sense la capacité naturelle du cerveau humain à nous faire déterminer (approximativement) les quantités à un âge précoce, avant que nous sachions compter, capacité présente aussi chez les animaux, comme chacun le voit à leur comportement. Ainsi le neuropsychologue donne l’exemple d’un singe qui a le « choix » entre un récipient où devant lui on a mis plus à manger que dans un autre, et qui « choisit » le mieux rempli, ce qui n’étonnerait pas Descartes… Il est manifeste en effet que les animaux « évaluent » taille et distance : nous n’apprenons là rien, et il n’est pas vrai que cela suppose que l’animal ait le sens du nombre ou de la quantité, comme le soutient Stanislas Dehaene : c’est la raison pour laquelle il m’a fallu mettre entre guillemets choisir et évaluer. Qu’on tire de ces découvertes cette conclusion que l’apprentissage de l’arithmétique chez l’homme doit s’appuyer sur cette sorte d’instinct lié à une activité cérébrale repérable, rien de plus légitime, et Stanislas Dehaene soutient à juste titre que l’entraînement favorise cet apprentissage et celui des mathématiques en général : je veux bien qu’il faille tirer parti de cette aptitude commune aux hommes et à certains animaux et même qu’il y ait une part de dressage dans notre éducation. Mais je ne vois pas que dans cet exemple nous puissions être assurés qu’il y a une représentation de la quantité comme telle chez l’animal ou même déjà chez le tout petit enfant. Peut-on même parler d’une sorte d’intuition du plus grand ou du plus petit ? C’est en tout cas ce que dit Stanislas Dehaene. Or cela ne peut être pensé par nous qu’en fonction de nos propres représentations et intuitions, telles que nous les formulons par la parole et dont nous ne savons rien chez notre voisin s’il ne nous en dit rien. Aussi bien ne les avons-nous nous-mêmes que très confusément à notre esprit tant que nous ne sommes pas encore capables de les formuler. Tant que l’animal ne pourra pas s’expliquer, tout sera au mieux conjectural. Au contraire, s’agissant des jeunes enfants qui bientôt seront comme nous, il va de soi qu’on peut présumer, à partir d’une image cérébrale, qu’ils ont déjà des représentations sans doute encore confuses, que la parole leur permettra bientôt d’élever à un tout autre niveau de conscience. Quand Descartes, après avoir exposé les règles de sa méthode, écrit qu’un « enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver », il suppose que l’enfant a compris la numération : les règles dont il s’agit se rapportent à l’intelligibilité de l’addition et ne se réduisent pas aux règles de calcul qui permettent de faire l’opération à l’aveugle. Mais une fois intelligence et mécanisme confondus, il devient possible de parler sans que cela choque d’intelligence artificielle et d’oublier que l’enseignement n’a de sens que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Lorsqu’un enfant compte sur ses doigts et trouve péniblement le résultat d’une addition, ou mieux, lorsqu’il se trompe, on est assuré qu’il pense : son échec même prouve son intelligence. La réussite du chimpanzé ne nous apprend que l’habileté du dresseur. Seulement reconnaître l’irréductibilité de la compréhension d’une simple addition à un mécanisme quel qu’il soit, c’est distinguer l’esprit et le cerveau : et voilà le dualisme auquel Stanislas Dehaene veut à tout prix échapper.
La révolution cartésienne et le sens de la physique
Il y a dans la conférence de Rennes du 21 janvier 2015, qui présente Le code de la conscience, plusieurs remarques de Stanislas Dehaene qui me semblent montrer son incompréhension, au demeurant assez généralement partagée, de ce trop fameux dualisme qui sert de repoussoir mais n’est jamais l’objet d’une analyse : dualisme est une sorte d’étiquette qui dispense de lire Descartes. Dans cette conférence, comme dans l’ouvrage lui-même, Stanislas Dehaene interprète (avec les paléontologues) une fresque de Lascaux qui représente un homme rêvant avec au-dessus de lui un oiseau : il s’agirait de l’envol de son âme hors de son corps. Stanislas Dehaene veut dire que l’homme a toujours cru en la distinction de l’âme et du corps et en la possibilité pour l’âme de s’extraire du corps. J’avoue qu’il m’est impossible de me prononcer sur cette question. Mais on sait que la croyance en la possibilité pour l’âme de quitter le corps ne contient pas nécessairement l’idée qu’elle n’est pas matérielle. Que la spiritualité de l’âme soit d’une autre nature que la matérialité des corps, c’est une thèse finalement assez peu partagée dans l’histoire de l’humanité et même par les diverses religions. Ainsi l’esprit est pensé comme un souffle – spiritus en latin, pneuma en grec – et non comme une réalité immatérielle. Nous avons encore l’esprit de vin et les spiritueux.
Descartes s’oppose à une conception de l’âme comme principe d’animation des corps, celle de ses contemporains, qui suivent Aristote et étudient l’âme dans le cadre de ce que nous appellerions une biologie : l’âme alors n’est pas la conscience, ou un phénomène subjectif, pour parler comme Stanislas Dehaene, c’est la vie, et non d’abord la pensée. Même conçue comme une forme qui informe la matière et ainsi fait un corps12, l’âme n’est pas un esprit au sens cartésien : le corps physique est pensé comme un mixte de matière et de forme, dans cet aristotélisme, et la notion de matière alors n’a pas le sens matérialiste que lui donne notre physique qui conçoit la matérialité comme constituant par elle-même les corps. Or l’idée que la matière est réelle par elle-même, nous la devons à la distinction cartésienne de l’âme et du corps. La révolution cartésienne et ce qu’on appelle le dualisme revient d’abord à refuser de rendre compte des mouvements des corps physiques et des corps vivants eux-mêmes par un principe d’animation, même immanent au corps, si bien qu’on ne peut appeler âme ou esprit que la pensée – non pas, j’y insiste, en tant que principe d’animation des corps ou même du corps humain, mais en tant qu’elle est capable de vérité.
Stanislas Dehaene – qui rend hommage à Descartes, contrairement à ceux de ses collègues qui ne voient que superstition dans le dualisme – écrit13 que Descartes « conclut dans un lyrique élan matérialiste, plutôt inattendu sous la plume du fondateur du dualisme, que pour expliquer toutes ces propriétés du corps [par exemple la veille et le sommeil] « il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits [ici esprit veut dire souffle, il s’agit de quelque chose de matériel], agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés » ». Mais il n’y a là rien d’étonnant, si l’on comprend le dualisme comme le veut Descartes : le dualisme cartésien fonde une connaissance purement matérialiste des corps vivants et même du corps humain. Ainsi Descartes dit à Mersenne que ses Méditations, qui justifient métaphysiquement le dualisme, jettent les fondements de sa physique, c’est-à-dire d’une physique que nous pouvons dire purement « matérialiste », celle que rejette l’Église. Aussi lui écrit-il le 11 novembre 1640, avant la publication des Méditations, de n’en rien dire à ces Messieurs de la Sorbonne, car sachant que « ce peu de métaphysique que je vous envoie, contient tous les principes de ma physique »… « ils feraient leur possible pour me donner d’autres occupations au lieu que, quand la chose sera faite [la publication de l’ouvrage] j’espère qu’ils en seront bien aise ». La distinction de l’âme et du corps n’a pas chez Descartes une finalité théologique ou religieuse : il s’agit au contraire de fonder la nouvelle physique. Que Descartes soit aussi un catholique sincère ne signifie pas que sa pensée soit déterminée par sa croyance.
Penser selon le corps ou selon la vérité : 2+2 font-ils 4 ?
Le dualisme signifie à la fois que le monde physique n’est pas mu et habité par des pensées ou des âmes, et que la pensée est irréductible à l’explication mécaniste. Comprenant, et d’abord se délivrant de ses illusions, doutant, la pensée est libre, c’est-à-dire capable de connaître les choses selon leur véritable nature et non pas selon ce qu’un corps particulier l’amènerait à se représenter (idée développée aussi par Platon). Le corps humain est tel qu’il est possible à l’homme de penser selon la vérité des choses qu’il étudie. Il est tel que l’homme peut penser autrement (pas toujours, ni en tout ! rarement même en un certain sens) que selon sa constitution particulière de corps vivant muni d’un cerveau. La philosophie a pour tâche non pas d’expliquer comment le cerveau sert de substrat à la pensée, mais de chercher à comprendre ce que c’est que comprendre : comment comprendre que nous pensions selon la vérité et non pas selon le corps, ou selon le cerveau – car enfin quel mathématicien admettra que deux et deux font quatre non pas en raison de la nature des nombres, mais seulement parce que son cerveau est ainsi fait qu’il lui fait admettre cela ? Quelle différence alors entre une proposition rationnelle et un préjugé ? Que si la plupart de nos pensées se sont formées en nous depuis notre enfance sans que nous en soyons les juges, nous comprenons que deux et deux font quatre : cette seule remarque suffit à Descartes pour prendre conscience que la raison en l’homme permet d’accéder à un ordre de pensées qui n’est pas de même nature que des préjugés et tout ce que ses passions lui font croire. Cette seule remarque suffit à prouver la liberté, c’est-à-dire non pas je ne sais quel pouvoir de faire n’importe quoi, mais la capacité de penser selon la vérité des choses et non selon nos humeurs d’être vivant social. La rationalité scientifique ne saurait donc se réduire à ce que les neurosciences nous apprennent de l’activité cérébrale. Il nous faut notre cerveau pour comprendre, mais si comprendre était seulement penser selon la machinerie cérébrale, ce ne serait jamais que la manière de penser particulière d’un vivant prisonnier de sa condition et même incapable de savoir qu’il n’est que cela. Si la science du cerveau elle-même n’était qu’un produit du cerveau humain à tel moment de son évolution, elle deviendrait caduque à un autre moment de cette évolution ; les neurosciences ne seraient que la représentation particulière et contingente qu’un animal à un moment donné se donne de lui-même – thèse absurde puisque cet animal en ayant conscience et pouvant s’opposer à cette illusion, sa pensée ne se réduit pas à ce que son cerveau le forcerait à croire.
Selon Stanislas Dehaene les neurosciences résoudraient ce qui n’était qu’un « mystère » (sic) relevant de la spéculation philosophique, l’apparition de la conscience dans le cerveau. Or que certains phénomènes que nous rapportons à la conscience procèdent du corps, des métaphysiciens parmi les plus portés à soutenir l’immatérialité de l’âme ne l’ont pas nié : ce qu’il s’agit de savoir, c’est non pas si tel phénomène de conscience est lié au fonctionnement du cerveau (tel dysfonctionnement de la conscience est parfaitement compris depuis longtemps comme ayant pour cause par exemple l’alcool, une drogue, ou un choc), mais si la conscience la plus éveillée, celle du neurologue par exemple, est réductible à ce genre d’explication : cette explication supposée même compète, permettrait-elle de comprendre que les mathématiques soient vraies : que 2+2 fassent réellement 4 ?
Annonçant le 14 juin 2011 à Rennes le contenu de sa conférence sur la réédition de son livre, La bosse des maths, Stanislas Dehaene dit qu’il va se demander – je cite : « pourquoi 2+2 font 4 et comment on fait pour le savoir14 ». Il étudiera « la manière dont le cerveau fait des mathématiques ». Je comprendrais qu’il cherche en quoi consiste l’activité cérébrale d’un homme qui fait des mathématiques, mais métaphore mise à part, qu’est-ce que cela veut dire qu’un cerveau fait des mathématiques ? Stanislas Dehaene soutient qu’on peut expliquer par l’étude du fonctionnement cérébral pourquoi 2+2 font quatre. C’est admettre que ce fonctionnement fait la vérité d’une proposition mathématique – et aussi bien d’une simple connaissance empirique. Percevoir mon bureau et m’assurer qu’il est bien là et que je ne rêve pas, suppose que mon cerveau ne soit pas malade et qu’il soit conformé de telle façon qu’un rapport au monde comme réel me soit possible : mais cela signifie-t-il que la machinerie cérébrale fait qu’il est vrai qu’il y a là un bureau ? Est-ce elle qui fait qu’il est vrai qu’il y a sur le bureau quatre livres et non pas trois et que compter ces livres a un sens ? On sait au moins depuis Descartes que le genre d’explication que développent si efficacement les neurosciences ne peut trouver autre chose que des mécanismes, et Descartes lui-même dans son Traité de l’homme (dont Stanislas Dehaene cite longuement la conclusion) part de la fiction d’un homme machine, tel que par la seule disposition des pièces qui le composent il soit possible d’expliquer toutes les fonctions de l’homme réel, y compris la perception et les rêves, explication cartésienne qu’on peut dire en effet« matérialiste ». Mais Descartes ne soutenait pas que la pensée que nous avons du réel comme tel soit du même ordre – même si, il le savait, à une telle pensée correspond aussi un processus cérébral.
La foi et le cerveau
À un auditeur d’une de ses conférences qui lui demandait s’il avait travaillé sur la foi, Stanislas Dehaene a répondu que non, mais il n’a pas dit que cela n’aurait rien changé : l’idée même de connaissance scientifique mathématique et expérimentale exclut qu’il puisse y avoir un phénomène de pensée, même la foi, auquel rien ne corresponde dans le cerveau. Et si l’expérimentation ne permet pas de trouver quoi que ce soit dans le cerveau lors d’une crise mystique, cela prouve non qu’elle est surnaturelle, mais que l’appareil d’investigation est insuffisant. Au demeurant il suffit de lire les mystiques pour savoir quelles émotions et quels mouvement de tout le corps ils vivent ! On ne voit pas pourquoi leur cerveau serait hors du coup. C’est la raison pour laquelle les jansénistes craignaient de confondre des mouvements purement psychologiques et même pathologiques avec la vraie foi : extérieurement, physiquement, la différence est invisible. Il y a chez eux, par exemple chez Nicole, ce que Paul Benichou appelait un matérialisme : une critique matérialiste des états d’oraisons.
Il n’y a pas de représentations cérébrales
Stanislas Dehaene ne parvient pas à concevoir que la pensée ne soit pas réductible à une combinaison matérielle, et en un sens il a raison : dans le cadre mathématique et expérimental qui est le sien, il ne peut jamais être trouvé que de la matière – de l’étendue et du mouvement aurait dit un cartésien. On peut découper le cerveau aussi finement qu’on voudra, on n’y trouvera que des molécules ou des atomes, ou des parties d’atomes, et quelque complexité dans leur organisation qu’on y trouvera, quelque activité qu’on y détectera, on ne verra jamais que quelque chose de matériel comme sont matériels tous les objets de la physique, de la chimie et de la biologie. De même qu’il était absurde de dire au XIXe siècle après une trépanation que le souvenir était dans la cuvette, de même nous ne trouverons jamais ni un bout de conscience, ni un circuit qui soit la conscience ou de la conscience : un bout de pensée. Je ne comprends donc pas que Stanislas Dehaene parle de représentations qu’il aurait trouvées dans le cerveau, sinon parce qu’il a une conception anthropomorphique du cerveau dont il fait un second homme dans l’homme.
Stanislas Dehaene ne se contente pas de dire qu’il étudie les conditions neuronales ou cérébrales de la conscience, mais soutient que le cerveau a conscience : étrange affirmation puisqu’aucun d’entre nous n’a jamais vécu sa conscience comme une activité cérébrale et qu’il a même fallu du temps pour qu’on comprenne en quel sens le cerveau était le siège de la pensée, placée par exemple par Homère dans le cœur. Des processus neuronaux ou cérébraux qu’il maîtrise Stanislas Dehaene dit qu’ils font la conscience, qu’ils sont la conscience du cerveau, et il y a selon lui des « représentations » cérébrales. Le cerveau pense. Que ce qu’on peut suivre par imagerie dans le cerveau corresponde (ou puisse correspondre) à une représentation pour l’homme qui se prête à l’expérimentation et qui alors nous dit ce qu’il voit ou éprouve, je l’admets. Mais lorsque ce phénomène cérébral est détecté et qu’il ne correspond à aucune représentation dont le patient puisse parler ou donner un signe, est-on en droit de parler alors de représentation inconsciente, sous prétexte que le phénomène cérébral, tel que l’expérimentation le révèle, est le même que lorsque le patient a conscience et le fait savoir ? Et il est manifeste que si l’on admet que le cerveau pense, il faudra aussi admettre qu’une machine peut penser. Nous tournons ici en rond.
Ce phénomène cérébral est-il plus de l’ordre de la représentation que n’importe quel phénomène physiologique, comme la contraction musculaire, etc. ? J’admets qu’il y ait des processus cérébraux qui sont le support de nos pensées conscientes et qui eux-mêmes puissent être dit « inconscients » : je l’ai dit, nous avons sans cesse conscience de nous-mêmes et du monde alentour sans avoir la moindre conscience d’une activité cérébrale, activité que le laboratoire permet de connaître et de suivre. Mais ce mécanisme cérébral n’est pas inconscient au sens où l’inconscient est de l’ordre du sens, du concept ou de la représentation : ce ne sont pas des pensées inconscientes, ce sont des processus physiologiques sans conscience, pas plus « conscients » que n’importe quel phénomène électrique. Je ne nie pas pour autant qu’il puisse y avoir des pensées inconscientes et que même les pensées présentes à la conscience sont portées par celles qui ne lui sont pas présentes. Mais le laboratoire ne permet pas de voir dans le cerveau des pensées ou des représentations même inconscientes. Et je le répète : j’admets que ce soit les conditions cérébrales, neuronales, de nos pensées (conscientes ou non).
La pensée peut-elle mouvoir un corps ?
Autre exemple de confusion. Les médecins et les ingénieurs ont pu brancher le cerveau d’une patiente quadriplégique de telle façon qu’elle « contrôle un bras robotisé par la seule pensée », écrit Stanislas Dehaene : pensée et activité cérébrale sont toujours confondues. Et pourtant il a parfaitement raison de supposer que « d’ici une vingtaine d’années, nous trouverons parfaitement banal qu’un patient quadriplégique et locked-in [enfermé en lui-même et sans communication possible avec le monde extérieur] conduise son fauteuil roulant par la seule force de la pensée ». S’il s’agissait de la pensée et non de l’activité cérébrale, c’est-à-dire d’un phénomène physique, il faudrait croire aux tables tournantes et revenir aux pires superstitions. Tout cela présuppose ce que Descartes affirmait sans prétendre en rendre raison, à savoir l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire en effet l’action de la pensée sur le corps et du corps sur l’âme. Quand je veux lever la main, une pensée produit un mouvement. Descartes admet ce fait mais ne prétend pas l’expliquer. Quand un quadriplégique fait se mouvoir un bras robotique « par la pensée », c’est l’activité de son cerveau, c’est-à-dire un phénomène physique qui produit un phénomène physique, et non pas le miracle d’une pensée qui produit un mouvement. Quand sa pensée, la compréhension qu’il a de l’ordre qu’on lui donne ou sa volonté de faire bouger l’appareil, par le biais de son activité cérébrale convenablement branchée, parvient à commander le mouvement de l’appareil, alors le lien de la pensée et de l’activité cérébrale motrice, c’est encore l’union de l’âme et du corps : toute l’imagerie cérébrale qu’on voudra, tout l’appareillage qu’on voudra ne permettent pas d’avancer d’un pouce sur la question.
Le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps
Ce qu’on appelle, pour aller vite, le dualisme cartésien, est en réalité la position d’un problème, celui de l’homme. Descartes disait que l’âme est unie au corps en toutes ses parties : il n’est pas question chez lui d’une correspondance entre la pensée et les parties du cerveau. L’âme, indivisible, n’a pas son siège dans le cerveau, elle est jointe au corps « par le moyen d’un organe unique et pour ainsi dire physiquement ponctuel et sa localisation dans ce qu’il appelait la glande pinéale (conarion des anciens, notre épiphyse) ». Cette étrange doctrine qu’on peut bien dire fausse donne à la glande pinéale une fonction « métaphysiologique »15 qui interdit de penser qu’il y ait un siège physique de la pensée. Descartes s’arrête ainsi sur ce qui en l’homme est inintelligible : ce n’est pas la conscience, contrairement à ce que dit Stanislas Dehaene qui parle du mystère de la conscience pour les philosophes, question pour lui spéculative et non expérimentale donc, au fond, question qui relève du bavardage non scientifique. Descartes pose le problème de l’union de la conscience et du corps. En réalité l’homme, selon Descartes, ne peut être compris à partir de ces deux substances hétérogènes que sont l’âme et le corps, la pensée et l’étendue : il constitue par leur mélange un être irréductible aussi bien à l’âme qu’au corps physiquement étudié. Ni une métaphysique de l’âme (au demeurant réduite chez Descartes à l’affirmation de la liberté et nullement développée en psychologie rationnelle, quelques pages), ni l’étude physique ou physiologique du corps humain (qui occupe un volume) ne peuvent nous dire ce qui fait un homme. L’union d’une âme et d’un corps est inintelligible en ce qu’elle ne peut être connue à partir des éléments qui la composent, mais nous la connaissons à partir de l’expérience que nous en faisons. Car on ne peut comprendre qu’une pensée meuve un corps ou en pâtisse, ni qu’un corps palpite et éprouve des impressions et des sentiments. Descartes avait le courage de voir qu’il ne comprenait pas ces deux faits pourtant les plus communs et qui s’imposent à nous tous à chaque instant. Concevoir clairement et distinctement la pensée et l’étendue ne nous permet pas de construire un être composé des deux : seule notre vie d’homme, la douleur, les passions, les mouvements de nos membres que nous faisons à volonté, nous apprennent ce que c’est qu’être homme – union de l’âme et du corps que précisément les autres cartésiens reprocheront à Descartes d’affirmer sans en rendre raison, en abandonnant la partie, dira Leibniz. Car le fait de l’union n’est pas expliqué par Descartes. Ainsi, à la princesse Elisabeth qui lui demandait des précisions, il répond qu’elle ne doit pas penser qu’il ne parle pas sérieusement lorsqu’il lui écrit le 28 juin 1643 que l’union n’est connue ni par la métaphysique ni par la pratique des sciences ; mais que « c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer aux choses qui exercent l’imagination qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps ». Descartes insiste auprès d’Elisabeth sur ceci que le dualisme exposé dans les Méditations, qui distingue radicalement pensée et étendue, interdit de penser qu’un corps pense ou qu’une pensée soit étendue, et donc empêche de comprendre leur union. Autrement dit ce qui pour l’homme que nous sommes est le plus manifeste, notre unité avec notre corps, telle que pensée et chair n’y font qu’un, devient à la réflexion la chose la plus obscure, celle sur laquelle en effet la tradition philosophique après Descartes n’aura de cesse de revenir, soit pour construire d’admirables systèmes métaphysiques qui rendent compte de cette union, soit pour tenter de formuler l’idée d’une chair qui ne soit pas pensée à partir des notions distinctes de l’âme et du corps.
Les limites de l’expérimentation
Les progrès considérables accomplis dans l’étude des mécanismes cérébraux ne nous disent rien de plus sur la conscience elle-même (alors qu’ils nous en apprennent beaucoup plus sur ses conditions cérébrales) que ce que chacun en sait par le fait qu’il est conscient de la présence devant lui d’un objet. Il est difficile de tenir en même temps l’aspect extraordinaire des découvertes des neurosciences et leur limite radicale. Mais à l’intérieur de ces limites elles sont d’un intérêt capital et peuvent chaque jour repousser leurs bornes. Je passerai donc pour neurosceptique puisque je soutiens que les neurosciences ne résolvent pas plus que les autres tentatives le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps : l’étude la plus complète des conditions physiologiques et cérébrales de la conscience et de la compréhension du discours ne rend pas compte de ce que c’est que comprendre et avoir conscience, ni de la relation qu’il y a entre la pensée et le corps ou même seulement entre la pensée et l’activité cérébrale, comme dans le cas extrême d’un patient en état végétatif. Et je le répète, j’accorde tout ce qu’il dit de son expérimentation à Stanislas Dehaene : oui, il y a correspondance entre les pensées du patient et l’imagerie cérébrale, oui, cela permet dans certains cas de s’assurer de la présence de la conscience chez des malades enfermés en eux-mêmes, etc. Sachant la conscience irréductible au mécanisme qui pourtant la rend possible en l’homme, irréductible à ses conditions humaines d’apparition en un corps qui nous est si cher, je ne sais pas grand-chose de la conscience, sinon ce que nous en apprennent les philosophes et les poètes. C’est la raison pour laquelle la philosophie et les humanités ne sont pas je ne sais quel discours préscientifique dont il faudrait attendre qu’une science nouvelle nous délivre, mais le fondement même de la culture de l’esprit. Le neuro-cognitiviste pourra m’objecter tant qu’il voudra que je suis dualiste, j’admettrai sans hésiter que ce dualisme ne repose sur aucune preuve expérimentale (p.358). Mais ne voit-il pas que vouloir une preuve expérimentale au sens rigoureux de cette expression, au sens qu’elle a en physique, et non pas au sens où l’on pourrait parler d’une preuve empirique, comme la preuve que nous avons affaire à une personne, lorsqu’elle répond au sens de ce qu’on lui dit, vouloir une preuve expérimentale, c’est a priori ou par principe exclure toute autre explication que l’explication physique ou mécaniste ? Le dualisme interdit au contraire par principe de penser qu’on puisse trouver un mouvement dans la nature qui soit miraculeusement produit par un esprit ! L’homme est une exception.
Qu’en est-il de la liberté ?
Le Code de la conscience s’achève par une réflexion sur le libre arbitre, par lequel les neurobiologistes n’entendent visiblement pas ce qui est ainsi appelé dans les querelles philosophiques depuis saint Augustin, mais tout simplement la liberté humaine. Stanislas Dehaene récuse à juste titre toutes les tentatives de justifier la liberté à partir de la théorie des quantas et des débats des physiciens sur l’indéterminisme : l’aléatoire en effet n’engendrera pas un esprit libre (p.359). Et répétons-le, il est incontestable que « nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature16 ». Comme le cerveau auquel se réduit la pensée, dans la perspective neuroscientifique, est conçu comme une machine neuronale infiniment complexe (p. 361), on s’attendrait à ce qu’ayant réduit la conscience au fonctionnement de cette machine, Stanislas Dehaene nie courageusement la liberté, thèse philosophique qu’il ne serait pas le premier depuis plus de deux mille ans à soutenir. Or il maintient la liberté. « Une machine pourvue d’un libre arbitre n’est absolument pas une contradiction dans les termes, juste une définition de ce que nous sommes » (360). Puisqu’en effet être libre consiste à prendre les meilleures décisions et qu’une machine perfectionnée permet d’examiner tous les cas possibles pour déterminer celui qui correspond le mieux à une situation donnée, le choix peut être accompli par une machine, même s’il demeure une part de hasard dans la décision (on peut compter alors sur le secours des probabilités). Toujours la pensée se trouve donc réduite au jeu de combinaisons défini par le modèle mathématique sur lequel le cerveau est pensé et manipulé par l’expérimentation, avec un tel succès que le savant en vient à confondre son modèle et son objet, la représentation mathématique qu’il a du cerveau et le cerveau. Et comme il est incontestable qu’une correspondance peut être établie entre l’imagerie cérébrale et le discours d’un patient, il faut aussi confondre le cerveau et la pensée. L’extraordinaire intelligence de Stanislas Dehaene, dont nous devons attendre des progrès considérables pour la médecine, manque seulement de se savoir elle-même : elle ne trouve jamais que ce qu’elle a cherché. Les mathématiques permettent de construire des modèles par lesquels interpréter l’imagerie cérébrale obtenue en laboratoire : la réussite du modèle prouve la fécondité de la pensée et non pas l’identité de la pensée et des réseaux d’interconnexion qu’elle permet de concevoir. La pensée conçoit ces réseaux, elle n’est pas elle-même un système d’interconnexion, une machine, même infiniment complexe, encore moins « une machine pourvue d’un libre arbitre ». Pourquoi le succès des neurosciences empêche-t-il les meilleurs de leurs praticiens de s’élever à ce point de vue réflexif ? C’est qu’une fois cela compris, on voit que le matérialisme est une méthode et non une doctrine, et donc que le réductionnisme est une idéologie scientifique. Mais peut-être les chercheurs ont-ils besoin de croire qu’ils trouveront ce qu’ils appellent le mystère de la conscience pour se lancer dans leurs travaux ! Peut-être savoir une fois pour toutes qu’il y a une irréductibilité entre la conscience et l’activité cérébrale qui en est la condition physiologique nécessaire pour nous, peut-être cette lucidité, cette conscience de la limitation du savoir expérimental et mathématique risque-t-elle de faire qu’on préfère relire Descartes, plutôt que passer sa vie dans un laboratoire. Je le dis donc sans la moindre ironie ni le moindre mépris, cette illusion est salvatrice, car il est essentiel que ces travaux soient poursuivis et qu’ainsi notre médecine puisse enfin, comme l’aurait voulu Descartes, contribuer, en tant que médecine du cerveau, à nous permettre de mieux penser. Et ce qu’ils nous apprendront sur le rôle du cerveau nous permettra de purifier notre idée de la pensée : de même que la machine à calculer signifie que le calcul n’est pas de la pensée, mais qu’il a été inventé par la pensée, de même ce que nous apprenons du fonctionnement cérébral nous apprendra ce que la pensée n’est pas.
Intuitions morales ou principes ?
Les réflexions de Stanislas Dehaene sur la conscience s’achèvent donc sur la question de la liberté. Mais elles n’ont fait qu’envisager en passant la question de savoir à quoi on reconnaît l’humanité d’un homme, ou plutôt, nous l’avons vu, Stanislas Dehaene sait reconnaître en autrui son semblable, mais cette présence de l’homme s’impose à lui avec une telle évidence qu’il en oublie que c’est le présupposé non scientifique de tous ses travaux proprement scientifiques. Il avait pourtant une occasion de s’en expliquer, lorsqu’il s’en prit à certaines célébrités qui contestent par exemple qu’on reconnaisse qu’un enfant de moins de trois mois appartient déjà à l’humanité. C’est une vieille affaire qui donne une idée assez sinistre de la communauté scientifique mondiale. J’ai eu naguère communication, par un élève scandalisé, de l’interview du professeur Peter Singer publiée dans le numéro 335 d’octobre 2000 de La Recherche. La pertinence des questions posées par la journaliste de la revue avait permis de mettre en pleine lumière ses positions17. Peter Singer envisageait que des femmes puissent devenir professionnelles de la vente de fœtus pour la fabrication de médicaments : métier moins dégradant selon lui que la plupart de ceux qu’on leur a généralement imposés dans nos pays où la prostitution est tolérée et réglementée. D’où des raisonnements de ce genre : qu’une femme se fasse avorter régulièrement afin de procurer des fœtus à l’industrie pour le bien de l’humanité, n’est-ce pas moins dégradant que la mine à douze ans ou des nuits et des nuits de garde auprès de malades qu’on n’ose pas débrancher quoique, car c’est ce que soutient Peter Singer, ils soient inférieurs à des chimpanzés et des cochons en bonne santé. Peter Singer allait jusqu’à proposer aux parents de nouveau-nés handicapés de les câliner un mois avant de décider de les délivrer de cette vie.
Dans Le Code de la conscience (p.321 sq.), Stanislas Dehaene fait part de ses travaux qui permettent de montrer quel est le fonctionnement cérébral d’un bébé et qu’il est déjà humain, comme le sait « n’importe quelle mère qui vient d’échanger son premier regard avec son nouveau-né ». Son travail met fin à « une vive controverse [qui] a opposé les rationalistes et les défenseurs du caractère sacré de la personne humaine ». Je ne doute pas que, comme l’écrit Stanislas Dehaene, « les provocations abondent dans les deux camps », et j’imagine fort bien que les défenseurs des droits de l’homme en viennent à contester les vérités scientifiques. La malhonnêteté a rarement gêné un défenseur de la bonne cause. De leur côté, ceux que Dehaene appelle sans ironie « rationalistes » considèrent par exemple que jusqu’à trois mois l’infanticide est justifié. Voici les propos contre lesquels Stanislas Dehaene s’insurge à juste titre et qui sont si scandaleux que le lecteur serait en droit de penser que je les invente, si je ne les reproduisais pas littéralement tels qu’il les rapporte.
Ainsi le philosophe18 Michael Tooley, de l’université de Colorado, écrit-il sans ménagement que » les nouveau-nés humains ne sont ni des personnes, ni même des quasi-personnes, et leur destruction n’a donc rien d’intrinsèquement mauvais ». Tooley va jusqu’à dire que jusqu’à l’âge de trois mois l’infanticide peut se justifier sur le plan moral parce qu’un nouveau-né « ne possède aucun concept de la permanence de soi, pas plus qu’un chaton qui vient de naître », et qu’en conséquence il n’a « aucun droit à la vie ». En écho à ces sinistres propos, le professeur Peter Singer, qui enseigne pourtant la bioéthique à l’Université de Princeton19, soutient que « la vie, dans le sens moralement fort du terme, ne commence que quand il existe une conscience de sa propre existence à travers le temps […]. Le fait qu’un être soit un être humain, qu’il appartienne à l’espèce Homo sapiens, n’est pas pertinent dans le débat s’il est bien ou mal de le tuer. Ce qui compte, ce sont les caractéristiques telles que la rationalité, l’autonomie et la conscience de soi. Or les bébés ne possèdent aucune de ces caractéristiques. Les tuer n’a donc rien de comparable avec le meurtre d’êtres humains normaux ou d’êtres dotés d’une conscience de soi »20.
Stanislas Dehaene oppose à ces propos d’une part les « intuitions morales que nous partageons tous », « selon lesquelles tous les êtres humains, depuis les prix Nobel jusqu’aux enfants handicapés, ont les mêmes droits à la vie », et « nos intuitions sur la conscience », celles de la mère regardant son enfant. Il leur oppose d’autre part les résultats de son travail expérimental : « les signatures de la conscience que nous avons validées chez l’adulte peuvent et doivent être recherchées chez l’enfant aux différentes étapes de son développement », et cela par la méthode expérimentale, car « toute connaissance scientifique objective, même partielle, vaut mieux que les exhortations a priori, qu’elles proviennent de religieux ou de philosophes » (p.323). On comprend l’humeur du chercheur dont le sérieux des travaux n’a rien à voir avec les affirmations péremptoires d’un Peter Singer ou d’un prêtre qui au nom de sa croyance veut imposer sa loi au monde. Il est essentiel qu’il ait pu commencer à montrer que contrairement à ce qui a été tenu naguère pour évident même par des médecins, les plus petits enfants sont déjà pleinement humains, et qu’il ait aussi confirmé que l’apprentissage du langage commence très tôt (peut-être même in utero). Qu’il faille prendre soin des plus petits et que plus le milieu dans lequel ils vivent résonne de paroles, plus aisément ils apprennent à parler, on le savait, mais il est bon qu’on puisse opposer aux sceptiques et aux fous des résultats scientifiques. Surtout, il est bon que les méthodes expérimentales viennent contredire un faux rationalisme pour lequel toute exigence morale est un préjugé.
Il est bon aussi que Stanislas Dehaene accorde une place essentielle à ce qu’il appelle les « intuitions morales que nous partageons tous ». Toutefois s’agit-il seulement d’intuitions ? On sait que ce terme désigne aujourd’hui communément les croyances plus ou moins confuses d’un homme sur quelque chose dont il n’a pas encore une véritable connaissance. Or le respect de la personne humaine, qui en effet ne repose pas sur une connaissance scientifique et expérimentale, n’est-il fondé que sur une « intuition » de cette sorte ? Le jugement moral n’est-il qu’une intuition de cette sorte ? Étrange façon de caractériser un principe moral, et en l’occurrence celui sur lequel est fondé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que l’État de droit ! Nous aurions par chance un préjugé préscientifique qui nous pousse à respecter nos semblables, en attendant que la science la plus rigoureuse confirme que nous avons par exemple raison de condamner l’infanticide ! Jamais Stanislas Dehaene n’a douté d’avoir à respecter ses semblables, et pourtant il écrit comme si ce respect était moins fondé en raison que sa croyance en la vérité scientifique et expérimentale. Cela s’appelle le scientisme, et par chance ses expériences confirment son exigence morale : mais qu’arriverait-il si ce n’était pas le cas, soit qu’il se trompe dans la mise en œuvre de cette expérience, soit qu’elle ne permette pas de conclure ?
Nous voilà à nouveau devant l’acte par lequel un homme reconnaît ses semblables. Cet acte n’a rien de scientifique, mais il n’est pas moins rationnel que l’arithmétique : il y a une caractérisation morale de l’homme qui n’est pas du même ordre qu’une caractérisation zoologique ou génétique et qui fonde les rapports humains. Que les neurosciences permettent de distinguer par son activité cérébrale l’homme des autres êtres vivants, il faut s’en réjouir, et peut-être même faire d’une pierre deux coups : répondre non seulement à ceux qui comme Peter Singer ne sont pas à un meurtre près, mais aussi à tous ceux qui mettent sur le même plan l’homme et les autres animaux, oubliant que la reconnaissance de l’humanité de l’homme est non pas ce qui donne à l’homme tous les droits, comme on dit, mais au contraire ce qui fonde tous ses devoirs envers lui-même d’abord, envers ses semblables et donc indirectement envers le monde dans lequel il vit et qu’il doit aménager de telle façon qu’une vie humaine y soit possible. L’éducation qui prend soin de l’enfant dès sa naissance et l’accompagne toute son enfance, et jusque dans sa vie d’étudiant, repose sur la reconnaissance en lui d’un être libre capable d’apprendre et de juger, capable de comprendre, c’est-à-dire d’accéder à la vraie rationalité, laquelle ne se réduit ni au calcul ni même à la maitrise des sciences, mais consiste dans la liberté. Si devenir pleinement homme et maître de sa vie se réduisait au développement de l’activité cérébrale qui est leur objet, les neurosciences pourraient servir de principe à l’éducation des enfants et à leur instruction. Elles permettraient de définir des protocoles propres à délivrer enfin parents, médecins, instituteurs et professeurs du souci de l’éducation. Je soutiens que si elles ne sont pas encore parvenues à un tel stade, ce n’est pas parce qu’elles sont aujourd’hui encore balbutiantes, mais parce que la pensée ne se réduit pas à ce que l’expérimentation scientifique connaît sous la dénomination d’activité cérébrale. Quel que soit l’intérêt pour l’éducation et l’instruction d’une meilleure connaissance de cette activité, nous n’en pourrons tirer parti que si nous savons la subordonner à une idée de l’homme irréductible à ce que l’étude expérimentale du corps humain nous apprend de nous-mêmes.
P.S. Une fausse critique des neurosciences
Je vois que pour s’opposer aux conséquences pédagogiques qu’on pourrait tirer des connaissances qu’apportent les neurosciences dans la lutte contre ce qu’on appelle « l’échec scolaire », on invoque l’importance des facteurs sociaux qu’elles oublieraient. Nous ne sommes donc pas près de reconstruire une véritable école ! Comme si en effet ce qu’on appelle des facteurs sociaux ne signifiait pas tout simplement que l’école est incapable d’instruire les élèves qui n’y sont pas préparés par leurs familles : l’échec scolaire n’a pas pour cause le milieu social des élèves mais l’incapacité de l’école qui, sur ordre des pédagogues ministériels, ne fait pas son travail d’instruction élémentaire. L’école ne croit plus en elle-même et en ses élèves. Les doctrines qui l’ont submergée ont démoralisé les maîtres. Qui croit encore que les élèves sont par nature capables de s’élever si on les instruit, et que leur milieu social ne leur assigne pas d’avance pour destin l’ignorance ou le savoir ? Mais cette foi repose sur une conviction, et la science s’interdit toute conviction, qu’il s’agisse des sciences cognitives ou des diverses formes de sociologisme ou de psychologisme. Autant qu’on puisse le présumer d’après ses ouvrages et ses conférences, il semble que par bonheur la découverte que Stanislas Dehaene a su faire des conditions cérébrales de l’apprentissage des mathématiques se confonde chez lui avec cette conviction, qui n’a pourtant rien de scientifique, que tous les enfants sont capables par nature d’apprendre à lire et à compter, conviction que les spécialistes de l’éducation au pouvoir depuis plus d’un demi-siècle ont perdue et s’évertuent à faire perdre. Peut-être dès lors n’est-il pas certain que du pédagogisme aux neurosciences, nous irons de Charybde en Scylla. Au moins les neurosciences ne nous forcent-elles pas à croire que le cerveau d’un enfant n’est pas le même selon le milieu où il est élevé, et nous ramènent-elles à cette évidence : l’insuffisance du développement de l’apprentissage du langage est une des causes les plus importantes des difficultés scolaires, et il n’y a pas d’autre remède qu’un renforcement de l’apprentissage de la langue et de la lecture. Et pour l’apprentissage des mathématiques il faut s’entraîner : mais acceptera-t-on qu’on exerce ainsi une contrainte sur des enfants ? Car cet apprentissage, même s’il contient une part de jeu, suppose travail, répétition, exercices, et cela tous les jours. M’objectera-t-on qu’il est conforme aux lois de la sociologie qu’imposer travail et discipline aux enfants de certains milieux soit impossible ? Continuera-t-on de penser que leur imposer des règles qui ne sont pas celles de leur quartier est une manière de les coloniser ?
Notes
1 – Les Neurones de la lecture 2007, La Bosse des maths 2010, Le Code de la conscience 2014.
2 – Nous renvoyons aux pages du livre, Le Code la conscience, Odile Jacob, 2014.
3 – Discours de la méthode V, AT 56.
4 – p.22 ; cf. p.340 sq. où la capacité cérébrale de combinaison qui en effet rend possible pour nous l’usage des signes est délibérément tenue pour constituer l’essence même de la parole.
5 – Le cerveau et la pensée, conférence prononcée par Georges Canguilhem le 20 mars 1980 et publiée in Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Albin Michel, Paris, 1993, p. 11-33. (ISBN 2226062017).
6 – https://www.espace-sciences.org/conferences/mardis-de-l-espace-des-sciences/le-code-de-la-conscience.
7 – Par ex. p. 22.
8 – Cf. https://www.franceculture.fr/sciences/stanislas-Stanislas Dehaene-en-cinq-idees
Je poursuis ici la réflexion d’un précédent article sur la thèse de chercheurs qui au nom des neurosciences niaient la liberté humaine, la conscience n’étant selon eux que l’accompagnement de processus cérébraux non conscients le 9 janvier 2018 (http://www.mezetulle.fr/conscience-liberte-et-mecanismes-cerebraux/. Si les conclusions de Stanislas Dehaene vont dans le même sens, son argumentation est d’une tout autre valeur.
9 – Sur cette question tout est dit déjà dans la conférence de Canguilhem Le cerveau et la pensée : on y voit comment l’idéologie en question est déjà clairement présente tout au long du XIXe siècle.
10 – Il s’agit à juste titre de refuser de considérer que ce qu’on appelle les sciences de l’éducation soient considérées comme des sciences.
11 – Stanislas Dehaene présente son livre, La bosse des maths, dans une conférence qu’on peut trouver sur https://www.youtube.com/watch?v=0yCWPAelZBo : il s’agit du chimpanzé « Ai » de Tetsuro Matsuzawa (1985-2005), expérience présentée sous le titre : le sens du nombre est-il propre à l’espèce humaine ?
12 – Dans ce contexte la matière sans corps est un néant : il faut un principe formel lié au principe matériel pour qu’il y ait corps, et la question de savoir s’il peut y avoir une âme, forme pure, séparée, se pose et donne lieu à débats : l’immortalité personnelle n’est pas garantie si la forme sans matière est une parcelle de l’entendement divin.
13 – p.20 du Code de la conscience. La citation de Descartes est extraite de la dernière page du Traité de l’homme.
14 – https://www.youtube.com/watch?v=0yCWPAelZBo
15 – Pour tout ceci, Canguilhem, ibid.
16 – Cf. p.360 citée p.1.
17 – Je crois que la revue a bien voulu publier ma réponse début 2001.
18 – Sic !
19 – Re-sic !
20 – Cité par Stanislas Dehaene dans Le Code de la conscience p.321 sq.
© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018.
Toute ma reconnaissance à Jean-Michel Muglioni pour s’être astreint à avaler avec tant de patience toute cette science dont rien ne garantit qu’elle ne glisse pas dans l’idéologie scientiste la plus coriace.La présentation critique de l’ouvrage de Stanislas Dehaene est précise et scrupuleusement honnête. Jean-Michel Muglioni pratique la générosité cartésienne.En esprit libre, il est totalement soucieux de la liberté de l’auteur dont il reconnaît les mérites , mais ceux, surtout, ceux dont Stanislas Dehaene ne prend pas conscience recèlent une saveur toute particulière. C’est donc sans aucune acrimonie que sont mises en évidence les erreurs et fautes magistrales que constitue, une fois de plus, dans l’histoire des connaissances, la confusion totale du cerveau et de la pensée. Est en jeu bien sûr l’ignorance des meilleurs philosophes auprès desquels il est possible depuis longtemps de s’instruire. La superbe scientiste, une fois encore! A son encontre, Jean-Michel Muglioni se livre à une belle leçon de rationalisme cartésien.
Bonjour M. Muglioni,
Juste une remarque inspirée par le commentaire précédent de Mme Fuchs : il n’est pas sûr que le « scientisme » soit seul en cause ici, ni même qu’il le soit vraiment.
Peut-être est-il difficile pour chacun d’entre nous (et pas seulement pour les spécialistes du cerveau) non pas de comprendre, mais d’admettre, une vérité pourtant si bien formulée par Leibniz :
« les monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir » (Monadologie, §7).
Bien à vous.
Oui, je rappelais dans http://www.mezetulle.fr/conscience-liberte-et-mecanismes-cerebraux/ que les cartésiens savaient qu’à toute pensée correspond un mouvement du corps parfaitement visible pour un spectateur qui pourrait entrer dans le cerveau comme dans le moulin de Leibniz (Monadologie 17). On peut donc soutenir avec Leibniz, comme vous le rappelez, qu’il n’y a pas de communication entre les esprits, mais qu’avec un bon appareillage il est possible d’entrer dans le cerveau comme dans un moulin, et qu’on n’y trouvera pas la pensée mais des rouages certes plus complexes que ceux d’un moulin. Et le scientisme consiste à croire qu’on apprend ce qu’est la pensée en entrant dans ce moulin.
Bonjour M. Muglioni,
Un article récent (13/03 ; en anglais) de G. Strawson dans la NY review of Books fait écho à votre billet.
Il s’y interroge sur les ressorts de ce qu’il nomme le « déni » (denial) de la conscience :
http://www.nybooks.com/daily/2018/03/13/the-consciousness-deniers/
Bien à vous.
Voici le résumé de l’article de Galen Strawson paru (en anglais) dans le The New York Review of Books le 03-03-2018, par (http://www.nybooks.com/daily/2018/03/13/the-consciousness-deniers/) et signalé par un lecteur de Mezetulle le 2 avril :
Mezetulle remercie Edith Fuchs qui a fait ce résumé.
Ceux qui nient l’existence de la conscience.
Galen Strawson conteste dans cet article, non sans user de raillerie, tous ceux qui refusent d’accorder que nous sommes dotés de conscience et il n’hésite aucunement à déclarer que ce refus constitue la pire sottise jamais proférée, dont les origines se trouveraient dans deux grands courants du XX° siècle, dont les effets d’ailleurs perdurent jusqu’à nos jours : en psychologie, le behaviorisme qui triompha un temps et, pour la philosophie, ce que l’auteur appelle le naturalisme. L’attaque à laquelle il s’adonne de façon assez jubilatoire, est conduite selon un ordre complexe qu’on peut peut-être simplifier comme suit :
1- Chacun sait ce que « être conscient » veut dire, puisque chacun a déjà vu, entendu, senti, tout comme chacun a déjà éprouvé de la douleur, ressenti le froid, la faim ou encore, éprouvé remords ou désarroi. En d’autres termes toutes ces expériences se caractérisent par leurs qualia. Le déni que l’auteur va s’attacher à récuser revient à prétendre que personne ne fait l’expérience réelle de ces qualia, de ces tonalités et modalités de la conscience. Il n’y aurait là qu’illusions.
2- Qui sont ces négateurs de la conscience?
Parmi ceux qui assumèrent pleinement leur déni, ou peut compter, pour le courant dit du behaviorisme philosophique, Brian Farrell, Paul Feyerabend, Richard Rorty ainsi que l’inoubliable Daniel Dennett. Leur argument consiste donc, l’auteur y insiste, à dire que de toutes ces tonalités et modalités diverses de l’expérience commune, il nous semble en avoir conscience, sans qu’à cette apparence une véritable conscience corresponde. A quoi Galen Strawson objecte, à la façon de Descartes sans le nommer, que croire avoir mal, ou faim, ou soif (tel le célèbre hydropique) c’est avoir mal, faim ou soif ! Il faut de surcroît y insister : ressentir le froid, la faim, la douleur, c’est par là même savoir qu’on a froid, faim ou mal. (The having is the knowing).
Il suit de là qu’on ne saurait prétendre que la conscience serait « un mystère » : seuls ceux qui croient que la conscience relève de phénomènes cérébraux peuvent tomber dans une erreur aussi monumentale. Non seulement ils oublient que l’expérience de la conscience est la plus évidente de toutes, mais encore ils supposent que notre connaissance du cerveau nous permettrait de savoir qu’à lui seul il rendrait raison de la présence de la conscience. Or, en aucune façon, nos connaissances des processus et phénomènes cérébraux ne nous y autorise.
3- Quand l’auteur en vient au behaviorisme, il commence par rendre hommage à l’orientation méthodologique que prit la psychologie avec Watson, pour aussitôt voir dans l’entrée en scène des philosophes l’advenue d’un vrai désastre. Ces derniers auraient substitué à une modeste méthode, une métaphysique conduisant à prétendre que la conscience est réductible au comportement et aux dispositions comportementales.
L’auteur va montrer en s’appuyant sur des citations prises à divers écrits (par exemple de Karl Lashley en 1923, Brian Farrell en 1948, Paul Feyerabend en 1961, Richard Rorty en 1965) que ce réductionnisme est une destruction de la conscience.
Mais, selon Galen Strawson, il y a pire encore.
4- Le naturalisme matérialiste prétend que l’expérience dans « toute sa richesse.. sa grisante luxuriance » selon les mots de W.V. Quine serait de part en part une affaire neuronale. L’auteur objecte qu’il ne voit pas pour quelle raison accorder la précellence à la neurophysiologie du cerveau plutôt qu’au sujet sans lequel il ne saurait y avoir d’expérience. Quand Russell en 1927 rappela que si nous étions dépourvus de conscience, nous ne pourrions accéder à la nature de la matérialité dont le cerveau est fait, il fut largement tourné en ridicule.
5- Au milieu du XX° siècle, quelques philosophes analytiques prétendirent cette fois que le matérialisme devrait rejeter tout réalisme de la conscience puisque ce qu’on baptise « conscience » ne saurait relever entièrement de phénomènes physiques, c’est donc que la conscience n’existe pas. Pas même donc comme une illusion.
L’auteur objecte non sans raison qu’une telle vue oublie les grands ancêtres que furent Leucippe ou Démocrite, et s’étonne que ces négateurs fassent alliance avec leur ennemi juré, Descartes, avec lequel ils partageraient l’idée que nous en saurions assez sur le monde physique pour garantir que la conscience de notre expérience ne saurait en relever.
Or si l’état des connaissances à l’âge classique expliquerait une telle certitude, celle-ci va être ensuite remplacée par la conviction que la physique ne peut, en la matière, qu’être « silencieuse ». Et l’auteur en appelle à divers auteurs, tels derechef Russell ou encore Stephan Hawkings qui rappelait en 1988 que « la physique n’a rien à dire à propos de ce qui ne peut être formulé en théorèmes généraux et équations » – ce qui laisse ouverte « la question de savoir ce qui insuffle à ces équations la chaleur que requiert l’édification d’un monde que ces équations soient à même de décrire ».
L’auteur conclut que si on voit bien que le rejet de la conscience a tenu à une interprétation erronée à la fois du behaviorisme et du naturalisme, resterait à comprendre comment de telles erreurs ont pu voir le jour. Or, en s’en remettant à l’autorité de Cicéron écrivant qu’il n’y a pas d’absurdité qu’un philosophe ne soit à même d’inventer, Galen Strawson multiplie les références aptes à conforter ce diagnostic. Il reste dès lors à espérer que la « grande sottise » qui vient d’être dénoncée ne franchira pas le cercle des spécialistes et qu’elle ne deviendra pas la conviction de quelque technicien de l’informatique ou de la future robotique.
Et en guise de mise en garde l’auteur rappelle comment Daniel Dennett prétend que « la rougeur du rouge, la douleur de ce qui est douloureux » et ainsi de tout ce que les philosophe appellent qualia n’est que pure illusion, car il faudrait à ce compte dangereusement déduire que nul n’a jamais ni souffert, ni fait souffrir.
Ping : Macron aux Bernardins : la transcendance à l’eau de rose au service d’une politique libérale - Mezetulle
Ping : Comment juger une réforme de l’école ? - Mezetulle