Sur un sentier de montagne, deux mondes pédestres se croisent ; le léger et le lourd, le rapide et le lent 1, le clean et le souillé, l’élégant et le pataud. Deux mondes, deux esthétiques, deux morales se toisent dans l’échange des regards : est-ce un banal clivage entre l’urbain et le rural ? Pas si sûr...
Je rencontre un jogger sur mon sentier familier.
Il porte un ensemble flottant-débardeur très chic bleu roi fluo avec des reflets argentés, très brillant, très clean, et pour seuls accessoires un compte pulsations et un baladeur MP3. Je suis en short bermuda kaki plaqué de poches mutliples, sac au dos contenant pharmacie avec minidoses de tout (ne pas oublier l’arnica), nourriture, boisson et l’inévitable couteau suisse. Encore n’est-ce qu’une simple balade de deux ou trois heures, sinon j’aurais aussi carte, boussole, altimètre, écran solaire, allumettes et amadou (dans une boîte de pelliculle photo) sacs poubelle (pouvant servir de bottes pour traverser un torrent sans se déchausser, de sursac en cas de pluie), jumelles, lacets de secours (pouvant servir de garrot, de ficelle), épingles de sûreté (pouvant servir d’hameçon, de tire-échardes, de pince à linge) couverture de survie ultra-légère réflectorisée (pouvant servir de tapis de sol, de signalisation) et quelque vêtement – j’en passe. J’ai sur le dos un polo de tennis détourné, choisi parce qu’il n’a pas de couture sur l’épaule et qu’il évacue bien la sueur, et dont je hais le look minette pastel.
Il est tête nue, cernée (auréolée ?) d’un bandeau éponge assorti à son ensemble, il porte des chaussures de running à air compensé dégageant bien la malléole (petites chaussettes basses invisibles, ça doit porter un nom mais je ne le connais pas), d’où s’élance son mollet fin et musclé. Bronzage bien homogène, parfait. Je suis coiffée d’un chapeau de brousse léopard, chaussée de grolles de montagne (légères tout de même) qui surtout surtout prennent bien la cheville, chaussettes de laine roulées au-dessus laissant voir 20 cm de mollet (pas fin, juste un peu fluet) et le genou. Il est clair que le résultat sur le bronzage est désastreux : pire que le bronzage « cycliste », le bronzage zoné, comme jadis celui des faneuses et des glaneuses… un bronzage asservi, résultat d’autre chose, et non obtenu pour lui-même. Mes lunettes de myope sont attachées par un cordon qui les immobilise sur l’arrière de mon crâne, j’ai trop peur de les perdre.
Pour aggraver la scène et la porter à la caricature, il descend et je monte. Il survole le sentier coudes au corps, effleurant le sol de l’avant du pied, tel un Mercure auquel il ne manquerait que les ailes. Tel un Vulcain qui boîterait des deux côtés, je le foule soigneusement en posant à chaque pas toute la surface de la semelle, bougeant le reste du corps le moins possible : ne faire travailler que l’articulation du genou et celle de la hanche pour monter, soulager le mollet volontiers pris de crampes. Je prends appui sur un ancien bâton de ski recyclé dont j’ai ôté les rondelles, garni de grip pour raquette de tennis.
Une libellule tombée du ciel va frôler un batracien monté des enfers.
Nos regards se croisent. Deux mondes se toisent.
Lui, craintif à l’idée que je pourrais m’arrêter et entamer une conversation sénile sur le temps qu’il fait et le temps qu’il faut, les champignons, les chemins trop bien balisés où on ne se perd plus, la description de ce que c’était il y a trente ans, les récits de pics durement atteints, les leçons de sagesse à la noix reprises du berger ariégeois (« vous mettrez 3 heures si vous marchez normalement, mais 7 heures si vous vous pressez », on la connaît celle-là) et les soupirs sur le mode poético-réactionnaire (« tout fout le camp ! »). La mamy-boom va lui casser son rythme (parce que lui il n’a pas besoin d’écouter le berger, il fait ça en courant 1h aller-retour). Il anticipe la rencontre par un regard lointain mais pas hostile, juste de quoi me tenir à distance sans m’offenser. Ouf non on se salue sans s’arrêter – elle a compris ou elle s’essouffle déjà dans la montée, tant mieux. Il me méprise légèrement, pour ma lourdeur, pour ma lenteur, pour mon accoutrement fondé sur le bricolage et le détournement, pour l’idéologie « babacool » qu’il me suppose, pour mon âge….
Même si j’admire sa vitesse, sa légèreté, sa fragilité, cette manière de se signaler comme extra-ordinaire, je le plains, pour son aspect impeccable, pour son dénuement élégant et si bien étudié, pour sa gestique chichiteuse, pour sa temporalité brève, pour son mutisme, pour son souffle mécaniquement réglé, pour sa façon de traiter le chemin comme une piste sans accroc sans crotte sans cailloux sans ronces sans taons sans tiques sans odeurs sans râles sans chants sans plumes d’oiseaux laissées par les prédateurs sans taches de sang d’animaux blessés, sans serpents venimeux, pour son ciel bleu, pour ses zéphirs, pour son goût « des pays imbéciles où jamais il ne pleut ».
Sûr que dans la ville où il habite, le samedi avec son sac de tennis ou de golf jeté négligemment sur l’épaule, il fait la queue dans le métro pour prendre l’escalier mécanique : il ne transpire que proprement, quand il faut. Sa courte urbanité sans mémoire se mesure à l’usage qu’il fait des « équipements » et « aménagements » divers, sa ruralité avide d’air pur s’arrête à la merde de sanglier dont il craint de souiller ses « runnings ». Encapsulé dans un corps de rêve promu fin en soi, il est définitivement et partout de passage. Je suis dans la ville (que je préfère grande, imprévisible, capitale) comme je suis sur ce sentier, humant, m’incrustant, séjournant. J’aime l’odeur du métro – à l’approche de la rame la brise tiède soufflant du tunnel, portant la délicieuse odeur d’huile chaude et de métal frotté – autant que celle, légèrement écoeurante, du champignon qui se délite et pourrit. C’est pour lui que les commerciaux de la RATP ont naguère stupidement inventé de distiller des « parfums » (genre M. Propre) en station, parce que l’huile chaude il paraît que ça sent mauvais (en fait c’est surtout la superposition de parfum et de pisse humaine qui pue). Comme est mauvaise l’odeur du chevreuil (terrible odeur de bouc….), celle de la petite musaraigne crevée qui se décompose, là au bord du sentier… Ce n’est pas ça la nature qu’on voit dans les images de sports de glisse et les pubs pour petits déjeuners à la campagne sur la terrasse avec les enfants, images légèrement surexposées du bonheur insipide où rien n’arrive, où l’accident « pas grave » ne peut être que ludique et réparable comme une tache de confiture sur un tee-shirt pastel minette, images ripolinées du déni des choses telles qu’elles sont, où rien n’est perfectible puisque tout est parfait.
Sans doute aime-t-il la montagne – il en est tellement proche sans appareillage ; j’aime qu’elle me tienne en respect et j’en respecte les distances. Il est sûrement favorable à la « réintroduction » de l’ours dans les Pyrénées ; j’y suis hostile. Au fait, j’avais oublié un accessoire : dans le fond de ma poche, avec le mouchoir et le pq de secours, il y a un sifflet. Parce que si on rencontre un ours, il ne sert à rien de courir ça réveille le redoutable prédateur, il faut faire du bruit ça effraie la bête brute. J’ai des tas de bidules comme ça, parce qu’on ne sait jamais, parce que la nature, comme la ville, n’est pas belle et lisse mais râpeuse et sublime, parce que les zéphirs peuvent à tout moment se changer en aquilons, parce que les fils de la vierge sont tissés par des araignées, parce que le temps passe, que la pluie vient, que l’orage menace, que la nuit tombe, que le brouillard me rattrape, que le dernier métro se rate, que la vie s’écoule, que les choses précieuses et rares se dégradent, parce que vivre tue… Je me fais du cinéma moi aussi ? Probablement, mais on ne regarde pas le même film.
1 – Je sais bien que « jogging » désigne une course assez lente. Mais c’est une course – jamais les deux pieds à la fois en contact avec le sol – exportée à la montagne où la plupart des humains se contentent de marcher (sauf cas spécial du pas de gymnastique du chasseur alpin que par ailleurs tout oppose au « jogger »), ça va vite.
© Catherine Kintzler