Au moment où paraît l’édition française critique du texte de Mein Kampf1, les éditions Kimé republient le Hitler par lui-même d’après son livre Mein Kampf de Charles Appuhn2 – ouvrage paru en 1933 et qui n’avait connu aucune réédition depuis 1934. Présentée par une éclairante préface d’Edith Fuchs, cette heureuse initiative offre au public francophone une approche qui ne fait en rien double emploi avec une édition critique intégrale académique : celle qu’effectua un grand lecteur en toute lucidité au moment même de l’expansion du nazisme.
Appuhn avait pu se procurer le texte de Mein Kampf probablement à l’issue d’une mission en Allemagne dans les années 1920, et juger en première main de la nécessité d’en informer les Français, alors que le livre était interdit en France aussi bien en allemand qu’en traduction française. Il en traduisit de longs et significatifs passages qu’il prit dans le fil conducteur d’un résumé analytique destiné, tout en contournant la censure3, à le rendre à la fois concis et intelligible. Loin de lui faire écran, cette approche met au contraire son objet en pleine lumière. La simplicité banale du titre sonne aujourd’hui presque comme une audace, comme s’il fallait épargner les états d’âme en s’imposant une reformulation avec les pincettes d’un noli tangere. ll s’agit bien de lire les yeux grands ouverts.
Dans la préface de cette édition 2021, après avoir fait le point sur la réception du nazisme en France dans les années 1920-19304, Edith Fuchs souligne en quoi cette réexposition synthétique d’un livre-fleuve touffu et redondant organise les idées avec clarté et sobriété en les illustrant par de larges extraits. Ainsi, dit-elle, ce germaniste, ce philosophe spécialiste de Spinoza est dès 1933 « le seul à permettre à chacun de savoir ce que sont l’hitlérisme et le Führer ». Elle poursuit : « La méthode consiste à choisir les pages les plus significatives de Mein Kampf pour composer un tout lisible fait de la traduction de longs passages insérés dans le résumé de ce qui précède et celui de ce qui suit. […] ». Méthode justifiée et même appelée par la nature même du texte pour qui veut le rendre intelligible : « les lecteurs de l’original ont tous souligné le caractère prolixe, répétitif et désordonné de cet écrit. Hitler n’est donc aucunement trahi si on prélève le passage le plus net parmi tous ceux qui tiennent le même propos : combien de fois en effet attaque-t-il le parlementarisme, la démocratie, le droit, la raison, la France et les Français sans omettre la ‘juiverie internationale’ ». Du « péril juif » à l’expansion territoriale et aux alliances extérieures aimantées par le projet de destruction totale de la France, de la hiérarchisation raciale à l’exaltation du héros anti-démocratique porteur de l’esprit d’un peuple, du mépris du savoir à la valorisation de l’exercice physique formateur du caractère national : tout est présent, rendu clair et distinct.
Dans cette lecture sans affectation ni affectivité, il y a, dit Edith Fuchs, « un échantillon de la spécificité du philosophe : son ton calme et distant ne le fait jamais reculer à mettre en évidence les pires infamies de Hitler. Il n’est donc pas étonnant que ce grand spécialiste et traducteur de Spinoza emprunte presque les mots du Tractatus politicus quand il déclare qu’à l’expression de nos ‘états d’âme’ il faut préférer se conduire ‘conformément à la raison’ en s’adonnant à la ‘connaissance des causes’ ».
Lire ce livre, c’est suivre les détours réordonnés d’une pensée dont le fait de savoir d’avance qu’elle conduisit à l’horreur n’aide pas à la connaître vraiment, c’est en voir la construction, l’emprise au moment même où elle se forme et ne jamais s’ennuyer une minute parce que la connaissance ainsi produite est toujours ressentie comme une force par le lecteur.
Notes
1 – Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, dir. Andreas Wirsching, Florent Brayard, Fayard, 864 p.
2 – Charles Appuhn, Hitler par lui-même d’après son livre « Mein Kampf », préface d’Edith Fuchs, Paris, Kimé, 2021 (Paris, Haumont, 1933). Professeur de philosophie, connu pour sa traduction de l’œuvre de Spinoza, Charles Appuhn a dirigé la section allemande du Musée-bibliothèque de la Guerre.
3 – D’après Antoine Vitkine dans son Mein Kampf Histoire d’un livre, Paris, Flammarion, 2009 (cité par Edith Fuchs dans la préface de l’édition de 1921), une interdiction ne pouvait pas être entreprise au moment de la parution du livre du fait qu’il s’agissait d’extraits. L’interdiction intervint en 1943.
4 – On lira aussi sur ce sujet l’article d’Olivier Cariguel (cité par Edith Fuchs) « Mein Kampf en France dans l’entre-deux-guerres : un imbroglio éditorial », Revue des Deux Mondes, déc. 2019-janv. 2020, pp. 86-91.
Merci d’avoir signalé cet ouvrage. Je me le suis procuré et commencé la lecture. C’est d’une clarté et d’un précision glaçante.
Je lis ceci: « L’interdiction intervint en 1943 ». C’est étonnant…La France est occupée par Hitler. Comment est-ce possible ?
Merci.
Extrait de la préface d’Edith Fuchs, p. 13 :
« En France, dès 1933, en offrant à tout lecteur un exposé synthétique organisé avec clarté, ce spécialiste de Spinoza est le seul à permettre à chacun de savoir ce que sont l’hitlérisme et le Führer. Toutefois, si dès l’occupation allemande, quantité d’ouvrages furent interdits, cet Hitler par lui-même aura échappé un temps à la vigilance car ce n’est qu’en 1943 qu’il sera interdit (l’ouvrage figure dans la troisième édition des listes, dites listes Otto, des ouvrages censurés par Otto Abetz, ambassadeur du Reich à Paris, adressées au syndicat des éditeurs. »
Ping : Les traductions françaises de Mein Kampf | Biblioweb