Voilà bientôt deux mois que j’ai tantôt sur ma table tantôt à mon chevet l’admirable et poignant livre que Élisabeth de Fontenay a consacré à son « frère au bois dormant ». Gaspard de la nuit1 : un livre où, par une cohabitation « intranquille », « la sœur, la narratrice et la philosophe » tentent de faire exister cette « cécité d’un soi qui n’est pas devenu soi-même ». Pourquoi avoir tant tardé à en parler, alors que je ne cesse de le relire ? J’ai tant tardé parce que je ne cesse de le lire et de le relire.
Saisie à la fois par la nécessité d’écrire sur ce livre et par l’espèce d’inconvenance qu’il y a à le faire, je ne puis me résoudre à en proposer (à supposer que j’en sois capable ou même que cela soit possible) une recension qui s’insérerait, une fois achevée, dans la liste des choses faites et qui, en le plaçant au dossier des « livres lus », en serait une trahison. Comme s’il pouvait jamais être une affaire classée.
Magnifiquement et gravement écrit, hors de portée de toute explication de texte ou même de tout compte rendu qu’il déjoue et qu’il déborde, le livre tire sa force des fêlures qu’il envisage les yeux grands ouverts et auxquelles nul lecteur, une fois la lecture commencée, ne peut se soustraire. Faire exister une dérobade, une absence à soi si proche et si lointaine, cela ne se pouvait que par la décision de restituer – sans jamais renoncer à la pensée mais sans jamais faire de la pensée un bouclier, et précisément par l’audace d’aller à son comble en chaque point – l’obscure clarté qui, au-delà de l’humaine condition, révèle et proclame l’inconditionné humain dans tout son inconfort.
Il faut, en s’essoufflant, suivre l’auteur dans un « entrelacs » d’association de pensées, de bribes de récits, d’éclairages vifs et ponctuels. Ce qui compte n’est pas tant de la suivre que de s’y essouffler avec elle et de faire halte, hors d’haleine, sur quelques-uns des sommets sur lesquels elle nous hisse. En racontant, au milieu du livre, le film Rain Man2 comme un parcours initiatique, c’est elle qui initie le lecteur et le rend attentif au bonheur d’être de ceux à qui il peut arriver quelque chose, à qui échoit cette bienfaisante contingence des passions de l’âme dont on n’imagine pas que, resté sur le bas-côté de la route, on puisse être privé. En disant comment la « lointaine proximité » de Gaspard l’a détournée de l’anti-humanisme et a donné un tour supplémentaire à sa belle et longue réflexion de jadis, de naguère et d’aujourd’hui sur le silence des bêtes, Élisabeth de Fontenay ne fait pas que soustraire Descartes au lynchage vulgaire3 – ce dont je lui serai reconnaissante pour toujours –, elle ne pointe pas seulement la « question outrageante » de la thèse continuiste qui, dans un odieux calcul, ose préférer un chien fidèle à un handicapé profond : elle nous rappelle à l’essentiel philosophique, lequel consiste à maintenir béantes les antinomies dont il se nourrit.
« La transcendance de Gaspard, sa lointaine proximité m’auront détournée d’un antihumanisme radical auquel me conduisait mon orientation philosophique. En revanche, mais bien plutôt réciproquement, c’est au souci que j’ai de la singularité humaine de cet homme différent, de cet étrange enfant dont j’ai la garde, que je dois l’attention que je porte aux animaux et à leur condition ». (p. 104)
Et c’est par l’effet de l’écriture, cette douloureuse et nécessaire opération, que le tracé s’avoue comme initiation flamboyante et appelle le lecteur au travail sur soi. Transformer en clarté et en flamme ce que nous sommes et ce qui nous touche : telle était, rappelle Élisabeth de Fontenay, l’une des injonctions de Nietzsche – elle ne s’en inspire pas, car aucune boussole ne peut être ici secourable, elle la découvre en un regard rétrospectif.
« La transformation en clarté, en flamme, ce furent à la fois l’effort vers d’autres formes de rationalité et la difficile acceptation de mon frère, de son injuste excès de finitude. Aujourd’hui seulement, parce que j’ai entrepris d’écrire sur lui, je comprends que c’est à son mystère et non à une volonté de maîtrise que je dois d’avoir entendu cet appel à méditer en retour et à réfléchir plus avant ». (p.98)
Notes
1 – Élisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère, Paris, Stock, 2018. Titre emprunté à Aloysius Bertrand ; l’auteur s’en explique p. 14 par une association de signifiants (l’usage du prénom Gaspard et c’est bien de nuit qu’il est question).
2 – Film de Barry Levinson, 1989.
3 – « C’est grâce à Descartes que j’ai sauvegardé l’humanité de Gaspard et c’est grâce à Gaspard que j’ai dit absolument non à l’animal-machine », p. 96.
Merci pour ces lignes. Je m’empresse et me presse de rejoindre ma librairie préférée pour quérir -et bientôt chérir- ce livre.
« son injuste excès de finitude ».
Il y a dans cet immense petit livre des formulations -et non point des formules- que l’on peut dire heureuses et justes en dépit, malgré, grâce, en raison, de l’aporie tragique de la rencontre d’une écriture et d’une existence : d’une sœur -mais d’une philosophe- et d’un frère – mais « orphelin(s) du propre de l’homme ».
Aussi, ce n’est ni là, ni après cette lecture dont je sors inexplicablement apaisée, ni après non plus vos propos eux-mêmes si émus, Chère Catherine Kintzler, qu’il faut en dire plus…
Je n’aurais probablement pas lu ce texte si je n’avais trouvé vos mots. Merci.
Oh merci pour ce « commentaire » qui est aussi un exercice d’admiration …
Tout comme vous, j’aurais aimé ecrire quelques lignes sur ce tres beu livre, lu et relu, et jamais épuisé…
Contrairement à vous, je n’y suis pas parvenue, et me suis contentée de le conseillerdan sla librairie où j etravaille, avec mes pauvres mots, bien impuissants à traduire la force et la beauté de Gaspard de la nuit.
Merci de l’avoir fait et de nous donner en partage votre regard si fin et si généreux .