Faut-il en finir avec le suffrage universel ?

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur les récentes déclarations visant la légitimité du suffrage et esquisse un parallèle entre une prétendue « démocratie de la rue » et une « démocratie des sondages » qui fait du peuple un marché.

Le suffrage universel passait jusqu’à ces derniers temps pour le fondement de la démocratie, et l’on regrettait qu’en France il ait fallu attendre 1945 pour donner le droit de vote aux femmes afin qu’il soit effectif. Il est vrai que sa mise en œuvre donne normalement lieu à débat sur le mode de scrutin, c’est-à-dire sur la meilleure façon d’élire les représentants du peuple. Il est vrai aussi que le pouvoir élu ne l’est que très rarement par une majorité absolue des voix, qu’il l’obtienne au scrutin proportionnel ou qu’il ait besoin du second tour d’un scrutin majoritaire. Mais on admettait généralement qu’il n’en était pas moins légitime.

Or voilà que depuis les dernières élections présidentielles et législatives, j’entends dire que le président de la République et la majorité législative ne sont pas légitimes, et qu’au contraire la rue exprime par ses manifestations la volonté du peuple, ou même que par la rue il est possible de prendre le pouvoir. Est-il sensé de vouloir remplacer le suffrage universel par ce qu’on pourrait appeler une démocratie de la rue ? Ce serait faire de l’insurrection le principe de la démocratie, thèse révolutionnaire classique, négation de la démocratie représentative et du suffrage universel, thèse conséquente d’une certaine extrême gauche pour laquelle l’élection ne compte pas. Thèse même soutenable à la rigueur, mais à condition qu’on ait l’honnêteté de la soutenir comme telle et de considérer explicitement que la loi républicaine n’oblige pas.

Paradoxalement les enquêtes d’opinion, c’est-à-dire des techniques inventées par et pour le marché, vont dans le même sens, puisque tout sondage sur une question quelconque remet en question la majorité élue. Soit un président de la République élu au second tour de l’élection après avoir obtenu 23,86/100 des voix au premier tour, comme Macron, ou comme Chirac seulement 19,88/100 des voix : sa légitimité est remise en cause dès qu’un sondage nous dit que le peuple français n’approuve pas à plus de 50/100 tel ou tel aspect sa politique.

Bref, démocratie de la rue et démocratie des sondages, c’est tout un. Et l’opinion mesurée par les sondages étant mise sur le même plan que le suffrage universel, ne conviendrait-il pas plus simplement de supprimer celui-ci ? Où l’on voit que dans ces conditions aucun pouvoir élu ne peut mettre en œuvre une politique. Tout se réduit à des rapports de force fluctuants et imaginaires puisqu’ils dépendent en partie de la manière dont les enquêtes d’opinion posent les questions.

La France est un pays étonnant où jamais aucune stabilité institutionnelle n’est donc possible. Il n’est pas sûr que ce soit une preuve de maturité démocratique.

 

PS – On le remarquera, cette esquisse d’analyse ne dépend pas du fait qu’on approuve ou non la politique du pouvoir en place.

Sur des sujets voisins, relire les articles de Jacques Saussard « Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie » et d’André Perrin « Démocratie, tyrannie des minorités, paradoxes de la majorité« 

 

6 thoughts on “Faut-il en finir avec le suffrage universel ?

  1. Antonio.C

    Bonjour,
    Monsieur,
    Si l’on reprend la question de notre représentativité politique au regard des principes de la laïcité, alors peut-être pouvons-nous être un peu plus critique sur le suffrage universel tel qu’il est organisé.
    Ai-je bien compris Mme Kinztler ? La laïcité c’est évidemment le suffrage universel mais la suffrage universel ce n’est pas la laïcité. Il n’y a pas de réciprocité. Contrairement à ce que disait Jaurès laïcité et démocratie ne sont pas synonymes. C’est-à-dire que la loi de la majorité dans une démocratie peut être une manière de conserver des privilèges, alors qu’avec la laïcité une majorité ne peut pas priver un seul au profit de quelques autres. Pourquoi ? Parce qu’elle s’organise à partir de principes qui nous dépassent et peuvent nous contraindre tous. Par exemple il ne peut pas y avoir de majorité populaire ou à l’Assemblée Nationale pour la peine de mort car on ne peut pas tuer quelqu’un sauf légitime défense. En toute logique on ne peut pas organiser un vote sur cette question.
    En France comme dans nombre de pays démocratiques, le pouvoir politique est organisé sur le mode religieux. SI nous sommes attentifs aux arguments politiques, nous entendons parler de vision de l’avenir de tel candidat, ou son contraire pour démolir les autres qui en manqueraient. Dans tous les cas, les candidats quel que soit leur parti, se présentent aux électeurs comme des prophètes ou des bergers : vous êtes aveugles alors que moi je vois et je vois loin, j’ai une vision pour la France, les autres c’est le chaos, moi c’est l’ordre, n’ayez plus peur avec moi, je vous protège.
    Dire que les élus du suffrage universel représentent les électeurs est un raccourci qu’il faut réinterroger. Ils représentent un courant de pensée à la limite mais en aucun cas le peuple, tout simplement parce que l’on ne demande jamais au peuple quelle est sa vision de l’avenir, quelles sont les valeurs qu’il veut voir organiser la cité et l’avenir. Les sondages ne posent pas ce type de question. On demande toujours aux électeurs de se comporter comme des aveugles, des fidèles, des croyants, des followers, des membres de la famille, des moutons, pour ne pas dire des membres de la chapelle, en un mot de se comporter en irresponsables priés d’acclamer un homme providentiel. Tout le contraire de ce que devrait organiser une république laïque où les politiques devraient être élus sur les moyens qu’ils proposent pour atteindre les objectifs fixés par le peuple. Avec la laïcité on devrait se garder des hommes providentiels car « de providentiel il n’y a que le peuple « , on devrait s’en remettre à un « peuple providentiel » (je ne sais pas si je suis le premier à utiliser cette expression, si oui j’en suis très heureux car elle manquait pour se parler de la laïcité. Sauf avis contraire argumenté bien sûr).
    Une représentation nationale ne peut assumer la responsabilité (rendre compte devant les générations futures) qui engage les générations futures dans leurs gènes et dans leur environnement, par exemple les OGM, nourrir les herbivores avec de la viande, le nucléaire, le pillage des ressources, la captation ou le partage des richesses, du travail etc.. Or jamais on ne demande au peuple d’assumer directement ce qui relève de sa responsabilité. Au contraire on le ridiculise en lui demandant de voter pour des programmes visionnaires tout en lui reprochant son inculture politique et économique (voir sa spoliation lors du Non à la constitution européenne). Aussi accuser certains de populistes (vous évitez le piège) sans appeler les autres des élitistes est injuste et en dit long sur le mépris des élites pour le peuple.
    Le système actuel prive le peuple de son droit de déterminer son avenir, et tout homme politique qui se propose en prophète aux élections est illégitime à voir à notre place. Il n’est jamais un représentant du peuple sur des sujets où justement il ne doit pas y avoir de représentation de la volonté populaire qui devrait s’exprimer directement. Peut être que de ce point de vue les suisses sont plus laïques que nous avec leurs referenda. Le système actuel – éliminer des candidats en 2 ou 3 tours – doit être critiqué plutôt que défendu comme vous le faites car la volonté populaire n’est pas exprimée dans cette organisation, elle est leurrée. Les sondages sont de même nature car ils expriment une opinion publique, les croyances de la population, et en aucun cas la volonté populaire sur ce qui est de sa responsabilité. Ils sont le leurre qui participe à l’apprentissage de l’impuissance, même quand ils sont contraires au pouvoir en place.
    La responsabilité des élus devrait d’être d’organiser la responsabilité populaire, donc son esprit critique et son instruction, lui rendre la vue, donc sa liberté. Ai-je mal compris ce que devrait être une république laïque ?
    Bien à vous
    Antonio C.

    Répondre
    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Mon propos ne porte pas sur le rapport du suffrage universel et de la laïcité. Ni même sur le sens du suffrage universel. Mais sur la question de savoir si des manifestations de rue et des sondages d’opinion peuvent remplacer le suffrage universel, à supposer que le vote ait eu lieu dans le cadre d’institutions républicaines. Le pire, m’a-t-il semblé, est l’alliance objective, comme on disait naguère, entre des revendications qui se veulent de gauche et les techniques de sondage qui relèvent du marché.
      Admettre qu’il faille obéir aux lois de son pays n’implique pas qu’on les approuve ! Ainsi l’élection du chef du pouvoir exécutif au suffrage universel lui donne une prééminence sur le pouvoir législatif, ce qui peut passer pour contraire au principe même de la république. Mais tel n’était pas l’objet de mon petit propos.

      Répondre
  2. Mathieu Gibier

    Merci pour cette utile mise au point. La confusion d’idées ici critiquée me semble encore illustrée ce matin par ce qu’on pouvait entendre sur une grande station de radio nationale. Un journaliste remarquait que les discours des parlementaires, qui ne seront plus dorénavant retransmis sur France 3, paraissent voués à prendre de moins en moins de place dans la vie politique. Ce n’est d’ailleurs pas la disparition d’un espace où l’on a le temps d’argumenter qu’il déplorait, pas du tout, mais celle d’une forme de spectacle divertissant qui donnait lieu à de belles empoignades. Mais la présentatrice de l’émission l’arrête, je cite : « Après, la politique… On peut rappeler l’étymologie : polis, la cité. Est-ce que la politique a pas pour but d’aller dans la rue justement ? Est-ce que c’est pas bien ? » (France Inter, 5/7, 106’-108’)
    Voilà donc la langue grecque, au prix d’une confusion entre le citoyen et le citadin, convoquée pour justifier la « démocratie de la rue ». Avec toujours la même ambiguïté : sans doute « la rue » est-elle aussi un espace d’expression des idées qui contribue à la vie démocratique (à condition que toute manifestation ne soit pas interprétée par avance comme un simple mouvement d’humeur, une « grogne » comme disent souvent les médias). Mais veut-on en faire la source de la légitimité du pouvoir ? Alors il faudrait dire clairement, en effet, qu’on souhaite la fin des institutions républicaines. Le grec distingue aussi entre démocratie et démagogie…

    Répondre
    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Oui, il y a des fautes de langue qui ont de graves conséquences politiques. La république repose sur des principes dont l’énonciation ou plutôt la déclaration requiert une précision de vocabulaire qui semble aujourd’hui passée de mode.

      Répondre
  3. ROGERS

    Bonjour,
    il est bien évident, d’un point de vue républicain, que Mr Macron est légitime. Il serait absurde à cet égard de verser dans un « not my president » hexagonal sur le modèle des manifestations qui ont suivi l’élection de Mr Trump, dont la légitimité est tout aussi incontestable.
    Cela étant dit, il me semble que Mr Perrin, dans l’article qui porte sur les paradoxes de la majorité, va un peu plus loin que vous ne le faites lorsque, en conclusion dudit article, il précise que « l’assurance qu’a le gouvernement élu d’être le représentant légitime de la majorité ne le dispense pas de la vertu de prudence. »
    Ainsi, en dehors des instituts de sondage dont vous parlez, on peut prendre en compte un autre type de considérations qui, sans aucunement remettre en cause la légitimité de notre président, invitent à une telle vertu de prudence ; le hasard de la navigation sur la Toile m’a fait découvrir cette récente interview de JP Chevènement, qui me paraît aller dans le sens d’une intelligence de la situation politique actuelle dans sa singularité, et ce sans que cela aille aucunement à l’encontre de la légitimité de notre président et de l’assemblée nationale.
    « On ne peut pas lui (E. Macron) reprocher de réaliser le programme qu’il a annoncé. Néanmoins, il faut se rappeler qu’au premier tour, Emmanuel Macron n’a réuni que 24% des voix. C’est une erreur fréquemment commise de dire qu’en élisant Emmanuel Macron, les Français ont voté pour l’Europe ou la monnaie unique. En réalité, ils ont voté contre Marine Le Pen qui apparaissait comme une candidate incompétente. Elle a largement discrédité l’idée de monnaie commune qui devait être présentée comme une construction négociée avec l’Allemagne pour faire face à une crise soudaine. C’est une illusion que de penser que les Français se sont prononcés pour une politique européiste. Les Français sont divisés en plusieurs courants de pensée dont au moins la moitié est très réservée vis-à-vis des institutions européennes telles qu’elles fonctionnent. »
    Cordialement
    Olivier Rogers

    Répondre
    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Qu’un politique ne se contente pas d’avoir été élu et qu’il analyse le sens d’une campagne électorale et de l’élection qui en résulte, qui le nierait ? Et l’interprétation de la situation politique qu’il trouve une fois au pouvoir peut donner lieu à d’utiles débats. Mais E. Macron a sans doute une autre interprétation que J.P. Chevènement. On ne voit donc pas comment il pourrait renoncer à tenter de mettre son programme « européiste » en œuvre (encore que ç’ait été jusqu’ici une habitude des présidents élus d’oublier leur programme).
      Pour ma part, mais ce n’est qu’une opinion, je dirai que si la politique pratiquée par la communauté européenne n’est pas radicalement transformée, E. Macron échouera en France et l’Europe se désunira encore plus.

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.