Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.
Préface (p. 7-10)
Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».
Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.
À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?
L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.
Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.
Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !
Analyse et commentaire (texte inédit)
Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.
Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.
Notes
1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/
2 – Voir p. 30.
3 – Voir p. 37.
Il y a environ vingt cinq ans, je visitais le petit musée de l’admirable cathédrale d’Albi avec une enfant d’une dizaine d’année qui allait régulièrement au catéchisme. Devant un petit tableau représentant un âne portant une femme qui tenait un bébé dans ses bras, elle demeura perplexe. Il fallut que le « laïcard » que je suis lui raconte la fuite en Égypte. Cette expérience m’a confirmé ce que je savais : le refus de l’instruction est aujourd’hui universel.
Nous ne cessons de le dire sur Mezetulle : depuis plus d’un demi-siècle l’école n’est plus l’école parce qu’elle a délibérément renoncé à sa finalité qui est l’instruction. Aussi n’est-il pas étonnant que l’histoire des religions ait pu disparaître de l’enseignement. Vouloir un enseignement spécifique du « fait religieux » signifie-t-il qu’on n’a aucune idée de cette dérive institutionnelle universelle ? On ne peut aujourd’hui qu’exceptionnellement apprendre à l’école ce que Catherine Kintzler y a appris. Ou bien parler de « fait religieux » revient-il à faire prévaloir sur l’idée politique d’une institution républicaine, l’école, un concept sociologique de la société, selon lequel les croyances sont le « socle du lien politique » ? Selon lequel l’homme est ce que fait de lui son milieu ? Cette « socialisation » de la politique et l’oubli de l’école vont de pair. Ne plus penser que l’instruction puisse et même doive faire de l’homme un homme et renoncer à la citoyenneté, c’est la même chose. Une étude montrerait sans doute que l’invention du terme sociétal et l’usage du mot citoyen non plus comme substantif mais comme adjectif sont plus qu’un symptôme de cette idéologie sociologiste. Non pas peut-être de la sociologie, mais de la réduction sociologique du lien politique.
Pour conclure, une remarque d’actualité immédiate trop rapide, mais non sans rapport avec ce qui précède. Il faudrait presque se réjouir de l’incapacité de la ministre de lʼEnseignement supérieur, de la Recherche et de lʼInnovation. Les réactions qu’elle a provoquées sur la question du lien de la gauche et de l’islamisme sont pour ainsi dire la preuve expérimentale de la présence et même de la domination de cette idéologie pour laquelle attendre d’un homme, quelle que soit sa religion, qu’il soit un citoyen, est une atteinte à son identité. Vouloir libérer un homme de son milieu est tenu pour une faute ou même un crime et l’exigence d’universalité pour despotique. Si je ne veux pas admettre que la Terre tourne autour du Soleil, parce que chez moi on la croit immobile, pourquoi me l’apprendrait-on ?
C’est bien, en effet, jusqu’à l’idée d’école, d’instruction donc, qui a été abandonnée et même, pire, opprimée : il faut désormais que celle-ci réponde à des fins qui ne sont pas les siennes. Il s’agit de la placer et, avec elle, aussi bien les enseignants que les élèves, en régime d’hétéronomie. Pour enseigner, il faut actuellement faire la sourde oreille à la plupart des injonctions administratives. Nous sommes en présence d’une faute contre l’être de l’homme et la société à laquelle il appartient. Une société sans école peut exister (quoique…) mais elle ne peut être humaine. C’est précisément parce que les dirigeants politiques se sont détournés de cet aspect qu’ils ont cessé d’être des politiques. Ils font de la « gouvernance », et, encore, bien mal ! Je serais par contre plus réservé à propos de l’actualité la plus récente car je ne crois pas du tout que la ministre de l’enseignement supérieur ait voulu ne serait-ce qu’un peu libérer l’Université de l’omnipotence de l’idéologie en s’en prenant à une idéologie particulière car si c’était le cas elle n’aurait pas promu la réforme du recrutement des enseignants chercheurs. Je serais plutôt enclin à estimer comme les mauvaises langues – il leur arrive d’avoir raison … – qu’elle a voulu donner des gages à l’extrême-droite, tout comme son collègue de l’Intérieur. Les élections présidentielles sont désormais en vue…
Nous sommes d’accord. Vous savez que cette politique de l’école, de l’université et de la recherche ne date pas d’aujourd’hui et je l’ai toujours condamnée.
Il aurait fallu depuis longtemps faire respecter le droit commun dans les universités. Quand un groupe s’oppose à la tenue à la Sorbonne d’une pièce de théâtre parce qu’il refuse qu’un Blanc soit maquillé en Noir, ce n’est pas une opinion mais un acte de violence, de même quand un groupe empêche la tenue de conférences qui soutiennent des thèses contraires aux siennes. Alors l’intervention de la force publique est non seulement légitime mais obligatoire.
Ce que je dis là ne peut certes être entendu que si l’on considère qu’il y a péril en la demeure. De quoi s’agit-il ? Aux Pays-Bas, une traductrice blanche a subi de telles pressions qu’elle a dû renoncer à traduire une poétesse noire. Golliwogg’s Cakewalk et Le Petit Nègre de Debussy sont interdits pour racisme dans une école de piano new-yorkaise, ce qui est certes plus facile que d’empêcher un policier de tirer à bout portant sur un Noir. https://www.diapasonmag.fr/a-la-une/debussy-censure-a-new-york-32386.
Censurera-t-on tous les écrivains de l’Antiquité parce que l’économie de leurs cités reposait sur l’esclavage et qu’on y cantonnait les femmes à la maison ? Cette censure est proprement barbare. Elle fera disparaître des bibliothèques tout ce qu’il y a de civilisation sur la planète. Pourquoi, en effet, conserver une littérature chinoise, arabe, persane, russe, japonaise, etc. ? Quel peuple n’a connu ni l’impérialisme, ni le despotisme, ni rien de condamnable, quel peuple est assez pur pour que nous ne brûlions pas ses livres et ses œuvres d’art, que nous ne censurions pas sa musique ou ses danses ? Quel artiste de génie est irréprochable ? Il est tragique que ce genre de pureté ne soit pas non plus étranger à certains mouvements écologistes. Comme le disait la chanson, du passé faisons table rase !
C’est pourquoi, même si la liberté de la recherche n’est pas le premier souci de Mme Vidal, même si, demandant une enquête sur l’emprise de l’islamisme dans l’université, elle aurait dû ajouter tout ce que je viens de rappeler, même si par là elle compte gagner des voix sur sa droite, ce qui m’importe est qu’enfin soit dénoncé le vrai danger qui menace l’université et la recherche. Si vraiment des mesures sont prises pour y faire face et s’il y a une gauche républicaine, Mme Vidal gagnera aussi des voix sur sa gauche.
C’est terrible… je me demande si c’est parce que je vieillis trop vite, que je commence à trouver que « c’était mieux avant »… Mais non, quand j’interroge les jeunes que je côtoie et l’enseignement qu’ils reçoivent, à l’évidence au moins pour ce qui concerne l’enseignement, c’était bien mieux avant.
Cependant, les contextes sociaux économiques ont tellement changé que je me demande si ce combat pour un retour à l’école laïque n’est pas perdu d’avance…
Cette école laïque était un vrai reflet de la mixité sociale, des croyances et non croyances que personnellement j’ai vécues jusque dans les années soixante-dix.
À la table de mes parents, toutes les classes sociales et toutes les origines culturelles se côtoyaient et partageaient.
Jamais, je n’ai entendu de la part de nos enseignants quoi que ce soit (même pour l’apprentissage de l’histoire) qui auraient pu stigmatiser ou simplement nous renvoyer à nos origines culturelles ou croyances qui nous différencierait les uns des autres… Il y avait bien quelques « frittages » à la récré, avec les mômes racistes et les imbéciles, mais tout ça se régulait très bien, et rentrés en classe nous redevenions tous égaux.
Ce que vous décrivez est bien une « erreur » fondamentale de politique de l’enseignement, mais c’est aussi une faute de psy élémentaire : en renvoyant les élèves à leur origine identitaire (à leur « savoir être » et à leurs « compétences »), on ne fait que l’exacerber, sans jamais pouvoir les en extraire, ou pour le moins leur ouvrir d’autres horizons.
Cependant, aujourd’hui, comment l’école peut-elle lutter contre les phénomènes de ghettoïsation concentrationnaire, l’absence de mixité sociale dans de nombreuses zones, la régression économique de populations où le chômage endémique détruit l’utilité et la reconnaissance sociale ?… Tout cela aboutissant au repli identitaire qui n’est que le symptôme de tous les choix politiques absurdes et mortifères qui ont été mis en place dès le début des années 70.
Aussi, ça me paraît une mission quasiment impossible que l’école retrouve sa neutralité laïque, du moins tant que (entre autres) les contextes urbanistiques concentrationnaires n’auront pas tous été défaits. Et j’espère, chère Catherine, que vous me contredirez, juste pour me donner un peu d’espoir…
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