Vincent Lemaître1 retrace l’histoire passionnante de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il en dégage le concept et nous invite à la distinguer du Social business qui la menace en la pervertissant.
Récemment, l’UFAL (Union des Familles Laïques) a fait paraître un communiqué de presse2 pour la défense des coopératives, figures emblématiques du mouvement de l’économie sociale et solidaire, ESS3. La coopérative est un type particulier d’entreprise dans lequel la gouvernance est détenue par les salariés4 et la redistribution des résultats financiers se voit prioritairement destinée à la pérennisation des emplois et au projet de la société. Elle reste toutefois soumise, comme n’importe quelle autre entreprise, à l’impératif de profitabilité.
Présenté en novembre, le PLF5 2019 supprimait la « Provision Pour Investissement » (PPI) des coopératives, c’est-à-dire la franchise d’impôt sur la part de résultat réservée à l’investissement, donc à la pérennité des coopératives. Autant dire que ce projet de réforme les attaquait en plein cœur. Cela peut paraître surprenant car les institutions semblaient avoir pris conscience que l’ESS n’est pas une « sous-économie » « pour les pauvres » sinon pourquoi octroyer en 2019 aux « entreprises de l’ESS » « 2 milliards d’euros d’allègement de charges »6 ?
On parle désormais de la suppression du PPI au passé et on peut s’en réjouir car son abandon – provisoire ?- a permis de sauver les 3700 coopératives existantes en France et les 58 000 emplois qu’elles contiennent. Mais on a du mal à comprendre : pourquoi, d’un côté, supprimer le PPI des coopératives, tandis que de l’autre on octroie un massif allègement de « charges » aux entreprises de l’ESS ?
De l’esprit de Philadelphie au consensus de Washington en 1999 jusqu’à la loi Hamon de 2014, l’ESS a vu, dans les années 80, émerger aux côtés de ses composantes historiques – associations, mutuelles, coopératives – le Social business des entrepreneurs sociaux. Leur promotion fut catalysée en 2017 par le French Impact7 de Christophe Itier, Haut Commissaire à l’ESS. Entre récupération institutionnelle, étouffement associatif et tentative de faire de l’ESS un sous-service public, apparaît désormais une volonté de la dissoudre dans le Social business, véritable levier de changement. Il ne faut donc peut-être pas se réjouir trop vite.
L’ESS est avant tout un mouvement dont la finalité est l’émancipation de l’humain à partir d’initiatives citoyennes. Par son histoire et son esprit, elle est une alternative au système capitaliste. Sera-t-elle définitivement récupérée par un capitalisme traversant une crise de confiance et cherchant un regain de légitimité ? Perdra-t-elle son identité ? Examinons d’abord ses potentialités à travers quelques épisodes.
I – Qu’est-ce que l’Économie Sociale et Solidaire ?
Présentation
Le mouvement de l’ESS est hétérogène, mondial, aux racines sociales et solidaires. Il représente en France un emploi sur dix et participe d’une dynamique inédite : un emploi sur cinq est créé dans le cadre de l’ESS8. Son histoire est faite de rencontres entre des économies dites « sociales » (coopératives, mutuelles) totalisant le quart de son activité, et des économies dites « solidaires » avec l’associationnisme du début du XIXe siècle et sa résurgence dans les années 60. Il faut noter que les associations totalisent aujourd’hui 77% de l’emploi de l’ESS, majoritairement occupé par des femmes et les nouvelles générations. Malgré cela, une récente estimation révèle la disparition de 25 000 associations9 depuis 2017.
Cette économie solidaire10 est issue d’une multiplication d’actions collectives qui l’ont engendrée et définie comme « un ensemble d’activités contribuant à la démocratisation de l’économie par l’engagement citoyen »11. En bref, elle agit en partant de « la base » pour que l’économie, la politique et la démocratie ne soient pas confisquées par le marché, les modes de représentation et les institutions. Elle est un lien local qui dynamise nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Les exemples foisonnent : défense de l’environnement, bataille pour l’égalité sociale, agriculture biologique, monnaie sociale et crypto-monnaie, luttes féministes, soutien aux énergies renouvelables, commerce équitable en Amérique du Sud, etc.
L’économie sociale, et plus particulièrement la coopérative dite « de consommation », émergea dans la seconde moitié du XIXe siècle12 : elle précéda donc le mouvement associationniste de la fin des Trente Glorieuses (45-75) qui en adopta, par la suite, les principes et l’esprit. Les coopératives furent créées par le monde ouvrier, d’après les idées libertaires du socialisme utopiste13, comme son moyen de survie à l’exploitation capitaliste. Elles facilitèrent simultanément son émancipation dans une forme de solidarité locale. Puis les coopératives évoluèrent au cours du temps, parfois aux dépens de leur esprit originel, surtout à partir des années 1970. Elles traversèrent les deux guerres mondiales, furent ballottées entre les institutions, les nouveaux enjeux et l’économie de marché. Mais malgré tout, elles restent aujourd’hui un véritable axe de développement novateur.
Si l’économie sociale et l’économie solidaire diffèrent par quelques aspects, elles ne peuvent cependant pas être strictement séparées tant leurs histoires et leurs esprits respectifs sont complémentaires. Elles sont toutes deux des alternatives au modèle dominant, locales, citoyennes et émancipatrices. Voyons quelques exemples d’ESS.
L’exemple de Rochdale
Les Équitables Pionniers de Rochdale (1844) sont particulièrement importants dans l’histoire des coopératives car ils en posèrent les principes fondateurs. Sous l’impulsion de Charles Howarth acquis aux idées de Robert Owen, les tisserands anglais de Rochdale (près de Manchester) ouvrirent un magasin de produits à bas prix, faute d’avoir pu obtenir d’augmentation de salaire. Progressivement, les quelques économies mises en commun leur permirent de se développer et de se diversifier : nouveaux magasins, filatures, logements, etc. Et même si certaines coopératives existaient avant Rochdale, notamment en France, les règles qu’ils instaurèrent pour eux-mêmes eurent un écho mondial et donnèrent une structure historique à la coopérative :
- Un homme égale une voix ;
- Principe de la porte ouverte (coopérative ouverte à tous) ;
- Pas de crédit (achat et vente au comptant) ;
- Restitution du trop-perçu aux membres en proportion des achats ;
- Education : neutralité politique et religieuse.
La « neutralité » et « l’accès à tous » confèrent à la coopérative sa dimension universelle. Le premier principe assure l’égalité. Le quatrième garantit le but : non pas le profit financier, mais le bénéfice social. En conséquence, les bénéficiaires sont propriétaires et décideurs de la coopérative, tous à égalité les uns avec les autres. Les « achats et ventes au comptant » permettent de ne pas retomber dans la « laisse du crédit ». Enfin, toute cette émancipation matérielle est complétée par l’offre éducative. On comprend donc aisément que la coopérative dite de « consommation » ne se borne pas à de la simple consommation. Bien sûr, la « petite république » des Équitables Pionniers n’était pas parfaite ; d’ailleurs, elle se déchira plus tard autour de la question de la restitution du trop-perçu qui provoquait une prédominance des consommateurs sur les producteurs. À qui devait-il être prioritairement reversé pour assurer l’avenir de la coopérative ?
Du phalanstère au familistère
« Aimez le travail nous dit la morale : c’est un conseil ironique et ridicule. Qu’elle donne du travail à ceux qui en demandent, et qu’elle sache le rendre aimable »14. La France contribua très tôt au mouvement de l’ESS en l’enrichissant d’expériences remarquables, notamment celle de Jean-Baptiste André Godin qui nous emmène à Guise du côté d’Amiens15, où son idée, après quelques tentatives infructueuses16, marqua l’histoire de l’ESS.
Lorsqu’il revint de son Tour de France en 1837, Godin constata que plus de la moitié des ouvriers n’atteignaient pas l’âge de la puberté. L’exploitation capitaliste détruisait leur santé (malnutrition, conditions de vie) et aucun ne savait lire et écrire. Et pour cause : on se souciait fort peu de leur laisser du temps pour qu’ils s’instruisent ou qu’ils s’éduquent. La survie et l’ignorance les rivaient donc au système. En réponse, Godin créa le « Familistère » autour d’une fonderie, celle des célèbres « poêles Godin »17.
C’était une véritable petite ville sur le modèle du « phalanstère » du penseur libertaire Charles Fourier. Elle était composée de coopératives, d’une production mais aussi d’écoles, d’un théâtre, d’une bibliothèque, etc. L’idée était d’engendrer un cercle vertueux :
- En achetant « en gros », chacun épargne un petit peu.
- Cette épargne est investie collectivement dans la production.
- La production engendre des bénéfices qui sont alloués à l’éducation (école, théâtre, musique, nature, animations, bibliothèques, etc.).
- L’éducation élevée libère l’être humain et permet donc l’innovation.
- L’innovation permet davantage de richesses investies dans l’éducation.
- L’éducation permet davantage d’innovation, etc.
Godin fut donc à l’origine d’un système qui dura plus d’un siècle (1840-1968) et qui permit à trois générations d’ouvriers de vivre et de s’élever socialement indépendamment des valeurs du système dominant. Pour Godin, l’éducation et l’expérience étaient nécessaires pour que l’homme construisît lui-même son avenir, en toute liberté. Son idée était et demeure émancipatrice. La condition sine qua non pour la réaliser était de construire une économie au service de l’homme qui deviendrait alors sa « cause et sa finalité » soit « l’exact opposé du principe libéral d’un management qui fait des hommes une variable d’ajustement de l’économie […] »18. Pour émerger et perdurer, cette nouvelle économie ne put compter que sur le seul intérêt de ceux qui en bénéficiaient. La structure-clé allait être la coopérative d’esprit solidaire et, par suite, l’économie qu’elle allait générer serait locale et sociale.
Par cette structure, on voit que la possession individuelle aux dépens du collectif est jugulée pour laisser place à une nouvelle économie qui n’est pas celle du marché. Par le collectif, l’être humain devient maître et possesseur de son travail. Cette façon de penser l’homme dans l’économie est une condition nécessaire à la poursuite de l’émancipation individuelle.
II – ESS contemporaines
ESS en Europe jusqu’au déclin des coopératives de consommation
D’autres coopératives furent fondées dans le même esprit collaboratif. On pourrait multiplier les exemples, de la consommation aux banques en passant par la crypto-monnaie, les mutuelles de travailleurs, jusqu’aux coopératives agricoles. En France, on peut noter l’exemple de « la Bellevilloise », et à Gand celle du « Vooruit ». C’est d’ailleurs l’exemple belge qui rallia Jean Jaurès à l’idée solidaire : « Nous vous promettons d’aller prêcher votre exemple à nos frères, de les initier à l’organisation, à la coopération et de mettre la classe ouvrière en état de gouverner et d’administrer le monde »19. On retrouve aussi des initiatives qui font mouvement avec l’ESS dans les pays de l’Est, en Russie, en Amérique Latine avec le commerce équitable, au Japon, aux Etats-Unis …
Aux alentours de 1930, l’essor des magasins coopératifs « de gros » fut tel qu’il en vint à contrarier le système capitaliste. En effet, en Angleterre, la Wholesale society regroupait près de 5 millions de familles avec 19 millions de membres, 57 000 salariés et pesait près de 6 milliards d’euros. En France on comptait 1 400 coopératives qui nourrissaient près de 10 millions de consommateurs, soit le quart de la population française pendant qu’en Allemagne, en résumé, 40% des commerces coopératifs pesaient 500 millions de marks. La coopérative dite de « consommation » fut à cette époque « le plus important mouvement économique et social qu’ait connu l’Europe »20.
Dans les années 1970, des grandes surfaces capitalistes vinrent concurrencer les coopératives. Certaines ne purent investir suffisamment et périclitèrent, d’autres s’ouvrirent au marché, d’autres moururent, mais toutes furent banalisées par les institutions. La survie au prix de l’éthique solidaire ? Les coopératives eurent surtout quelque peine à résister à la concurrence : elles n’y étaient pas préparées. Leur fonctionnement ne favorisait pas l’investissement nécessaire pour faire face aux nouveaux enjeux, sauf à sacrifier une part de leur éthique solidaire.
La question suivante pose parfaitement le problème : « ont-elles décliné à cause de leurs principes ou parce qu’elles ne réussirent pas à les faire vivre suffisamment ? »21
Toujours est-il que Rochdale donna lieu en 1895 à l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) qui fédéra les sociétés coopératives dans le monde et plus tard, en 1946, l’Alliance devint un organe consultatif officiel de l’ONU.
Aujourd’hui, l’ACI regroupe des fédérations dans une centaine de pays, compte 2,6 millions de coopératives qui totalisent 1,2 milliard de personnes22. Autrement dit, sur terre, un humain sur six fait partie d’une coopérative ! L’ACI œuvre actuellement à faire reconnaître l’ESS comme étant la référence en termes de durabilités économique, sociale et environnementale.
Une histoire venue de loin
L’histoire peu commune des AMAP23 nous emmène d’abord au Japon. D’après l’historien S.Yasuda 24, c’est pour échapper à la politique agricole des années 1970 responsable d’une grande pollution des sols que les ménagères de Tokyo et de Kobe se regroupèrent pour échanger directement avec les producteurs locaux. Débute alors l’histoire des « Teikei » c’est-à-dire « échanges » ou « collaborations »25 en japonais. Ces « Teikei » répondent aux désordres engendrés par le dogme productiviste de l’économie de marché qui externalise l’écologie politique de ses coûts de production. Par leur économie réciprocitaire26, fondement de l’économie solidaire, les Teikei deviennent une alternative au système et à la politique d’État : les victimes reprennent la main en tenant compte de données fondamentales : les besoins des individus, la capacité des sols, le circuit court, le coût écologique du transport, etc.
L’exemple est contagieux car très vite, les Teikei se propagent au Japon (un millier de Teikei en 1990), en Grande-Bretagne par l’agriculture collaborative, aux États-Unis avec les CSA27 et en Suisse avec les food guilds. Mieux : en 1999, Daniel et Denise Vuillon, paysans provençaux, découvrent ce type d’agriculture lors d’un voyage à New York ! Dès leur retour, ils en parlent à leur section d’ATTAC et transforment leur exploitation agricole pour se lancer dans une agriculture paysanne et biologique28. Les revenus sont peut-être plus modestes qu’avant, mais ils sont désormais garantis. Par ailleurs, les contraintes de production deviennent plus souples que celles qui s’appliquent à l’agriculture classique. Ils ne dépendent plus des aides agricoles dont les trois-quarts sont reversés au quart des exploitations les plus importantes. Quant à l’éthique, elle se retrouve largement à travers le bio, l’esprit coopératif, la production locale.
Par cet exemple venu de loin, l’Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, l’AMAP, dont nous profitons encore, voit le jour. Aujourd’hui l’AMAP regroupe plus de 1 200 structures qui approvisionnent 66 000 familles soit 270 000 personnes pour un chiffre d’affaire annuel de 48 millions d’euros29.
Coopératives de parents d’élèves
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il fallait reconstruire le pays. Comme tout manquait, les instituteurs multiplièrent les coopératives scolaires30 qui permirent de parer au manque de matériel (tableau, livres, etc.) et au manque de cantines. Ces initiatives furent rapidement soutenues par l’Office Central de Coopération à l’École : l’OCCE. Dès le départ, Barthélemy Profit, inspecteur, voulut dépasser le simple aspect « matériel » en instaurant, via ces coopératives, une forme d’épanouissement complémentaire de l’instruction31. Une directive officielle de 1923 est explicite :
« Lorsque l’enfant entre au cours moyen, sa volonté commence à se former ; il ne s’agit plus seulement de diriger ses habitudes, il y a lieu de lui apprendre à user de sa liberté. […] à certains moments […] on fera place au self government. Sous réserve de l’approbation du maître, les écoliers seront appelés à régler eux-mêmes, par une entente concertée, certains détails de leur vie commune : ils éliront entre eux ceux qui seront désignés pour remplir de menues fonctions : propreté et ventilation des locaux, […], dignitaires de coopératives, mutualités scolaires, société gymnastique ou de tir, des sociétés des amis des arbres, des oiseaux, les ligues de bonté, […] Sans que l’autorité du maître perde de ses droits, on multipliera les circonstances où l’enfant aura l’occasion de prendre des décisions, soit par lui-même, soit de concert avec ses camarades»32.
Le nombre des coopératives scolaires n’a cessé de croître entre 1925 et 1988, passant de 4 500 à 51 000 avec 102 fédérations départementales. Pourtant, malgré cette progression, Jean François Draperi33 constate que « ce mouvement est loin de donner les résultats escomptés. Si les coopératives scolaires existent dans tous les établissements, le projet et l’animation coopérative manquent à l’appel […] l’écart est grand entre le contenant […] et le contenu ». Avant de poursuivre : « Il y a quelques années […] l’OCCE a conçu […] « mon ESS à l’école ». En 2016 […] l’association confédérative ESPER34 a suscité la création d’entreprises de l’ESS par des collégiens et des lycéens »35.
Ainsi, partout en France, diverses réalisations furent entreprises par les élèves : un journal coopératif, une Maison des lycéens, une AMAP, un rallye découverte de l’ESS, une coopérative agricole, une SCOP qui recycle le papier usager etc.
On pourrait, encore une fois, multiplier les exemples. Ne serait-ce qu’avec ATD quart monde, vecteur d’économie solidaire qui redonne la parole aux pauvres : « tant que le pauvre n’est pas écouté, que l’organisation de la cité ne s’instruit pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des mesures par à-coups répondant à des exigences superficielles d’opportunité »36.
III – Avenir et enjeux. ESS et Social business
Il serait intéressant d’aborder un processus entrepreneurial novateur sinon salvateur initié par Benoît Hamon dans la loi du 31 juillet 2014 sur l’ESS.
La SCOP d’amorçage
À ce jour, il y a eu deux cas de SCOP d’amorçage en France ; c’est un dispositif peu connu qui gagnerait à l’être.
Il s’agit d’un rachat progressif (7 ans) du capital d’une entreprise par les salariés. Pendant cette période, ils deviennent décideurs tant de la stratégie que de la cession de l’entreprise et peuvent même utiliser les réserves financières pour rembourser la part due aux actionnaires. On l’aura compris, il s’agit d’un transfert progressif de la propriété privée des moyens de production vers la propriété collective qui aboutit in fine à une SCOP. D’où son nom : « SCOP d’amorçage ». Il faut bien voir que la période de transition (l’amorçage) motive le collectif, excite l’émulation et libère l’innovation car les enjeux sont grands. Si l’amorçage est réussi, le collectif deviendra décideur de son travail à travers une indépendance actionnariale. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une formule magique : l’entreprise reste toujours soumise à l’impératif de profitabilité qui contingente le système.
La première à avoir franchi le pas fut DELTA MECA, une entreprise de 32 salariés, au chiffre d’affaires de 3,45 millions d’euros en 2014, spécialisée dans l’usinage de pièces urgentes et techniques. Les deux dirigeants ont simplement voulu permettre aux salariés de mutualiser : « Depuis toujours, nous sommes convaincus que si les entreprises étaient dans une démarche d’émancipation des salariés et de transmission, la motivation serait décuplée » affirme madame Bréheret, co-créatrice de l’entreprise en 2008, qui passera SCOP en 202037.
Ce fut aussi le cas de CAMERLEC, SCOP depuis 2017 avec un chiffre d’affaires de 2,3 millions d’euros en 2016, et 19 salariés spécialisés en mesure de la radioactivité, contrôle non destructif et en génie civil. Dans ce cas, la SCOP d’amorçage permit aux actionnaires de vendre leurs parts sans risque fiscal. Cette transition fut particulièrement innovante, puisqu’en plus de répondre aux difficultés de cession de l’entreprise, elle permit aux collaborateurs de diversifier leurs partenariats, avec le CNRS entre autres.
Cet outil laisse songeur. Imaginons ce qu’aurait pu être l’histoire des montres LIP dans les années 197038 si, avant de mourir, Fred Lip avait cédé ses parts aux salariés… Cela aurait sans doute évité quelques mainmises financières et autres incompétences. En tout cas, les salariés auraient pu prendre en main les moyens de production, les stocks et la direction de la société en toute légalité.
Allons plus loin. La SCOP d’amorçage repose sur les volontés conjointes des détenteurs du capital de céder leurs parts, et des travailleurs de les racheter. Or, si le système économique actuel exacerbe les divergences d’intérêts des uns et des autres, certains intérêts pourraient être jugulés par la menace d’une collectivisation de la propriété privée des moyens de production, si toutefois le législateur la rendait effective dans certains cas. Car, trop souvent, une gestion exclusivement « boursière » de l’entreprise de la part des détenteurs du capital, avec le maintien de dividendes « à deux chiffres » malgré un ralentissement de l’activité, met en péril l’outil de travail et les travailleurs eux-mêmes. La menace de la SCOP d’amorçage équilibrerait sans doute le fameux « dialogue social », et, si elle devenait effective, l’intelligence collective pourrait peut-être faire mieux, ou tout au moins, ne pas faire pire. Elle pourrait même anticiper les « plans de sauvegarde de l’emploi »39 qui ne servent en général qu’à sauvegarder la prospérité d’un certain type d’actionnariat. Dans tous les cas, une SCOP redistribuerait davantage les profits et garantirait davantage l’outil de travail et les salaires. En bref, si les travailleurs pouvaient menacer d’imposer ou imposer une SCOP d’amorçage dans certains cas, ils juguleraient les froids intérêts , « les eaux glacées du calcul égoïste »40 en redonnant au collectif les leviers de son destin.
La propriété privée des moyens de production est garantie par la loi, soutenue elle-même par les politiques de marché. Or, l’économie ne peut se réduire au simple marché comme la politique ne peut l’être à sa simple représentation. Persister dans ces voies-là fait courir le risque que l’élu se croit être en définitive un Élu et que, comme « TINA »41 alors autant tout casser… On comprend alors l’importance de l’économie solidaire qui réincarne la politique par et pour « la base » et met en valeur l’économie réciprocitaire ou redistributive. À ce sujet, notons que la Sécurité sociale est l’exemple par excellence d’une économie redistributive. C’est pourquoi, avec près de 550 milliards d’euros de salaire socialisé, redistribué directement du travail vers la solidarité, il n’est pas étonnant qu’elle excite à ce point l’appétit des néolibéraux pour qui la seule économie possible est celle du marché. L’économie solidaire maintient une authentique démocratie en redonnant à « la base » le pouvoir de décider, alors décidons !
Bilan non exhaustif
D’abord répétons que l’ESS est un mouvement d’émancipation global par le local, innovant et mondial, générant une économie des circuits courts et vitalisant la démocratie. L’ESS est une véritable alternative à l’exploitation capitaliste pensée par et pour ses bénéficiaires et possédée par eux seuls. L’ESS suit cinq idées directrices : a-capitaliste, coopérative, émancipatrice, sociale et ouverte à tous42.
En France, l’économie sociale a connu un essor notable jusqu’à la mise en concurrence des coopératives de consommation avec les grandes surfaces. Par suite, l’économie solidaire se développa. Aujourd’hui, les deux branches de l’ESS, loin d’être anecdotiques, génèrent une économie plus égalitaire où l’humain occupe une véritable place et n’est pas réduit à jouer un rôle. Parce qu’elle propose des alternatives qui échappent à l’idéologie capitaliste et à sa vision « orthodoxe » de l’économie, elle fut presque toujours vue d’un mauvais œil par le modèle dominant. La suppression du PPI, par-delà l’attaque symbolique, aurait inévitablement banalisé les coopératives en les fondant dans le même moule que les autres sociétés. L’ESS est donc encore attaquée comme elle le fut de tout temps : dénigrée, banalisée, relai des politiques d’austérité contraires à son éthique, et depuis peu, pervertie par le Social business. Pour continuer à être forte dans toutes ses potentialités humanistes, l’ESS doit éviter tous ces pièges. Comment faire ?
La reconnaissance progressive de l’ESS par les institutions43 s’est souvent faite pour le meilleur comme pour le pire, au gré des pressions du système capitaliste. Si ce n’est pas à l’institution de lui donner ses lettres de noblesse, l’ESS ne pourra pas s’en dispenser pour autant, cependant, il lui appartiendra d’affirmer son identité en restant la possession de ceux qui y vivent. C’est ainsi qu’elle pourra être le levier d’un changement remettant l’humain au centre des enjeux de société. La coopérative, d’économie sociale, doit travailler conjointement avec l’esprit et l’économie solidaires qui en assurent l’engagement citoyen et protègent l’ESS d’être un simple supplétif d’État ou de devenir le nouveau moyen d’accumulation du capital par le Social business. Pour être à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui et de demain, l’économie solidaire doit vitaliser l’économie sociale. La solidarité et la dynamique citoyenne doivent injecter leurs forces dans la structure coopérative. Pour aller plus loin, de nombreux ouvrages44 donnent une vue pragmatique et intéressante des solutions au problème.
Comme pour les coopératives scolaires ou les associations de parents d’élèves, nous avons à notre disposition un outil qui ne demande qu’à être pris en main à travers l’action collective. Pourquoi ne pas s’en saisir ? Faute de quoi on risque que d’autres initiatives ne partant pas de « la base », donc n’étant pas solidaires, l’exploitent pour mieux le travestir et même le pervertir, à l’instar des écoles « Ashoka » ou des associations telles que « Coexister ». Le premier combat est culturel, les laïques doivent y prendre place.
Enfin, pour répondre aux questions posées en introduction, on n’échappera pas à une analyse du Social business. À ce sujet, on peut lire avec profit d’excellents articles45 de recherche et même compulser les premières thèses de doctorat sur cette question assez nouvelle (années 80) mais, à ma connaissance, il manque encore une analyse culturelle, politique et anthropologique de ce phénomène.
Les libertariens du Social business
Les exemples précédents ont illustré l’idée qui sous-tend l’ESS : l’émancipation de l’être humain. On peut comprendre qu’elle soit opposée à celle qui ne le considère que comme le serviteur du marché. Dès lors, pourquoi l’idéologie dominante favoriserait-elle un mouvement qui lui est contraire ? « A-t-on encore le droit de vivre autrement ? » est une question superfétatoire pour les croyants du « capital-Dieu » qui prônent le retour à un « état protecteur » non interventionniste, comme si une « main invisible »46 allait réguler « naturellement » le marché… Pour eux, l’État-Providence est dépassé car le marché peut faire bien mieux que lui : « ce qui est rentable économiquement est presque toujours juste socialement »47. La question est de savoir comment l’organiser.
Les libertariens ont bien compris que si l’ESS est une alternative au système capitaliste, elle peut aussi, paradoxalement, devenir son nouveau moyen d’accumulation. Il suffit de la pervertir avec une communication qui viendra polir ce retournement tout en lui donnant l’apparence d’une empathie qui suscitera l’engouement des masses.
Ce n’est alors évidemment plus de l’ESS : c’est du Social business qui en plus de faire des « pauvres » un marché, vise à capter les redistributions de la personne publique. Cette entreprise ne peut pas se faire sans le législateur. En France, elle a réussi à gagner du terrain sous François Hollande avec certains aspects de la loi Hamon, mais depuis 2017, la Start-up nation d’Emmanuel Macron lui a ouvert de nouvelles perspectives.
« Everyone a changemaker » : « Tout le monde acteur de changement ». Le slogan-phare d’Ashoka est loin d’être incompatible avec une République qui marche… Mais les deux suscitent les mêmes interrogations : marcher comment et vers quoi ? Et de quel changement parle-t-on ? Quelle foi faut-il pour accepter de suivre une destination à ce point énigmatique ? Quel tempérament faut-il pour entraîner d’autres avec soi dans un tel voyage ?
Et quel changement ? Le sien, propre à soi-même, en toute liberté de conscience ou celui que veut le capital ?
Notes
1- Administrateur et membre du bureau national de l’UFAL (Union des FAmilles Laïques http://www.ufal.org ).
2 – Le premier type de coopérative, la SCOP, est d’intérêt participatif, la seconde, la SCIC est d’intérêt collectif https://www.ufal.org/divers/le-gouvernement-sattaque-aux-reserves-des-cooperatives/
3 – http://www.les-scop.coop/sites/fr/espace-presse/communique-PLF-PPI-scop
4 – Au moins 51% du capital, 65% du droit de vote.
5 – Projet Loi Finance.
6 – https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/des-mesures-fiscales-soutenir-entreprises-leconomie-sociale-et-solidaire
7 – https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/french-impact-innover-au-service-linteret-general
8 – Jean Louis Laville, Agir à gauche. L’économie sociale et solidaire, Desclée De Brower. p91 et p 89, chiffres de 2010.
9 – https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/20/25-000-associations-ont-elles-disparu-apres-un-an-de-macronisme_1686299
10 – http://journals.openedition.org/developpementdurable/6022 Jean-Louis Laville, L’économie solidaire. Une perspective internationale, Hachette Littératures, 2007.
11 – Ibid. p14.
12 – Il s’agit ici historiquement de coopératives de « consommation ». Il existe aussi des coopératives de métier, malgré la loi Le Chapelier de 1791. Elles sont écrasées entre 1848 et 1851
13 – De Charles Fourier à Robert Owen en passant par Pierre-Joseph Proudhon.
14 – Charles Fourier(1772-1837), Livret d’annonce du nouveau monde industriel, 1829
15 – Sur ce thème, lire : Jean-François Draperi, Godin, inventeur de l’économie sociale. Mutualiser, coopérer, s’associer, Collection Pratiques utopiques, réed 2010.
16 – Allant jusqu’au Texas…
17 – Aujourd’hui, après de nombreuses transformations, « les cheminées Philippe ».
18 – Jean-François Draperi, Histoires d’économie sociale et solidaire, p24, éd. Les petits matins, 2017.
19 – Daniel Ourman, « Les influences du socialisme belge sur le socialisme français : la coopération (1885-1914 »), Revue internationale de l’économie sociale (Recma). N°280, 2001. http://recma.org/sites/default/files/280_080091.pdf
20 – Ibid., p34.
21 – J-F Draperi à propos des coopératives de consommation dans l’ouvrage cité note 18, p. 38.
23 – AMAP : Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. http://www.reseau-amap.org
24 – Nihon no yūkinōgyō [L’agriculture biologique], Tokyo, Daiamondosha. Traduction de S. Guichard-Anguis et N. Baumert, 1986.
25 – http://journals.openedition.org/gc/2900
26 – http://ressources.uved.fr/modules/module4/html/6-economie_3.html
27 – Community Supported Agriculture.
28 – http://www.olivades.com .
29 – http://amap-aura.org/les-amap-en-france-et-dans-le-monde/
30 – http://www.occe.coop/~ad55/spip.php?article70
31 – Article de M. Antoine Savoye et de Emmanuelle Guey, « La coopération scolaire selon Barthélemy Profit, une composante de l’éducation nouvelle ? » https://journals.openedition.org/rechercheseducations/779 , mars 2011.
32 – S. Huet, Instructions officielles, juin 1923, Instruction morale et civique, titre II. https://www.samuelhuet.com/paid/41-textes-officiels/931-instructions-officielles-de-juin-1923-2
33 – Ouvrage cité note 18, p. 55
34 – Economie Sociale PartenairE de la République. https://lesper.fr/lesper/qui-sommes-nous
35 – Ouvrage cité note 18, p. 56.
36 – Joseph Wresinski https://www.atd-quartmonde.fr/qui-sommes-nous/notre-histoire/10-joseph-wresinski-1917-1988/
37 – Décret 2014-1758 du 31 décembre 2014.https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/12/31/EINI1428691D/jo/texte et site SCOP : http://www.les-scop.coop/sites/fr/espace-presse/communique-scop-amorcage
38 – Site officiel Lip : http://histoire-lip.com/historique.html et article de Franck Georgi, « La grande aventure ouvrière et sociale des Lip », L’Humanité, 13 mai 2016 https://www.humanite.fr/la-grande-aventure-ouvriere-et-sociale-des-lip-607020
39 – Solène Lhénoret, « Liquidation ou reprise en SCOP : le dilemme des salariés de l’enseigne textile Mim », Le Monde, 26 avril 2017 https://www.lemonde.fr/scop/article/2017/04/26/liquidation-ou-reprise-en-scop-le-dilemme-des-salaries-de-l-enseigne-textile-mim_5117548_4920928.html
40 – « Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste », Karl Marx – F. Engels, Manifeste du parti communiste, 1872.
41 – TINA : « There is no alternative », Margaret Tatcher, 1973.
42 – JF Drapéri. « L’entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme », revue RECMA, Acte 1 avril 2010. http://recma.org/taxonomy/term/2111
43 – Bruno Lasnier, Rappel historique de la construction de l’économie sociale et solidaire en France, MES, 2017 http://www.le-mes.org/Rappel-historique-de-la-construction-de-l-economie-sociale-et-solidaire-en.html
44 – En plus de ceux cités dans cet article : Jean-Louis Laville, L’ESS. Pratiques, théories, débats, ed. Points, 2016 ; et JL Laville, E. Bucolo, G. Pleyers, JL. Coraggio, Mouvements sociaux et économie solidaire, éd DDB, .2017 ; JF Draperi, Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, éd Dunod, 2014. Et de nombreux autres.
45 – Revue de l’économie Sociale : https://www.cairn.info
46 – « il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une Main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ». Adam Smith, La Richesse des Nations, Livre IV chap 2.
47 – Emmanuel Macron le 26 Avril 2016, pour la nouvelle section « contrat à impact social ». Site du ministère de l’économie.
© Vincent Lemaître, Mezetulle, 2019.
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