Les anciennes législations sur le blasphème tendent à disparaître dans les États où règne la liberté d’expression. La liberté d’expression est fort heureusement formelle : les abus de la liberté sont textuellement définis et on ne peut invoquer aucune interprétation philosophique pour en condamner de prétendus mauvais usages.
Mais l’accusation de blasphème n’a pour autant pas disparu ni perdu en virulence : elle a changé de nature et de sens en opérant un retournement victimaire. Ce n’est plus Dieu ou ses prophètes qui sont prétendument offensés, mais les croyants eux-mêmes dans leur sensibilité – comme le montre notamment sur l’exemple du cinéma Jeanne Favret-Saada dans son dernier ouvrage.
La conséquence d’un tel retournement, s’il était admis, n’est pas mince, ni juridiquement ni philosophiquement : faut-il considérer les convictions comme essentielles à la personne et ériger en principe le respect de toute croyance du fait qu’elle s’affirme comme telle ? On relira à ce sujet un passage de la Constitution de la Ve République.
[Texte issu d’une intervention dans le cadre du Diplôme universitaire « Laïcité et principes de la République » (organisé par G. Calvès et P. Azouaou, Université de Cergy-Pontoise), séance du 15 juin 2017 intitulée « Satire et critique des religions : quelles limites ? »]
- Libertés formelles et liberté philosophique
- Le retournement subjectif victimaire et l’essentialisation des croyances comme propriétés des personnes
- L’incrimination de blasphème et son retournement
- Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines
- « La France… respecte toutes les croyances »
- Références
- Notes
« Du respect érigé en principe » : ce titre, j’aurais aimé l’inventer. Il pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral.
Ce titre est emprunté au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes1. Le chapitre lui-même est intitulé « L’effet papillon de la liberté d’expression ».
Je cite les p. 56-57 :
« En septembre 2012, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, et le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, alors en visite au Caire, qualifiaient Charlie Hebdo d’irresponsable parce que plusieurs dessins traitaient du grotesque film L’Innocence des musulmans, dont nous avons déjà parlé, diffusé sur Internet, et des manifestations de colère qu’il avait suscitées dans ‘le monde musulman’. À leur suite, de nombreuses personnalités politiques et religieuses ont déploré l’irresponsabilité de Charlie Hebdo. Se moquer de ce film débile, se moquer de la réaction disproportionnée d’une poignée de musulmans en colère ainsi que de la surmédiatisation de l’événement, et tout ça en quelques coups de crayon publiés dans un journal français vendu exclusivement en kiosques, c’était ‘mettre de l’huile sur le feu’.
Les chaînes de télé diffusaient des interviews d’expatriés français qui rendaient Charlie Hebdo responsable des menaces pesant sur eux et leur famille. La sécurité des ambassades de France dans les pays dit musulmans fut renforcée, des écoles françaises à l’étranger furent fermées quelques jours…
Charlie Hebdo était devenu plus dangereux qu’Al Qaïda. Mieux, Charlie Hebdo justifiait l’existence des groupes terroristes qui se réclament de l’islam. Des dessins vite qualifiés d’islamophobes légitimaient l’action d’assassins. La provocation venait de Charlie Hebdo, il était normal de s’attendre à des réactions violentes.
Le journal, qui respecte autant que possible les lois françaises sur la presse, était d’un coup sommé, y compris par des ministres français, de respecter des lois internationales et non écrites promulguées par quelques tarés prétendument musulmans. Quelles conclusions faut-il tirer de cet épisode ? Qu’il faut céder aux pressions des terroristes ? Qu’il faut aligner les lois françaises sur la charia ? Mais quelle version ? La plus sévère, évidemment. Ça limite les risques. »
Avant que ces lignes soient publiées, Charb était tombé sous les balles des frères Kouachi un matin de janvier 2015. Et à la suite des attentats de janvier 2015, alors que les funérailles des victimes étaient à peine terminées, le même propos se répandait : Charlie ne l’avait-il pas, quand même, un peu cherché ?
Libertés formelles et liberté philosophique
En désignant l’accusation morale d’« irresponsabilité » qui, finalement, fournit son motif et son excuse au bras armé des assassins, en l’opposant aux lois écrites gouvernant en France la liberté d’expression, Charb évoque un schéma classique. Ce schéma oppose les libertés formelles à la liberté philosophique. Il se trouve que cette opposition a souvent été utilisée pour réclamer la révision des libertés formelles au nom de la liberté philosophique.
Le schéma a ses variantes raffinées. Il fut utilisé par les critiques des droits de l’homme à la fin du XVIIIe siècle, puis par la critique marxiste reprochant aux dits droits leur abstraction. On en connaît des formes vulgaires, comme celle que cite Charb, qui se réfugient derrière un « oui mais » : « la liberté d’expression formelle, oui mais tout de même il ne faut pas exagérer ». De cette liberté formelle, il y aurait donc de mauvais usages, des usages irresponsables. Le schéma se répète ad nauseam, de l’affaire Rushdie à Theo Van Gogh, en passant par l’affaire Redeker.
Le fondement sur lequel prétend s’appuyer cet appel à la « modération », à la responsabilité, en réalité à la restriction (quand ce n’est pas à l’abolition) de la liberté d’expression formellement énoncée par la loi est loin d’être lui-même vulgaire. Il fut développé par la théorie philosophique classique de la liberté dont le penseur le plus puissant est Spinoza. La thèse principale, d’une rationalité absolue, est que sans un contenu consistant la liberté est une illusion. Plus une idée contient de force explicative, de substance, plus on est libre quand on la pense et quand on la prend pour boussole. Tout le monde, en fait, le sait : je suis plus libre lorsque j’agis en connaissance de cause, avec un maximum de connaissance, que lorsque j’exerce un choix arbitraire sans contenu véritable – aussi j’essaie toujours d’éclairer mes décisions le plus possible.
Et cette thèse est vraie. Je suis beaucoup plus libre quand je démontre un théorème, proposition nécessaire, que lorsque j’affirme une bêtise, proposition sans attache. Car lorsque je déroule une démonstration, rien ni personne ne me dicte ce que je fais et ce que je pense : je suis l’auteur de mes pensées et de mes actes. Nous avons tous fait cette expérience de la liberté par la force des raisons : un enfant qui a compris comment fonctionne une addition est dans une position divine d’absolue liberté. Et on comprend pourquoi Spinoza soutient que seul Dieu est absolument libre puisque son entendement est infini.
La liberté philosophique se pense donc en régime d’autonomie, elle repose sur la consistance du contenu. On pourrait caractériser cette liberté par la maîtrise. C’est une conception substantielle.
Schéma moralisateur et « vérité »
Comment le schéma moralisateur s’installe-t-il sur cette idée très forte, très élevée de la liberté, pour finalement conclure à l’irresponsabilité de Charlie Hebdo, de Rushdie, de Theo Van Gogh, des mécréants ? Comme il avait conclu naguère à l’irresponsabilité des opposants à Staline pour les envoyer au goulag, à celle de tous ceux qui méritaient le camp de rééducation ?
La conception philosophique de la liberté s’intéresse aux contenus. Mais ces contenus eux-mêmes ne peuvent être déterminés et appréciés que par une autorité critique immanente aux propositions et à leur production par la raison partagée : la raison partagée ne s’érige pas en pouvoir absolu de décider du vrai et du faux, elle n’a pas de référence extérieure, elle construit ses propositions de manière critique. C’est le champ de la connaissance et ses procédures qui en fournissent le terrain, les objets et le modèle. On établit un théorème par voie d’argumentation, une loi physique par voie d’expérimentation et de test, une connaissance historique par voie de critique, de croisement des sources, etc. Le contenu sur lequel s’appuie la liberté philosophique ne lui est pas fourni ex cathedra par une instance extérieure : il est le contraire d’un dogme, d’une parole dictée et imposée qui s’érige en sage et qui décide que d’autres, ceux qui ne pensent pas comme elle, sont des imbéciles, des irresponsables.
Dans l’affaire des caricatures publiées par Charlie-Hebdo, dans l’affaire Redeker et d’autres semblables, des demi-habiles s’érigent en sages : « La liberté d’expression, c’est très important, c’est sacré, mais il ne faut pas la galvauder, il ne faut pas en faire un mauvais usage ». Et lorsqu’on leur objecte que la loi définit expressément les abus de la liberté (et non ses mauvais usages), ils rétorquent qu’il ne s’agit pas de cela, qu’il faut réfléchir plus loin que le bout de son nez avant de « faire de la provocation »… Les demi-habiles ont les yeux fixés sur leur riche intériorité qu’ils érigent en référence, ils prennent des airs dégoûtés, se pincent le nez et finissent pas déclarer que, au nom de la liberté et de la haute idée qu’il convient de s’en faire, ils désapprouvent la publication de telles caricatures, la publicité de tels propos, et qu’il serait même bon de réclamer des poursuites contre leurs auteurs, une interdiction professionnelle par exemple. C’est ce que décrit Robert Redeker dans son livre Il faut tenter de vivre2.
Au nom de la plénitude de la liberté, de son plus haut degré que l’on pense détenir et qu’on se donne pour mission d’imposer, on abolit la liberté formelle, son plus bas degré. Cela peut se dire aussi avec des mots plus gros : au nom de Dieu on finit par tirer sur un homme à terre. Car pour récuser ainsi le plus bas degré de la liberté, il faut se prendre pour Dieu, parler du point de vue de la vérité absolue. N’a-t-on pas entendu le même argument au plus fort de l’époque stalinienne? La forme vide, occidentale, de la liberté et ceux qui s’en réclamaient n’étaient-ils pas dénoncés comme manquant de « conscience politique » ? Autrement dit encore : le mauvais usage de la liberté c’est celui avec lequel je suis en désaccord. Et au lieu d’user moi-même de la liberté pour critiquer ou réfuter ce qui me déplaît, je demande l’interdiction de sa publication car ce serait contraire à la vérité, à l’avant-garde, au progrès historique, au mouvement des masses, au progrès social, au Parti, à la parole de Dieu (ici peuvent prendre place différentes variantes de la divinité).
Voilà comment, à mon sens, fonctionnent les interdictions du blasphème, et la notion de blasphème elle-même : on admet qu’un dogme peut s’énoncer et s’imposer de l’extérieur sous la forme d’une parole que tous doivent tenir pour vraie. La notion de blasphème n’a de sens que dans une dogmatique. On comprend aisément alors pourquoi elle est étrangère à un régime laïque qui par définition ne s’autorise d’aucune transcendance, qui ne peut pas exister sans un espace critique, celui qui est mis en place notamment par les droits formels. Il n’y a aucun « droit au blasphème » dans un tel cadre politico-juridique puisqu’il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises4.
Le retournement subjectif victimaire et l’essentialisation des croyances comme propriétés des personnes
Mais avec ce rappel philosophique, on ne fait qu’effleurer le sujet. Car d’une part le délit de blasphème a bien disparu en France depuis la Révolution, comme le note Thierry Massis5. Et d’autre part, les législations pénalisant le blasphème sont en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques. On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs. La pénalisation d’une expression, d’une manifestation, d’un affichage, au seul motif que cela choque Dieu, ou que cela choque un discours transcendant que chacun serait tenu de respecter devient rare.
Faut-il en conclure que la persécution pour motif de blasphème a disparu ? Non, bien évidemment. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais il serait trop facile de mettre ces attentats sur le compte d’intrusions d’une barbarie dogmatique extérieure importée dans de gentils États de droit… Car c’est au sein même des États de droits, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ayant changé d’habits.
On me dira que les menées punitives sont elles-mêmes des délits et des crimes, et poursuivies comme tels lorsqu’il y a violence ou contrainte sur des personnes ou atteinte aux biens. C’est vrai. Pourtant la demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle s’exerce aujourd’hui au nom du « respect » qui serait dû à une victime.
L’incrimination de blasphème et son retournement
Thierry Massis souligne ce tournant6. Et c’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les récents travaux de Jeanne Favret-Saada7. La demande de poursuite pour « blasphème » (le mot lui-même a disparu des incriminations) ne s’exerce plus de manière inquisitoriale classique, sur une thèse qui présenterait objectivement un discours dogmatique s’autorisant à accuser et à persécuter : le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité s’efface, il est retourné en plainte subjective. Nous n’avons plus affaire à des procureurs tonnant du haut de leur chaire contre des blasphémateurs : le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Ce n’est plus ce que je juge contraire à la vérité qui est incriminé, c’est ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse.
Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu d’un livre alors en préparation et qui vient d’être publié8, Jeanne Favret-Saada retrace et analyse l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :
« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »
Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :
« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 19729 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »
Elle souligne que ce retournement a pris du temps. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».
Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :
« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »
Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?10:
« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».
Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).
« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »
Elle conclut sur une note contrastée11 :
« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »
Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines
Du point de vue philosophique qui m’intéresse ici et que j’ai esquissé au début de cet article, le problème posé est bien encore une fois une question d’intériorité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle et peut donc prétendre à une protection en tant que telle12. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre que j’ai emprunté à Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures montre que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique passionnante.
En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.
« La France… respecte toutes les croyances »
Je terminerai en évoquant quelques difficultés.
Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent évidemment dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :
« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »13
On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de pertrurber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.
Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.
L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »
Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.
Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.
On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt je suis sûre que non…
Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit blessé par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :
« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
Références
Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Paris, Les Echappés, 2015.
Favret-Saada Jeanne, – Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015
– « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016 http://www.mezetulle.fr/habits-neufs-delit-de-blaspheme/ .
– Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988 Paris : Fayard, 2017.
Kintzler Catherine, Penser la laïcité, Paris, Minerve (2014, 2015).
Leclerc Henri, « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 55, 2015/2, p. 43-52.
Legicom n° 55, 2015/2 « Liberté d’expression et religion. Le point sur le droit applicable après les attentats de Charlie Hebdo ».
« Liberté pour l’histoire », collectif, http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669.
Massis Thierry « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom 55, 2015/2, p. 53-57.
– « La foi et la liberté d’expression », Legicom 54, 2015/1, p. 69-75.
– « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental », lemonde.fr, 23 déc. 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/23/le-droit-au-respect-des-croyances-un-droit-fondamental_1621998_3232.html#tMjQuHgbbtr7sr7V.99
Monfort Jean-Yves, « Liberté d’expression, loi de 1881, et respect des croyances : une cohabitation impossible ? », Legicom 55, 2015/2, p. 29-35.
Redeker Robert, Il faut tenter de vivre, Paris, Seuil, 2007.
Notes
1 Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.
2 Robert Redeker, Il faut tenter de vivre, Paris : Seuil, 2007.
3 Art. 24 : incitation à la haine, à la violence contre des personnes, apologie du crime. Mais l’article 24bis (dont la 1er introduction date de 1990) introduit un délit de nature différente : la « contestation » d’une vérité historique, c’est pourquoi je l’exclus de cette énumération.
4 Voir note précédente : l’art. 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 introduit un délit de contestation et non pas seulement un délit d’apologie ou d’incitation.
5 Article « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom n° 55 2015/2, p. 53-57.
6 « l’atteinte au droit du respect des croyances n’est pas une résurgence du délit de blasphème, supprimé à la Révolution », art. cité voir réf. Note précédente.
7 Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408
8 « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016.
9 Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).
10 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.
11 On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.
12 C’est ce que soutient notamment Thierry Massis, voir article cité à la note 5.
13 Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.
Je vous remercie pour votre excellent article.
Cet article est un peu long, mais sa longueur est nécessaire. Il y a tant d’approximations sur la question, certes complexe, de la laïcité. Aujourd’hui même, j’ai entendu de la bouche d’un proviseur adjoint d’un lycée de la région Auvergne – Rhône-Alpes que la laïcité, c’est » le respect de toutes les religions « . Il est jeune agrégé de physique, et s’est finalement rendu à ma lecture du Titre 1er, » Principes « , de la loi de 1905. C’est heureux, car il est engagé dans le combat pour la laïcité…
Bonsoir,
la clarté, la précision et la complétude de votre exposé m’ont bcp plu.
De la part d’une abonnée à Charlie-hebdo, merci !
Le problème, c’est la loi Pleven. Que je sache, ce ne sont pas les cathos qui ont poussé pour cette loi.
Non, ce ne sont pas les dévots du catholicisme qui ont poussé dans cette voie : il leur a même fallu douze ans pour apercevoir qu’ils pourraient en tirer profit pour contraindre au respect de leurs convictions, à condition de faire une formidable cabriole. Par une ironie de l’histoire, ce sont précisément ceux des catholiques qui présentaient leur foi de la façon la plus arrogante, ceux qui haïssaient le plus les droits de l’homme et la République, qui ont saisi l’avantage de cette position victimaire.
Comme toujours, ceux qui avaient pensé la « loi Pleven » ne pouvaient pas prévoir d’avance tous les détournements dont elle serait susceptible.
Depuis le temps que je pratique les écrits de C. K. sur la laïcité, j’en reçois à chaque fois une leçon nouvelle de cohérence et d’exigence. Cette fois, la manière dont elle relie les cas des dessins de Charlie Hebdo sur « L’Innocence de l’islam », de Charb dans son livre posthume, de Redeker, etc… comme relevant d’une même problématique m’a estomaquée. Pourtant, comme « Du respect érigé en principe » le montre, j’avais parfaitement les moyens de penser cela toute seule : eh bien, non. Il a fallu que C. K. me mette les points sur les i.
Au surplus, je suis enchantée de voir que mon propre travail puisse servir à d’autres pour aller plus loin que je n’aurais été spontanément, et m’entraîner ainsi à… en tirer des conséquences dont j’étais incapable.
Pour dire les choses franchement : au moment où l’affaire de « L’Innocence de l’islam » a éclaté, j’ai immédiatement fait une enquête par mail en Californie, et j’ai découvert avant la presse française qui étaient les responsables de cette vidéo, un américano-égyptien ex-copte, et des groupuscules de suprémacistes blancs. J’aurais applaudi à la parution dans Charlie de dessins visant ces derniers, mais j’ai été mal à l’aise de voir que le journal ciblait les islamistes. Naturellement, je n’ai jamais pensé que la rédaction de Charlie était « raciste » ou « islamophobe », ni, ensuite, qu’elle avait « bien cherché » son massacre.
Une remarque, pourtant, à propos de Thierry Massis, que vous citez à plusieurs reprises. J’ai lu une dizaine d’articles de lui, et quelques interviews : il me semble qu’il convient de le situer avec précision. Massis est l’avocat de l’épiscopat depuis la création, en 1996, de son association Croyances et libertés, dont il préparait depuis quelques années déjà, l’argumentaire. Vous citez des textes relativement récents (2011, 2015), et sans mettre en lumière la logique de son argumentation.
Il reconnaît comme vous le dites que le délit de blasphème a disparu avec la Révolution, mais c’est, à chaque fois, pour mieux refuser les reproches faits aux catholiques de tenter aujourd’hui de rétablir un délit d’opinion religieuse. Aussi, quand vous enchaînez sur mon travail : « Et c’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les récents travaux de Jeanne Favret-Saada… », vous risquez de le faire tousser. Car son unique objectif (comme vous le remarquez plus loin, d’ailleurs), est de faire condamner l’irrespect envers les convictions de ses clients.
Dans un article ancien (Recueil Dalloz, 1992, p. 113, « La liberté de conscience, le sentiment religieux et le droit pénal« , il évoque les textes susceptibles de protéger les convictions religieuses : l’article 10 de la Déclaration des Droits (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses »), l’article 1 de la loi de 1905 (« La République assure la liberté de conscience »), le préambule de la Constitution de 1946 (« Tout être humain, sans discrimination de race, de religion, ou de croyance, possède des droits inaliénables ») et l’article 2 de la Constitution de 1958 (« La France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances »). Son commentaire : « Le retour du religieux donne à ces textes un souffle nouveau ». Ce « retour du religieux » qui n’a jamais eu lieu est pour lui d’une telle évidence qu’il évoque aussi, plus loin, « la montée du fait religieux ». (Or Les sensibilités religieuses blessées montre qu’il y a eu seulement un retour des dévots.)
Cet article de Massis, qui vise explicitement la réintroduction dans le droit pénal des atteintes au « sentiment religieux » dans le cadre des droits de la personne, passe en revue les fondements juridiques possibles de telles incriminations. Il conclut :
« Cette étude montre combien le droit pénal attache d’importance à la protection de la liberté de conscience et du sentiment religieux. Cette protection pénale, cependant, reste insuffisante. Elle ne protège pas, dans nos sociétés modernes, cette agression permanente de la conscience par la voie de la publicité et des médias qui constituent une zone de « non droit ». C’est un défi lancé à nos sociétés modernes que de répondre à la nécessité de protéger la conscience de l’individu contre ce harcèlement permanent.
« En effet, par la liberté de conscience, l’homme exprime « cette singularité incommunicable de l’être qu’il possède » Comme le disait Jean-Paul II : « La conscience est le témoin de la transcendance de la personne » ».
La première citation est de Teilhard de Chardin, Autour de la nouvelle déclaration des droits de l’homme, p. 88, cité par E. Michelet, Religion et droit pénal, Mélanges Pierre Raynaud, p. 479. La seconde est tirée du message de Jean-Paul II le 1er janvier 1991, publiée dans Paris, Notre-Dame n° 348, p. 3. Deux auteurs qui ne figurent pas parmi mes références habituelles.
Merci de cette précision, qui manque effectivement à mon texte. Il se trouve que T. Massis intervenait à la séance de séminaire dont l’article ci-dessus est issu ; il y a exposé, comme il le fait dans l’un des articles que je cite en note, la thèse selon laquelle les croyances sont consubstantielles à la personne. Car telle est effectivement la logique de sa position : elle est diamétralement opposée à celle que je défends ici. Il est toujours important et même fructueux de lire les arguments adverses, car c’est effectivement en lisant quelques-uns de ses textes que j’ai pu me représenter plus clairement à moi-même l’enjeu juridique et philosophique qui me semble fondamental : faut-il inclure les convictions dans les propriétés de la personne, de telle sorte qu’elles pourraient prétendre au « respect » qui est dû à la personne même ? Il me semble que la législation sur la liberté d’expression suppose un principe contraire dissociant les personnes et les convictions : on peut librement critiquer une conviction, une doctrine, s’en moquer, la ridiculiser, mais on n’a pas le droit de s’en prendre aux personnes. Sans compter que cela pose la question philosophique du sujet, de la substance : mes convictions font-elles partie de ma substance ? Suis-je l’ensemble de mes attributs, de mes « qualités » ? Il y a de grands textes là-dessus…
Mais précisément, les nouveaux dévots qui désirent utiliser les avantages des droits de l’homme sont aussi des gens qui proposent une nouvelle conception de la personne dévote : voyez, dans « Au nouveau chic radical. Laïcité, dégage ! », ce que disent leurs intellectuels post-coloniaux, Saba Mahmood et Talal Asad à propos des dévots de l’islam. Selon eux, les techniques de dévotion font que, peu à peu, le Prophète est complètement incorporé à la personne du dévot, si bien qu’il n’y a plus le moindre espace entre la substance du dévot et celle du Prophète. Et leurs exemples favoris viennent du catholicisme : de la transsubstantiation du corps du Christ dans l’Hostie, de l’union mystique de telle sainte… Le tour de vis supplémentaire que Massis essaie de réaliser (mais l’Organisation de la Conférence Islamique en fait autant de son côté), consiste à rendre susceptible de poursuites pénales toute atteinte à cette substance d’un genre nouveau : le-dévot-qui-ne-fait-qu’un-avec-son-dieu.
Mahmood et Asad ont, il est vrai, une prétention supplémentaire que Massis n’a pas les moyens de proférer : ils assurent au surplus que la personne du dévot fait un avec son Prophète, mais aussi avec sa communauté.
Superbe article qui, en effet, pose bien la problématique et lui apporte la bonne réponse ; la seule qui vaille dans une République laïque.
S’agissant de la question posée par Mezetulle à la fin de son article sur la phrase de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Elle respecte toutes les croyances »), il n’y a aucune ambiguïté.
Cette disposition ne peut être lue, ou interprétée, en droit comme protégeant le contenu des croyances au même titre que la personne qui les porte. Cette interprétation est impossible car, faisant des croyances des absolus protégés avec les personnes, elle interdirait à la République de définir les règles communes s’appliquant aux croyances et à leur expression qui peuvent s’en trouver bridées lorsqu’elles sont contraires à notre vision de la vie collective et de l’ordre public. La seule bonne acception du fameux « vivre ensemble » lorsqu’il n’est pas de la guimauve.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs rappelé dans sa décision du 19 novembre 2004 (portant sur la loi sur les signes religieux ostensibles à l’école) que les dispositions de l’article 1er de la Constitution « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Il ne peut donc s’agir et il ne s’agit donc, par le membre de phrase de l’article 1er de la Constitution dont on parle ici, que de consacrer dans notre texte suprême la liberté des opinions, y compris religieuses, et leur libre expression telles qu’elles résultent des articles X et XI de la déclaration de 1789. En d’autres mots, il s’agit de la liberté des consciences également rappelée par la loi du 9 décembre 1905, consciences à l’égard desquelles la République se tient ainsi à distance et n’en choisit aucune, ni politique, ni syndicale, ni religieuse, ni non religieuse.
Cette interprétation du texte de la Constitution est la seule possible pour un juriste sérieux.
Quant à la nécessité de réécrire la disposition de l’article 1er de la Constitution pour l’éclaircir ainsi que le propose C. Kintzler, pourquoi pas en première analyse. La rédaction qu’elle propose correspond d’ailleurs à une proposition du programme de François Hollande en 2012 qui n’a pas été mise en oeuvre. Non pas seulement par laxisme ou lâcheté, mais au motif que le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que les principes de la loi de 1905 relatifs à la liberté de conscience, à la liberté de culte ainsi que l’interdiction de reconnaître les cultes ou de les salarier, avaient valeur constitutionnelle. On a donc envie de dire à quoi bon une réécriture…
Mais, tout bien réfléchi, dans la mesure où le conseil constitutionnel n’a pas reconnu une valeur constitutionnelle à l’interdiction de subventionner les cultes, alors qu’il n’y a aucun motif de faire un tri entre les principes en en favorisant certains par un rang supérieur et d’autres pas, il nous apparaît que la clarification résultant d’une modification constitutionnelle serait souhaitable et même très opportune.
Avec quelques amis, nous l’avions donc proposée dans un article publié dans le magazine SLATE et ne pouvons qu’inviter derechef les pouvoirs publics à s’emparer de cette nécessaire clarification qui pourrait être aussi, en corsant l’exercice, une occasion de régler les survivances dérogatoires concordataires, d’Outre-mer ou en Alsace-Moselle (voir à ce sujet http://www.slate.fr/tribune/83673/iconoclastie-principe-constitutionnel).
Notre proposition de rédaction pour l’article 1er était la suivante :
« La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Elle garantit la séparation des Églises et de l’Etat et ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, organisme ou manifestation présentant un caractère cultuel.»
A bon entendeur En Marche, salut !
Merci pour cette lecture éclairée et … rassurante au sujet de la phrase « Elle respecte toutes les croyances » !
L’intitulé de la loi de 1905 n’a pas de valeur juridique. Le titre Ier, Principes, établit une séparation entre les cultes et la République (État + départements + communes).
L’expression » séparation des Églises et de l’État » me paraît donc juridiquement fautive.
Je n’avais pas vu ce commentaire. Désolé.
Son auteur considère que l’expression « séparation des églises et de l’Etat » est juridiquement « fautive » au motif qu’elle n’est que dans le titre de la loi de 1905… ce qui légistiquement est exact, elle ne se trouve pas dans la loi elle même. Mais, on ne voit pas bien ce que l’auteur en tire comme conséquence…
Cette expression est fondamentale car elle caractérise au plus profond notre laïcité. On voit bien ce que les adversaires de cette dernière pourraient trouver à la diminuer ou à la déclarer fautive…
Devant ce flou, on précisera donc rien n’interdit d’écrire cette expression dans une loi demain et encore mieux dans la Constitution !
Petit complément pour les non spécialistes et que j’ai oublié de préciser dans mon commentaire :
un principe rangé au rang constitutionnel par le Conseil constitutionnel s’impose à toutes les autorités exécutives, législatives ou juridictionnelles comme s’il était écrit dans la Constitution elle même. L’effet juridique de l’écriture explicite d’un tel principe déjà de rang constitutionnel étant inexistant, inutile donc a priori d’en encombrer notre texte fondamental.
L’athéisme n’est il pas une croyance ?. C’est croire que Dieu n’existe pas ! ! !
Et croire, n’est ce pas accorder du crédit à quelque chose dont l’existence est Hypothétique?
On peux donc être croyant par hypothèse, Athée par croyance, où Agnostique par certitude ( je sais que je sais pas )
L’athéisme n’est pas une croyance, mais une pensée ; une pensée philosophique rudimentaire, mais une pensée.
L’athée » ne croit pas que Dieu existe » est encore fautif.
Ma formulation de la position philosophique athée :
« Je pense qu’il n’existe rien dans l’Univers qui ressemble de près ou de loin à ce que les croyants appellent « dieu ». » Formulation reprise par les Athées de Belgique.
Il est préférable d’écrire « La république assure la liberté de conscience » plutôt que d’ajouter « et garantit le libre exercice du culte » car placé dans la même phrase cela donne au culte une place particulière.
La liberté de conscience c’est le domaine du for intérieur : avoir ou pas une conviction ou une croyance, y compris ne pas le savoir. C’est le domaine du sacré défini comme l’espace ou le temps du retrait, lequel n’est pas spécifiquement religieux
J’ai lu page 50 de l’article « La liberté religieuse dans les lieux publics » de Stéphane Guérard (2005 https://www.unicaen.fr/puc/images/crdf0404guerard.pdf ) un renvoi qui mentionne : « La liberté des cultes est une des libertés fondamentales dont le principe a valeur constitutionnelle. Elle constitue, aujourd’hui, l’un des aspects de la liberté religieuse, avec la liberté de conscience. L’une et l’autre sont jugés inséparables ». Page 51, l’auteur cite Michel Onfray (« traité d’athéologie »): « Le respect de la liberté de conscience négative (le droit de ne pas croire) » vaut bien, en effet, celui de la « liberté de conscience positive (le droit de croire librement) ». Je pense, dès lors en effet que la liberté de ne pas croire égale la liberté de croire, qu’on on ne peut pas affirmer que liberté des cultes et liberté de conscience sont constitutifs de la liberté religieuse, mais plutôt que la liberté des cultes (manifester publiquement sa religion) constitue, avec la liberté religieuse (choisir sa religion) l’un des aspects de la liberté de conscience. Autrement dit je ne suis pas d’accord avec Stéphane Guérard lorsqu’il affirme que la liberté religieuse « signifie tout d’abord le droit de choisir et d’exprimer sa foi, droit qu’on dénomme habituellement la liberté de conscience ». Au contraire, c’est le « respect de la liberté de conscience [qui] doit constituer le socle de l’organisation juridique de la liberté religieuse » (Roseline Letternon, « droit européen et laïcité : la diversité des modèles » A.J.D.A n° 24 -2017 du 10 juillet 2017, page 1369)
Je considère donc que la liberté de conscience est au sommet de la pyramide républicaine
La distinction entre liberté philosophique et liberté formelle qui structure votre article me conduit à dire : « je suis avec Charlie » ( expression) plutôt que « Je suis Charlie » ( contenu )
Dans son allocution prononcée à l’occasion d’une visite des évêques français à Rome sur le thème des rapports entre Etat, société et religion
http://bordeaux.catholique.fr/diocese-et-paroisses/mgr-ricard/prises-de-parole/laicite-de-l2019etat-laicite-de-la-societe,
le cardinal J.P.Ricard rapporte les paroles du Pape Benoit XVI : « La saine laïcité, … signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux ».
Ah, cette manie de l’adjectif qualificatif !
Encore un petit effort messieurs et vous pourrez bientôt écrire : « La laïcité signifie libérer la croyance du poids de la politique et libérer la politique du poids de la croyance ».
La suggestion de rédaction que j’ai faite est tout simplement empruntée à l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905. Il ne s’agit pas « du culte » mais « des cultes ».
Quant à la liberté de conscience, si on la considère comme relevant du strict for intérieur, elle est en grande partie à l’abri, le for intérieur étant par définition inaccessible à toute intrusion… Je pense qu’il faut donc considérer cette liberté dans son expression extérieure. La liberté de conscience n’a de sens que si elle s’accompagne de la liberté d’expression. Il faut aussi la considérer dans ses conditions de possibilité : assurer la liberté de conscience sera aussi pour un Etat s’abstenir de conformer les esprits, en particulier par une éducation publique idéologique.
Ces précisions apportées, je suis en accord avec vous s’agissant du caractère fondamental de la liberté de conscience, en ce sens non seulement qu’elle ne peut pas se confondre avec la liberté des cultes, mais aussi en ce sens qu’elle conditionne la liberté des cultes, la liberté de croyance et de non-croyance. L’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 est très bien rédigé, car il introduit une ponctuation forte entre les deux aspects et donne la primauté à la liberté de conscience.
» Je considère donc que la liberté de conscience est au sommet de la pyramide républicaine »
Votre interprétation est conforme aux articles 10 et 11 de la DDDH de 1789. La DDDH fait partie du bloc constitutionnel depuis 1971.
Cela fait déjà longtemps que je répète à qui veut l’entendre que cette phrase doit être supprimée de l’article un de la Constitution et je suis particulièrement satisfait de trouver écho auprès d’une philosophe en titre.
Seule la suppression enlève toute ambiguïté.Le mot « respect » est une usine à gaz qui n’a je ne sais combien de définitions. Lorsque je respecte le code de la route , je roule à moins de 50km/h en agglomération. Que va pouvoir dire pour un État respecter le judaïsme , le catholicisme ou l’islam? État qui d’ailleurs ne reconnaît aucun culte; peut on respecter ce que l’on ne reconnaît pas ? ( Ou à la rigueur une religion sans culte) Je suis aussi content de savoir que l’interprétation juridique de cette phrase rend impossible celle que je viens de décrire car elle plongerait le pays dans le communautarisme si j’ai bien compris; Mais comme beaucoup de citoyens en rêvent , et que l’on peut être juriste, conseiller constitutionnel et citoyen, je préfère militer pour la suppression
Qui plus est cette phrase pèche par omission; elle sous-entend que L’État ne respecte pas ceux qui ne croient pas
Au pilori donc les athées!
A moins de les considérer comme des gens croyant à la non existence de dieu ; ce qui cette fois sous-entend maintenant cette existence comme une primauté
Merci. Effectivement le commentaire de François Braize apporte des précisions plutôt rassurantes au sujet de l’interprétation juridique de cette déclaration : http://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271
D’accord bien sûr avec Mezetulle.
Il ne serait pas très sérieux de proposer d’inscrire dans la Constitution les principes fondamentaux de la loi de 1905 sans les reprendre tous (donc y compris la liberté des cultes qui comme celle de conscience figure dans cette loi)…
Comme beaucoup des principes contenus dans la loi de 1905 ont déjà valeur constitutionnelle au regard de nos principes fondamentaux on passerait par un tel tri pathétique de l’absence de sérieux au ridicule achevé…
D’ailleurs, est très critiquable la décision du Constitutionnel de février 2013 qui a opéré un tri dans les principes de la loi de 1905 pour en écarter certains (l’interdiction de subventionnement des cultes) de la reconnaissance constitutionnelle alors que les autres principes figurant dans cette loi (interdiction de reconnaissance et de salariat des cultes) se voyaient reconnaître cette qualité par notre plus haute juridiction (voir à ce sujet http://www.slate.fr/tribune/83673/iconoclastie-principe-constitutionnel).
Il est vrai, comme le relève Tarnacois, que dans la mesure où cette phrase de la Constitution ne trouve pas à s’appliquer aux non croyants (athées) que l’on ne rangera pas en bonne logique dans les croyants (protégés selon cette disposition constitutionnelle par la République), nous avons un souci avec cette phrase qui rend la République protectrice spécifiquement de toutes les croyances…. mais pas de ceux qui ne croient pas…
Même si la crainte que la protection de la République comprenne le contenu des croyances a été écarté pour les motifs que l’on a indiqués dans la réponse ci-dessus à Mezetulle, cette phrase commence à prendre au fond une sale tournure.
En outre, elle a aussi une sale mine (bien naïve) par rapport à certaines croyances (dérives sectaires) et à certaines idéologies bien rétrogrades… qui pourraient revendiquer la protection de la République sur la base d’un texte dont elles se prévaudraient de la lettre…. oecuménique.
Dans ces conditions, mieux éclairé par tous ces débats fort intéressants, je révise mon jugement et suis, in fine, également partisan de la disparition de cette phrase de notre Constitution.
Il sera en revanche beaucoup plus sage de mentionner dans notre Constitution les principes rappelés ou posés par la loi de 1905, mais, comme je l’ai déjà indiqué, tous les principes sans tri sélectif ridicule au gré des envies des uns ou des autres. Y compris du Conseil constitutionnel.
Une seule manière, que le pouvoir constituant s’en empare !
Merci de cette précision sur la liberté de conscience qui limitée à la conviction intime serait le déni de la liberté.
« Peut-on respecter ce que l’on ne reconnait pas? » demande Tarnacois. Je pense que oui : la République n’a pas à reconnaître les religions mais cette absence de reconnaissance n’est pas leur ignorance car pour garantir le libre exercice des cultes elle doit les connaître. Dans son livre « La sainte ignorance, le temps de la religion sans culture » ( seuil ) [Olivier Roy] rend bien compte de la complexité du sujet, il écrit que si dans notre pays de séparation des églises et de l’Etat, ce dernier « ne peut définir le religieux, il doit néanmoins utiliser un paradigme commun ».
Il me semble que dans cette distinction entre « connaître » et « reconnaître », « connaître » désigne surtout le fait de pouvoir traiter les actions qui interfèrent avec l’ordre public, par exemple se mettre d’accord sur le trajet et la durée d’une procession, et choses de cet ordre. « Connaître » peut vouloir dire aussi que les objets religieux (discours, oeuvres, etc.) ne sont pas exclus du champ de la réflexion et de l’exhibition publiques, par exemple des oeuvres religieuses sont présentées dans les musées publics, des subventions publiques sont accordées à l’entretien et la restauration d’édifices religieux (qui devraient être classés mais l’amendement « Pétain » a malencontreusement levé cette condition) et l’enseignement laïque ne s’interdit pas, loin de là, l’étude (critique et non pas prosélyte ou consentant à une quelconque adhésion) des religions. On n’a donc pas besoin d’utiliser « un paradigme commun »…
La « reconnaissance », c’est quelque chose du genre
» la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État. » (Charte constitutionnelle de 1814)
ou cet article 6 de la Charte de 1830 :
» la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français «
Absolument cette idée de paradigme commun me parait bien étrange…
Avec toutes les confessions, même les plus rétrogrades ? On frémit…
Quel peut être son contenu dans le cadre de notre séparation qui est dans l’objet même de notre République ?
Nul besoin de ça sinon pour encore nous enfumer dans la foulée avec plein d’adjectifs adjoints à la laïcité !
Je vois que paradigme suscite des réactions, je vais tenter d’expliquer ce que j’en ai compris.
Je voyais dans ce mot la relation, au sens de l’acceptation réciproque par l’Etat et les religions de la place que chacun peut ou ne peut pas occuper dans la société ; autrement dit avec le fondamentaliste, qui « assume la rupture culturelle : on ne partage que dans la foi » ( je cite O Roy) la puissance publique laïque est forcément en rupture car ces deux là n’utilisent pas le même paradigme, sauf à ce que la laïcité soit dénaturée en religion civile, un religion de la non religion, ou en « une sorte d’extrémisme laïque » que vous avez dénoncé dans votre article « Questions fréquentes sur la laïcité ». http://www.mezetulle.net/article-28976423.html
Pierre Biard écrit à juste titre, dans son article « Contribution à l’intelligence de la laïcité » : « On vient de le voir avec Robespierre, le pire danger, pour les religions, comme pour la laïcité, c’est la sacralisation des institutions civiles, une religion sans dieu, ou plus exactement dans laquelle l’Etat remplace Dieu ».
http://www.laicite-republique.org/contribution-a-l-intelligence-de-la-laicite-p-biard.html
Je ne trouve pas que ce soit plus clair. Ou alors c’est en pire !
Et c’est consternant ne s’agissant au fond de votre part, dans votre pseudo éclaircissement du fameux « paradigme commun » que vous appelez de vos « voeux », que de renvoyer dos à dos les fous de Dieu et les extrémistes laïques (sic !) pour accoucher, même si vous le dites pas ici cela sue entre vos lignes, d’une laïcité réduite aux acquêts qui pourraient bien être chez vous « concordataires ».
Pour ma part, le seul « paradigme commun » possible avec les confessions est qu’elle se plient aux valeurs et principes républicains et pas le contraire.
Mais vous nous direz si je me trompe et si vous vous ralliez au paradigme républicain et laïc pour les confessions !
Je me permets d’ajouter à ce que dit (fort justement !) François Braize que en aucun cas religions et Etat laïque ne partagent un « paradigme » commun.
1° Parce que les religions et l’association politique laïque ne sont nullement à placer sur le même plan : l’association politique en effet ne prend pas place dans « la société » – les formations politiques ne sont pas des formations « sociales » – elle peut accorder un statut juridique aux formations sociales (droit privé, droit des associations) et c’est dans ce cadre que les associations religieuses trouvent leur place en toute liberté, pourvu évidemment qu’elles respectent le droit commun.
2° Parce que l’association politique ne relève pas d’une foi, elle ne réclame pas une adhésion sous forme de croyance, le lien politique n’exige pas un fonctionnement sur un modèle religieux – c’est une des raisons pour lesquelles religion civile et laïcité sont diamétralement opposées. Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Penser la laïcité chap. 1, le développement serait un peu trop long ici.
Je retiens de cet échange que le mot « paradigme » n’est pas celui qui convient à ce que j’ai voulu exprimer , j’y voyais la condition du « nous tous » ( en effet républicain) que refuse, au non du « nous autres », tous les intégristes .
Pour autant Francois Braize … ne sur -interpréter pas mes propos : aucune eau bénite ne suinte entre mes lignes dans ce que j’ai tenté d’expliquer, rien ne vous autorise à faire état d’un vœux que je n’ai pas formulé. C‘est votre présomption concordataire qui est ici consternante.
Déçu par votre inutile agressivité.
Non je ne renvoie pas dos à dos les fous de Dieu et les extrémistes laïques. Ceci étant dit, les extrémistes qui manipulent la laïcité à des fins politiques, les Sarkozy , Ciotti, Retailleau et sa crèche dans un bâtiment public défendue par le célébrissime « oui au principe de laïcité , non au principe d’absurdité » , l’épisode du burkini sur les plages dans lequel certains se sont vautrés en en appelant à la laïcité, ca n’existe pas ? Ceux là n’utilisent-ils pas – sans s’en rendre compte c’est un comble – le même paradigme religieux du « nous autres » en en appelant aux traditions (judéochrétienne en l’espèce)
Vous me direz quelle différence vous faites entre ceux qui, au nom de la laïcité, veulent interdire le burkini sur la plage et ceux qui défendent la présence d’une crèche de noël dans un bâtiment relevant de la puissance publique
Cordialement
Supposant que la question finale s’adresse aussi bien à moi, je peux apporter un élément de réponse en vous renvoyant à deux textes publiés en août 2016
– article publié par Marianne intitulé « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » dont le lien se trouve dans ce billet d’annonce.
– entretien plus développé à Figarovox (« Burkini au Conseil d’Etat : le problème n’est pas la laïcité, mais l’islamisme »), le lien et quelques citations se trouvent dans ce billet d’annonce.
J’approuve la réponse de Mezetulle.
En outre, j’invite notre ami à se relire s’il ne se souvient pas avoir renvoyé dans son commentaire précédent les fous de Dieu et certains laïques qu’ils trouve trop rigoureux dos à dos. Ce qu’il recommence à faire dans la fin de sa réponse après avoir nié l’avoir fait au début…
Notre école doit-elle être Charlie? (Je réponds oui, si Charlie est Charlie)
Question difficile pour moi qui ne m’occupe pas d’actu, sauf en de rares occasions comme celle-ci. Si on retient que l’école est un des piliers de la laïcité en France, alors il suffit de lire l’Apéro de Gérard Biard du fameux, historique, N° 1178 de Charlie Hebdo, pour s’en persuader. A la question qu’il pose dans sa chronique « Est-ce qu’il y aura encore des oui-mais (à la laïcité)? », je réponds oui, un seul mais qui n’est pas un mais, plutôt une application de cette loi de 1905 de séparation de Dieu et de César, décidément bien inspirée. Voici le mais:
Charlie est un journal satirique (humoristique) à ne pas confondre avec un travail historique. Les historiens nous parlent du passé, essaient de le restituer, de le mettre en mots de la façon la plus fidèle et la plus objective à laquelle ils parviennent (ce sont aussi des humains et ils ne manquent pas de dire aussi des conneries, ce qui est le propre des êtres intelligents, ainsi que le jour et la nuit sont inséparables). Les humoristes nous parlent du présent, de la façon dont nous instrumentalisons les faits, le sacré, la religion, les tabous, pour servir un ordre, un système de domination. Leur faire des procès en révisionnisme n’a aucun sens. Comme les historiens, ils ne sont ni tout intelligent ni tout con. C’est là qu’intervient le mais. Tant qu’ils font leur travail émancipateur vis à vis de toutes les dominations, je n’ai pas de mais. Mais quand ils affirment leur athéisme dans leurs colonnes (ils ont tout à fait le droit d’être athée en régime de laïcité, ce n’est pas la question, la question c’est qu’alors ils militent pour l’athéisme et qu’ils ne sont plus dans la dénonciation ou la mise à jour des mécanismes de domination), alors ils se mettent à leur tour derrière un drapeau, drapeau dont il devient alors légitime de ressentir qu’ils s’en servent pour faire un prosélytisme anti-religion. C’est eux qui se retrouvent alors dans la situation qu’ils entendent démasquer. Comme le disait Desproges, le travail d’humoriste ne supporte d’être derrière aucun drapeau.
Notre école laïque peut être Charlie donc laïque en accord avec la loi de 1905 et Charlie être Charlie, tant qu’elle (il) ne sombre pas dans un athéisme militant, appelé aussi parfois laïcisme et ses pratiquants laïcards.
Si le slogan « Je suis Charlie » signifie, comme vous le soutenez dans votre commentaire, qu’on épouse les positions du journal, alors on ne peut pas dire que l’école « doit être Charlie » ! Cela me semble résulter, non pas de l’argument que vous avancez (à savoir qu’un humoriste n’aurait pas à prendre position, ce qui me semble à la fois absurde et contraire à la liberté d’expression : Charlie a parfaitement le droit de « sombrer » comme vous dites dans un athéisme militant, personne n’étant obligé de le lire… !), mais tout simplement de la laïcité de l’école publique (en l’occurrence : l’école n’a pas à professer une opinion politique, religieuse, etc., elle a au contraire le devoir, si l’occasion s’en présente, d’éclairer l’opinion). Aucun journal ne peut devenir un « journal officiel » au sein de l’école publique, bien évidemment.
Mais il existe une autre signification du slogan « Je suis Charlie » permettant d’expliquer pourquoi il est repris par ceux qui ne partagent pas nécessairement les positions du journal, ou telle ou telle de ses positions. Il signifie non pas qu’on épouse une position, une déclaration ni même un style, mais qu’on en tolère l’existence, qu’on défend sa liberté à exister et à s’exprimer publiquement y compris quand on ne la partage pas : c’est à mon avis en ce sens que l’école peut « être Charlie », ce qui n’est rien d’autre que soutenir la liberté d’expression dans le cadre du droit commun bien sûr. Or le droit commun n’interdit ni l’athéisme (même « militant » !) ni l’extrémisme laïque, de même qu’il n’interdit pas qu’on puisse dire tout le mal qu’on pense de ces mêmes opinions et qu’on les critique publiquement…
Oui, d’accord, j’entends votre point de vue sur ce que peut vouloir dire « être Charlie », beaucoup plus « sexué » que celui que je proposais, dans le sens où le militantisme athéiste en fait partie intégrante. En même temps, je crois que ce militantisme athéiste réduit la force de Charlie, en cela je suis d’accord avec la préconisation de Desproges, cad n’être derrière aucun drapeau pour un humoriste, ce n’est pas une question de liberté d’expression, c’est une question d’incompatibilité de genre. Je dirais que l’humour a comme fonction de déminer la violence symbolique qui accompagne tout militantisme, tout prosélytisme, c’est ce qui fait sa force émancipatrice.
L’école est censée n’être le siège d’aucun prosélytisme et l’athéisme en est un, c’est en ce sens que l’école ne peut pas tout à fait être Charlie.
Bien entendu, Charlie fait ce qu’il veut .
Mon propos n’était pas de dire que le militantisme athée fait partie intégrante de quoi que ce soit, mais simplement de dire qu’il doit jouir, comme toutes les autres opinions, de la liberté d’expression (laquelle est clairement encadrée par la loi). C’est sur cette seule considération de la liberté d’expression que j’ai avancé une interprétation générale et extensive (je ne vois pas en quoi elle serait « sexuée ») du slogan « Je suis Charlie ».
Non l’athéisme n’est pas en lui-même un prosélytisme, pas plus que telle ou telle doctrine religieuse ou philosophique : son étude et sa connaissance critique ont parfaitement leur place, avec d’autres, dans le système d’instruction publique. Le prosélytisme consiste à essayer de convaincre quelqu’un, par des moyens divers, d’adopter une position, une doctrine, une religion, ce n’est pas une attitude critique. Lorsque j’explique un texte de Bayle à des étudiants je ne fais pas de prosélytisme en faveur de l’athéisme, je ferais du prosélytisme si je leur disais « voyez comme il a raison » ; lorsque je commente le tableau de Poussin Jésus guérissant les aveugles en me demandant si la scène a lieu à Capharnaüm ou à Jéricho en lisant les commentaires de l’Académie royale de peinture, je ne fais pas de prosélytisme chrétien, j’en ferais si je disais « Jésus-Christ est notre Seigneur ».
Le simple pluralisme exige que l’athéisme s’exprime et que son histoire soit connue.
C’est incroyable la confusion mentale qui empêche certains de voir ce que vous présentez si simplement et qui est basique.
A moins que la confusion ne soit que le masque des anti « laïciste » et « laïcards » qui ne sont au fond que des censeurs de ce qui n’est pas « convenable » à leurs yeux. Comme de vulgaires islamistes au fond…
Je vous remercie madame pour votre réponse une fois de plus pédagogique.
En posant ma question, j’avais présent à l’esprit votre article publié dans Marianne, ainsi que celui que j’ai précédemment cité (« questions fréquentes sur la laïcité »)
F. Braize dit approuver votre réponse. Plutôt que d’interpréter une fois de plus mes propos, il eut été plus convaincant en apportant sa propre argumentation (un peu condescendant le « notre ami »,non?)
F. Braize consentira t’il à répondre à cette question : ceux qui veulent interdire le Burkini sur la plage, vous trouvez que ce sont des laïcs, que vous me reprochez de juger trop rigoureux, ou en réalité des manipulateurs de la laïcité, au même titre que ceux qui justifient la présence d’une crèche dans un service public en disant « Je connais, par ailleurs, des non-croyants qui réalisent une crèche au pied de leur sapin. », le maire de Melun (https://actu.fr/ile-de-france/melun_77288/les-defenseurs-de-la-laicite-veulent-faire-annuler-la-creche-de-noel-a-melun_6848850.html) ou « Faudrait-il interdire les étoiles dans les guirlandes de Noël qui décorent nos rues en ce moment, sous prétexte qu’il s’agit d’un symbole religieux indigne d’un espace public ? » http://www.leparisien.fr/pays-de-la-loire/creche-de-noel-interdite-en-vendee-le-departement-en-emois-villiers-scandalise-03-12-2014-4344351.php, le président du conseil général de Vendée.
Ce sont ceux là que je renvoie dos à dos.
Je leur adjoint d’autres tenants de la récupération politicienne de la laïcité : celle de droite qui en fait l’avatar de la revendication identitaire en courant derrière le FN ; celle de gauche qui en fait l’avatar du communautarisme en confondant le droit à la différence avec la différence des droits.
Cordialement
« 2° Parce que l’association politique ne relève pas d’une foi, elle ne réclame pas une adhésion sous forme de croyance, le lien politique n’exige pas un fonctionnement sur un modèle religieux » écrivez-vous plus dans une réponse.
Le commentaire d’une blogueuse à propos de l’article « Non au détournement clérical des hommages à Jacques Hamel : défendons les principes de la République, pas les valeurs religieuses ! » publié sur le site de L’UFAL le 28 juillet 2017 illustre parfaitement ce que vous dites.
Monseigneur Dominique Lebrun, archevêque de Rouen a prononcé un discours pour l’inauguration de la stèle républicaine pour la paix et la fraternité et à la mémoire du Père Jacques Hamel à Saint-Etienne du Rouvray. Il dit : « Notre société qui ne sait plus où elle va après la mort, et se croit libre de faire tout ce que chaque individu souhaiterait, y compris abréger sa vie ou l’empêcher de naître ; c’est une ombre pour notre société qui met de côté des ressources spirituelles en chargeant la loi d’établir la morale alors que celle-ci, la loi, ne peut qu’être qu’une aide et que la morale, elle vient du profond de notre humanité. » Le commentaire est le suivant : « Nier à la loi son pouvoir de mettre en place des références pour « établir la morale » est ahurissant. Il me semble qu’une règle morale adoptée pour l’ensemble des citoyens peut être le fruit, avant le vote des représentants de la nation, d’une réflexion collective et je ne vois pas pourquoi certains citoyens auraient des lumières particulières liées à la nature de leurs croyances ou appartenances philosophiques ». Et pour enfoncer le clou elle poursuit : « Plus grave encore : prétendre que dans l’élaboration de la morale « la loi ne peut être qu’une aide et que la morale, elle, vient du profond de notre humanité » est une référence masquée à une soi-disant « loi naturelle », conception anthropologique qui peut être la sienne, mais à laquelle nombre de citoyens (de fait la grande majorité, y compris de confession catholique) ne sont pas d’accord ».
http://www.ufal.org/laicite/non-au-detournement-clerical-des-hommages-a-jacques-hamel-defendons-les-principes-de-la-republique-pas-les-valeurs-religieuses/
Il me semble que le débat, très abondant sur cet article (et j’en remercie les commentateurs) commence à « tourner en rond ».
Par ailleurs il n’est pas souhaitable qu’il s’oriente, ainsi qu’on peut le craindre en lisant des adresses directes qui ressemblent parfois à des mises en demeure, vers une « partie duelle » exclusive qui serait peu éclairante pour l’ensemble des lecteurs.
Je prends donc la décision de fermer les commentaires.
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