Thierry Bunel1 se penche ici sur quelques aspects peu remarqués de Dom Juan. Il montre comment Molière y met en place des séries d’indécisions et d’équivoques subversives qui s’offrent, bien au-delà de la critique de telle ou telle forme particulière de dogmatisme, comme un modèle d’écriture anti-dogmatique. La poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.
Le dogme
Croire en un dogme, c’est non pas penser, mais se soumettre à une opinion (dogma, en latin) considérée comme incontestable et non susceptible de critique : une opinion faite vérité absolue. Empiriquement, le dogme résulte de la sacralisation d’une idée, d’une doctrine, d’un principe, d’une histoire, quelle qu’en soit la nature.
Le dogme n’est pas l’apanage des religieux. Ainsi, l’incompatibilité de plus en plus manifeste des valeurs piliers de notre république et du « libéralisme », modèle économique unique en vigueur qui les sape, attire l’attention sur ce que Margaret Thatcher a très exactement défini comme dogme avec sa célèbre et mortifère formule : « Il n’y a pas d’alternative », dont la brutalité et la mauvaise foi propres au dogme suffisent seules à occulter l’évidence qu’« un autre monde est possible ». Le Canard enchaîné, qui se vante de dénoncer le bourrage de crâne, est désormais tacitement acquis au dogme libéral. Seul Charlie-Hebdo, au sein de la presse française que je connais, ose encore le mettre en question comme le montre notamment son analyse de la crise grecque l’été passé – rejointe, toutefois, par celles non pas du Monde, mais du Monde diplomatique d’août dernier. Rappelons aussi que Charlie-Hebdo a payé son anti-dogmatisme de principe au prix fort. On ne se soustrait pas impunément à l’emprise dogmatique.
Alors comment lutter contre le dogme, qui disqualifie a priori tout esprit critique ? Plus précisément : comment combattre le discours dogmatique en général ? Comment, d’une part ne pas y succomber, et de quelle façon, d’autre part, mettre en œuvre la langue de manière qu’elle conserve ou retrouve et développe un espace de jeu, de liberté, d’action, physiques, intellectuels ou spirituels ? Qu’elle exhibe, par contraste avec sa vie et son humanité, le refus passionné et suicidaire que leur oppose le dogme ?
La poétique du Dom Juan de Molière apporte une réponse proprement spectaculaire avec le texte qu’elle produit ; un texte, soit ce qui se définit moins par sa nature d’écrit ou par le ou les sens qu’il recèle que par le travail d’interprétation qu’il exige de son destinataire et l’absence de clôture rassurante qui en résulte. En ce sens, un texte empêche qu’on puisse en finir avec lui. Celui de Dom Juan fait de l’exercice de l’esprit critique une fête, et s’offre comme un mode et un modèle de pensée anti-dogmatique.
C’est dire que les commentaires sommaires, partiels, et par conséquent réducteurs sur lesquels s’appuie notre essai ne rendent pas justice au génie poétique de Molière, d’autant moins qu’ils ne concernent que trois brefs extraits de l’œuvre : le début, le milieu et la fin, avec les scènes 1 de l’acte I, 2 de l’acte III, 4, 5 et 6 de l’acte V. Encore importe-t-il à leur interprétation de rappeler brièvement le destin de cette grande œuvre.
Le destin significatif du Dom Juan de Molière
Il est significatif pour notre propos que le Dom Juan de Molière ait connu un destin tout à fait particulier et inséparable de celui d’un autre chef-d’œuvre, Tartuffe ou l’Imposteur.
En 1665, la comédie intitulée Dom Juan ou le festin de pierre revient au thème de l’immoralité religieuse, pour le dire vite, traité par Tartuffe dans ses deux premières versions – interdites – en prenant à contre-pied les critiques qu’elles ont subies. La représentation d’un dévot, même faux, sur scène fait scandale ? Qu’à cela ne tienne ! Molière représente un libertin, quoique peut-être pas plus vrai que le dévot était faux… Pour autant, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi, on adresse au Dom Juan les mêmes critiques qu’au Tartuffe : on ne peut mettre en scène le Ciel et les choses sacrées pour en rire.
Or les destins de ces deux pièces contrastent étrangement. Alors que la troisième version de Tartuffe est enfin représentée en 1669 – et avec succès -, Dom Juan disparaît pendant presque deux siècles. Malgré le succès de la pièce, Molière en retranche des passages dès la deuxième représentation, puis la retire après la quinzième, alors qu’elle fait recette. Dom Juan n’est pas interdit : Molière retire la pièce et ne la reprendra jamais. Les attaques et les conseils plus ou moins amicaux reçus par le dramaturge peu enclin au fanatisme et au martyre l’ont très probablement conduit à se montrer prudent, mais aussi à prendre la mesure du caractère fondamentalement subversif de son œuvre, dont la portée outrepasse – et c’est tout l’objet de ces lignes – la critique de tel travers d’une religion ou de l’un de ses ministres, sincère ou non.
En 1677, quatre ans après la mort de Molière, Thomas Corneille, frère de Pierre, réécrit la pièce (originellement en prose) sous une forme versifiée et « adoucie », selon son mot, que joue la Comédie-Française jusqu’en 1841. Une version en alexandrins, soit dans le style élevé propre au grand genre classique, la tragédie, ou encore à ce qu’on appelle la « grande comédie », et en cinq actes, qui tente de hisser la comédie à la dignité de la tragédie, tels Tartuffe ou Le Misanthrope.
C’est dire que Dom Juan, comédie en cinq actes mais en prose, détone ; seules deux autres comédies de Molière correspondent à ce modèle : L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme ; mais leur sujet est manifestement propre à la comédie. Est-ce bien le cas de celui de Dom Juan ? La pièce transgresse, quoique jamais de façon franche, les règles des genres dramatiques classiques. Cette absence de netteté à cet égard est symptomatique, déjà, de sa poétique anti-dogmatique.
L’irrégularité générique de Dom Juan, en effet, participe à l’indécision critique généralisée mise en œuvre par Molière dans sa pièce, en raison du genre rhétorique dont elle relève : l’éloge paradoxal.
La tirade du tabac : un éloge paradoxal
Les premières lignes de Dom Juan font l’objet de nombreux commentaires en raison de leur apparente incongruité. Il s’agit d’un éloge du tabac. Or, de l’aveu même de Sganarelle, valet de Dom Juan, qui le conclut par « Reprenons un peu notre discours », il constitue une digression.
Que vient faire, en effet, un éloge du tabac à l’initiale de cette pièce, lorsque le public est le plus attentif ? Il n’entretient aucun rapport, semble-t-il, avec la pièce, alors que l’exposition d’un drame classique est censée fournir au spectateur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, mais aussi et surtout le code poétique qui régit l’œuvre qui commence.
Or c’est bien à cela que contribue cet éloge du tabac. D’une part, il suffit de substituer « théâtre » à « tabac » pour entendre un éloge du théâtre tout à fait cohérent, et reconnaître les caractéristiques du prologue de la tradition du théâtre populaire et comique du batelage et de la farce de tréteaux. D’autre part, et surtout, cet éloge ressortit au genre de l’éloge paradoxal. L’éloge et le blâme constituent deux formes de l’un des trois grands genres oratoires de l’Antiquité définis par la rhétorique : l’épidictique, dont relèvent les discours de type démonstratif, les déclamations, les discours pompeux, emphatiques, tenus dans des circonstances solennelles. La tirade de Sganarelle constitue un éloge : il y défend une thèse formulée de façon hyperbolique : « il n’est rien d’égal au tabac », commence-t-il, alors même que ce produit fait encore débat en 1665.
En accord avec les règles de l’éloge, Sganarelle appuie sa thèse sur des arguments : le tabac confère la dignité d’« honnête homme » à celui qui en consomme, et qu’expliquent les vertus qu’il possède, de natures médicale, intellectuelle, morale et sociale. Cela fait beaucoup, pour du tabac, même à cette époque ! Cela fait trop. Et l’excès, l’un des principaux signaux de l’ironie, révèle le registre comique de cet éloge qu’il est d’autant moins possible de prendre au sérieux qu’il est prononcé par un valet ; que ce valet n’hésite pas à opposer son opinion à la pensée d’« Aristote et [de] toute la philosophie » dont il ne sait rien, et à propos d’un produit dont le grand philosophe n’a jamais parlé, et pour cause… Cette tirade de Sganarelle appartient donc au genre de l’éloge paradoxal, très pratiqué par les Anciens, puis par les humanistes, ou encore, outre Molière, par Pascal dans ses Provinciales, puis encore au siècle des Lumières, notamment dans le célèbre texte de Montesquieu sur l’esclavage2.
En outre, l’éloge paradoxal peut avoir des buts satirique, didactique, polémique, ou simplement facétieux, entre autres. Il constitue donc à la fois une parodie de l’éloge sérieux et un paradoxe en raison soit du sujet qu’il loue contre toute évidence et contre toute logique, en un mot contre la doxa, soit des arguments paradoxaux auxquels il recourt à propos d’un sujet sérieux.
Les deux cas apparaissent dans Dom Juan qui compte nombre d’éloges paradoxaux, dits par Dom Juan : ceux de l’inconstance (I, 2) et de l’hypocrisie (V, 2) ; par Sganarelle : ceux de l’émétique (un purgatif) (III, 1), de l’ignorance (ibid.), ou de l’autorité paternelle (IV, 5) – dans ce dernier cas, il s’agit d’un blâme paradoxal, tout comme celui de l’honneur prononcé par Dom Carlos, frère d’Elvire, qui traque Dom Juan précisément pour préserver… l’honneur de sa famille.
Ainsi, la présence de l’éloge paradoxal du tabac en tête de Dom Juan initie le spectateur à un genre ironique fréquemment sollicité au cours de l’œuvre. Mais surtout elle signifie un trait déterminant de la poétique de la pièce, foncièrement ironique, et qui, à ce titre, avertit le spectateur qu’elle requiert une écoute, un regard, un mode interprétatif très particuliers. Parce que placé sous le signe de l’éloge paradoxal et de son ironie constitutive, l’ensemble de Dom Juan se voit annoncé comme fondamentalement équivoque : ce qui semble constituer un blâme peut aussi s’interpréter comme un éloge, et réciproquement ; il suffit de changer de perspective. En d’autres termes, Dom Juan, en accord avec son esthétique éminemment baroque, se présente comme une gigantesque anamorphose qui offre un spectacle dont le sens se modifie au gré des déplacements intellectuels du spectateur, de ses changements de point de vue.
La scène du Pauvre et le dénouement permettent d’en faire la démonstration et, par là même, de comprendre en quoi la pièce de Molière, esquivant toute interprétation univoque, s’avère une machine textuelle anti-dogmatique.
La scène du Pauvre : les critiques du dogme
La scène du Pauvre (III, 2), située dans l’acte central de Dom Juan, est l’une des plus célèbres de la littérature dramatique ; l’une des plus comiques aussi – encore que… ; l’une des plus scandaleuses enfin – mais peut-être pas pour les raisons que l’on croit et c’est ce qui intéresse précisément notre sujet. Il est significatif que la fin de la scène soit corrigée par Molière dès la deuxième représentation, puis supprimée complètement ; et qu’elle fasse encore les frais de la censure que subit, en 1682, la version originale imprimée de Dom Juan.
Que s’y passe-t-il donc ? Égarés, alors qu’ils fuient les deux frères d’Elvire, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un pauvre ermite qui, les ayant renseignés, sollicite une aumône. Dom Juan répond d’abord par une critique sarcastique de la charité chrétienne, puis par une offre que le Pauvre refuse : un louis d’or pour un blasphème. Finalement, Dom Juan lui donne le louis d’or « pour l’amour de l’humanité ».
Laissons l’examen de ces deux visions antagonistes de la charité pour en venir aux questions que pose sur Dom Juan le marché qu’il offre au Pauvre, puis aux trois conceptions de la religion qu’il révèle.
Le marché que Dom Juan tente d’imposer au Pauvre et sa conclusion suffisent-ils à faire de Dom Juan un athée comme le veut l’interprétation la plus répandue ? Le blasphème, en effet, n’importe qu’à celui qui croit en l’existence de la divinité offensée. Mais alors, si Dom Juan est athée, pourquoi exiger du Pauvre un juron ? Cette contradiction se résout si l’on regarde toute l’attitude de Dom Juan comme une provocation, y compris et surtout au sens littéral du terme : Dom Juan appelle Dieu. Donner « pour l’amour de l’humanité » (et non pour l’amour de Dieu) peut s’entendre comme une provocation à l’égard des hommes, mais aussi de Dieu. De même, dans la scène précédente qui ouvre l’acte central et introduit dans la pièce le thème de la croyance, le credo que Dom Juan formule en réponse à une question de Sganarelle, pris à la lettre, paraît ne laisser aucun doute sur les convictions matérialistes de Dom Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ». Cependant, la formulation caricaturale ne laisse-t-elle pas penser que Dom Juan provoque, là aussi, à plaisir, l’honnête et crédule Sganarelle ? En d’autres termes, ne peut-on reconnaître là, ainsi que dans la demande de juron, la voix ambiguë et comique de l’éloge paradoxal qui régit la poétique de la pièce ?
Il reste que, ce faisant, cette scène n’oppose pas deux conceptions ou pratiques de la religion, mais trois, voire quatre si l’on considère aussi un Dom Juan athée : celles de Dom Juan à celle du Pauvre ; et ces dernières à celle de Sganarelle.
Le Pauvre et Dom Juan incarnent deux rapports différents à la religion, respectivement inhumain ou d’inspiration divine, et aristocratique. Le Pauvre, croyant sincère et néanmoins affamé, « aime mieux mourir de faim », dit-il, « que comm[ettre] un tel péché », à savoir jurer comme le lui demande Dom Juan. Il est donc prêt à mourir au nom de Dieu : il est disposé au martyre. Il sacrifie sans hésiter sa vie d’homme à sa foi. Sa religion sacrifie l’humain au divin. Celle de Dom Juan – dans l’hypothèse où il n’est pas l’athée qu’on croit généralement et que lui-même, en tant que héros baroque, se plaît à jouer – résulte de la prétention aristocratique de ce dernier. En tant que gentilhomme qui ne respecte ni les lois humaines ni les lois divines, mais seulement la sienne, privée, personnelle, Dom Juan exige un rapport lui aussi privilégié avec Dieu ; sa grandeur le situe au niveau de la divinité. D’où le défi qu’il lance au Pauvre, à sa foi, où résonne l’appel qu’il adresse à Dieu.
Qu’elles soient de nature divine ou inhumaine, dans le cas du Pauvre, ou aristocratique ou héroïque dans celui de Dom Juan, Sganarelle ne souscrit à aucune de ces deux visions de la religion. Il refuse les positions extrêmes de l’un et de l’autre, qui, de façons différentes, reposent sur l’antagonisme de l’humain et du divin. Lui défend spontanément, naïvement, naturellement, une religion, certes, mais humaine, qui laisse une place à l’homme ; il ne prétend pas non plus pour autant égaler la créature au Créateur.
Sganarelle ne prononce que trois brèves répliques. Les deux dernières signifient son humanité. Sa deuxième réplique – « Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit » – explique au Pauvre les dernières paroles de Dom Juan : « Eh ! Prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres » ; elle vise à atténuer ce qu’elles peuvent avoir de blessant, sinon de scandaleux, pour un homme pieux qui se propose de prier « pour la prospérité des gens de bien », dit le Pauvre – formule au demeurant ambiguë, et grosse d’ironie. Sganarelle s’oppose ainsi avec sincérité à la pensée apparemment libertine de Dom Juan ; quoique naïvement, il exprime là une position idéologique.
De même dans sa troisième et dernière intervention. Au Pauvre, qui ne se résout pas à se soumettre à l’exigence scandaleuse de Dom Juan pour recevoir de quoi s’alimenter, Sganarelle n’hésite pas à souffler le conseil suivant : « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal. » En minimisant le juron demandé et ses conséquences, comme s’il n’y avait « pas de mal » à jurer, pourvu que ce ne soit qu’« un peu », Sganarelle encourage le Pauvre à recevoir le louis et à ne pas se laisser mourir d’inanition ; là encore, il n’agit qu’avec la volonté de le secourir.
Or, en dénonçant implicitement les positions extrêmes du Pauvre comme de Dom Juan, Sganarelle exerce une fonction critique, quoique sur un mode comique, et non sans adopter une position bien plus scandaleuse encore que les deux autres pour l’opinion, la doxa ou le dogme chrétiens. Sganarelle, inaccessible à l’intransigeance spirituelle du Pauvre, ne se rend pas compte que ce qu’il lui conseille ne peut que le heurter bien davantage encore que ce que lui demande Dom Juan. Il ne voit pas la contradiction entre inciter un ermite qui consacre sa vie à Dieu à « jurer », même « un peu », et affirmer qu’« il n’y a pas de mal » à cela.
Les deux dernières répliques de Sganarelle renvoient donc dos à dos Dom Juan et le Pauvre. Elles le montrent seul à se soucier en la personne du Pauvre plus d’un être humain que d’un dieu ou d’un dogme. Le bien des hommes détermine son action. Ainsi, paradoxalement, c’est parce que Sganarelle pratique une croyance empreinte d’humanité qu’il s’avère être le personnage le plus subversif des trois ! Lui seul se soustrait, « un peu », au dogme, lequel reste la référence absolue tant du Pauvre qui est prêt à lui sacrifier sa vie que de Dom Juan qui entend le dominer.
Le scandale de cette scène pour l’opinion dominante chrétienne ne vient pas, bien sûr, des dispositions au martyre édifiantes du Pauvre ; il vient davantage, en revanche, de l’attitude de Dom Juan, qu’elle traduise son éventuel athéisme ou une provocation, blasphématoire en tant que telle, de Dieu. Mais il vient surtout du blasphème que constitue l’attitude de Sganarelle : en invitant à humaniser une certaine religion, il relativise le dogme, ce qui revient à le détruire. Ce faisant, il remet en question les limites et les relations de l’homme, de la religion et de Dieu, et exerce de la sorte une critique, au sens propre du terme, de la religion et du dogme en tant que tel sur quoi elle repose, critique que le siècle des Lumières va poursuivre.
Cela ne pouvait guère agréer aux dévots, vrais ou faux, ni à tout religieux notamment rigoriste, extrémiste, fanatique. C’est sans doute ce qui explique que ce rôle critique soit prudemment réservé à Sganarelle et reste généralement ignoré, et que Dom Juan soit rendu seul responsable du caractère scandaleux de cette scène : Dom Juan est un gentilhomme, Sganarelle, un valet. À tout seigneur tout honneur ! Comment prendre au sérieux un tel coup porté à la religion par un valet qui de surcroît – la scène précédente l’apprend à propos au spectateur – déclare hautement qu’« il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et [qu’il se] ferai[t] pendre pour celui-là ? » Le martyre, oui – mais pour le Moine-Bourru !
Ainsi, Molière confronte non sans ironie la position des trois personnages en entretenant non seulement une incertitude sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, et dans quel but, mais aussi en exploitant les conventions dramatiques classiques relatives aux personnages et à leur statut social.
Le dénouement : de quelle pièce ?
Le dénouement (V, 4, 5 et 6) de Dom Juan ne vient pas davantage rassurer le spectateur sur son sens. Il ne met pas un terme au travail d’interprétation de l’action mais au contraire œuvre à le stimuler. Lue comme une succession d’avertissements divins donnés à Dom Juan qui ne les écoute pas et qui conduisent à sa fin, la pièce semble résumée par les trois scènes finales : les scènes 4 et 5 comportent les ultimes avertissements adressés au héros, la scène 6, le châtiment. Or l’écriture de Molière y entrelace des qualités poétiques qui ressortissent à des genres dramatiques distincts, produisant un texte pour le moins équivoque qui soustrait le drame à toute récupération dogmatique.
Le dénouement de Dom Juan possède certaines qualités caractéristiques de la tragédie. La fatalité se manifeste avec l’annonce de la mort de Dom Juan par Sganarelle (V, 4) : « je crois que le Ciel […] ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur. » Le « Ciel » évoque la présence de la transcendance divine au châtiment de laquelle Dom Juan s’expose, comme tout héros tragique. De ce dernier, Dom Juan vit la crise, c’est-à-dire un conflit entre deux systèmes de pensée ou de valeurs qui détermine toute tragédie, et que résout généralement la mort du héros. Le dénouement de la pièce peut se lire, en effet, comme le combat de la liberté aristocratique de Dom Juan avec ce qui la limite ; ou encore du mouvement constitutif de l’être baroque de Dom Juan que manifeste son inconstance scandaleuse avec la constance, la permanence, l’éternité personnifiées par le Commandeur pétrifié dont la statue arrête, physiquement, Dom Juan. À celui-ci, qui vient de commander à Sganarelle (fin de la scène 5) de le « sui[vre] » (de suivre le mouvement, son mouvement), la statue (tout début de la scène 6) ordonne littéralement d’« arrête[r] ».
Or, comme le montre le dénouement qui s’ensuit, cet arrêt constitue pour Dom Juan un arrêt de mort auquel il ne se dérobe pas. Dom Juan, héros tragique, ne renonce pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’affirmation de son être devant la divinité, même au prix de sa vie. Non seulement il ne se soumet pas aux injonctions du Ciel, comme l’indique dans la scène 5 la répétition du « non », mais il accepte, par son « oui », dans la scène 6, l’arrêt du destin, la peine de son insoumission et de sa liberté : la damnation – si, toutefois, c’est bien de cela qu’il s’agit…
Dom Juan fait preuve d’une attitude proprement héroïque, susceptible d’émouvoir le spectateur. C’est pourquoi ce dénouement provoque les sentiments proprement tragiques : la terreur, produite par le châtiment promis et l’apparente souffrance du héros, et la pitié pour un homme dont le courage lui vaut un tel supplice.
Pourtant, ce registre tragique et l’héroïsme du héros face à la fatalité n’interdisent pas de voir un dénouement autre que tragique. Il n’est pas sûr, en effet, que le public chrétien de Molière conçoive de la pitié pour Dom Juan, malgré la terreur – ou une certaine admiration – qu’inspire son destin. Dans cette hypothèse, Dom Juan se lit comme une pièce édifiante, qui vise à convertir le libertin ou à conforter le croyant dans sa foi, voire à l’y ramener. De plus, ce dénouement remplit cette tâche de deux façons, qui contribuent à expliquer le fonctionnement de l’écriture anti-dogmatique de la pièce.
La première consiste à terroriser le spectateur en lui représentant la fin horrible que réserve un Dieu tout-puissant – présent par le merveilleux – à l’homme endurci dans le péché que montrent les scènes 4 et 5 et qu’évoque Sganarelle dans sa dernière réplique. Mais le châtiment subi par Dom Juan peut aussi s’avérer édifiant en vertu d’une interprétation toute contraire à celle-ci.
Ce même texte, en effet, supporte une autre écoute susceptible de conduire à l’admiration envers Dom Juan… pour sa foi. La terreur demeure : mais il s’agit alors d’une terreur sacrée, produite par les manifestations divines miraculeuses, et par ce qu’un homme, Dom Juan, est capable d’endurer pour rencontrer Dieu. Il s’inscrirait ainsi dans ce mouvement spirituel mystique qui se constitue en tant que tel un siècle plus tôt avec les expériences et les écrits de sainte Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix, et dont le développement est étroitement lié à celui de l’esthétique baroque dont relève la pièce de Molière.
De fait, ce qui devrait étonner dans ces dernières scènes, ce sont moins les « non » proférés par Dom Juan et son épée brandie à la face du porte-parole divin, que le « oui » qu’il lui lance et la main qu’il lui tend. Molière prend soin de ne ménager aucune transition entre ces mots et ces gestes parfaitement symétriques, si bien que le passage littéralement renversant des uns aux autres ne devrait pouvoir que frapper de stupeur le spectateur et l’engager à reconsidérer le sens du spectacle auquel il assiste. Ainsi, au « non » clamé à deux reprises et sous une forme toujours redoublée, succède un « oui », simple et unique : comme s’il était inutile de le répéter, comme s’il allait de soi. Ce « oui » surgit dès que la statue s’adresse enfin à Dom Juan. Il s’accompagne de la main tendue en laquelle s’est métamorphosée l’épée. Dans les deux cas, renversement total de sens, littéral, du moins : au refus agressif succèdent instantanément le consentement, l’approbation ; au rejet, l’accueil, qui détermine la possibilité de l’expérience mystique. Les « non » disaient « oui » ; l’épée était une main tendue, laissant reconnaître la « coïncidence des contraires » mystique qui, déjouant la logique humaine, entrouvre l’être à la réalité divine. Tout se passe donc comme si les provocations multipliées par Dom Juan et son absence obstinée de repentir n’avaient jamais eu d’autre fin que la rencontre avec Dieu.
Dom Juan en décrit les effets : « Ô Ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah! » Certes, cela peut s’entendre comme le cri du damné rôtissant dans les flammes de l’enfer. Mais aussi comme un cri de jouissance. Y résonne, en effet, l’écho des discours des mystiques tâchant de dire l’extase au cours de laquelle ils savourent ce qu’ils nomment la « brûlure de Dieu ». De fait, ce qui « brûle » Dom Juan est un « feu invisible », autrement dit spirituel ; aussi le héros ne fait-il plus qu’un avec l’esprit divin : « Tout mon corps devient un brasier ardent » ; et cette image du « brasier ardent » rappelle celle du « buisson ardent » qui, dans l’Exode, brûle sans jamais se consumer devant Moïse interpellé par cette manifestation miraculeuse de Dieu, et la rappelle d’autant plus que Moïse répond : « Me voici », soit d’une façon aussi simple et immédiate que le fait Dom Juan à la statue qui lui réclame la main : « la voilà. »
Ainsi, Dom Juan serait édifiant peut-être en tant que pécheur effroyablement puni, mais aussi en tant que mystique qui donne sa vie – son âme ? – pour fondre son être dans l’Être. Aucune interprétation ne s’impose, comme c’est la règle, elle-même paradoxale, dans Dom Juan, d’autant moins que ces scènes qui pourraient conclure une pièce tragique ou édifiante achèvent une comédie.
La présence d’un valet et la possibilité de donner une explication rationnelle à ce qui semble surnaturel soutiennent une lecture comique du dénouement. Conventionnellement, au XVIIe siècle encore, le valet est un personnage de farce ou de comédie. La médecine, Dieu et le Moine-Bourru font tous trois l’objet de la croyance de Sganarelle, qui confond foi et superstition. Sa sottise se manifeste ici encore lorsqu’il prétend reconnaître le spectre, entité immatérielle, à son « marcher » – faisant par là une référence burlesque au vers de L’Enéide selon lequel « la déesse se reconnaît à son pas ». C’est lui aussi qui apporte une conclusion apparemment (car littéralement) triviale en s’exclamant : « Mes gages ! »
Le surnaturel n’est pas étranger à un drame édifiant. Mais, réduit à une mystification, il a toute sa place dans une pièce comique. Ainsi, la statue animée du Commandeur a parfois été représentée comme l’œuvre des frères d’Elvire, destinée à effrayer Dom Juan. Et le « spectre, en femme voilée » qu’indiquent les didascalies, dont Dom Juan « croi[t] reconnaître [la] voix », peut encore plus facilement être identifié à une Elvire qui ne renoncerait pas à ramener son époux dans le droit chemin. Elle serait toute désignée pour représenter les victimes de Dom Juan, en incarner la faute qui appelle son repentir immédiat.
Il reste que la nature comique, tragique ou édifiante de ce dénouement demeure relative, et rend impossible l’inscription de la pièce dans un genre unique qui en imposerait l’interprétation et le sens.
L’exclamation finale, par la trivialité de son thème et le type de personnage qui la prononce, relève du comique et ne peut en aucun cas appartenir à une tragédie.
L’œuvre à l’origine du mythe de Don Juan est Le Trompeur de Séville et le convive de pierre, écrite en 1630 par un moine, Tirso de Molina, en plein Siècle d’Or espagnol. Explicitement édifiante, elle permet de constater que, si le Dom Juan de Molière possède un caractère édifiant, d’une part il ne repose pas sur la même interprétation de l’expérience du héros que chez Molina, et d’autre part il ne peut s’y réduire.
Quant à la comédie que serait Dom Juan et que Molière annonce comme telle, son dénouement, entre autres, l’en distingue. La mystification peut rationaliser l’animation de la statue du Commandeur et du spectre, plus difficilement la métamorphose de ce dernier en allégorie du temps : on quitte le domaine du comique. La comédie est relativisée par les traits tragiques et édifiants qui marquent le texte, certes, mais aussi par les dérogations aux règles classiques du genre que la pièce comporte. Celles-ci veulent-elles que la scène finale d’une comédie en réunisse tous les personnages ? Sganarelle reste seul. Que la fin soit heureuse ? Dom Juan meurt, et Sganarelle se dit lui-même malheureux.
Il n’en va pas de même dans le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, qui se clôt dans l’allégresse générale et à la satisfaction morale, sinon religieuse, de tous ; et la musique ne laisse aucun doute à cet égard : c’est bien un dramma giocoso – un « drame joyeux », une comédie, qui prend fin ! Le ton du dénouement moliéresque en est loin, en dépit de la trivialité et du cynisme possibles de l’exclamation finale de Sganarelle.
Le dénouement s’avère ainsi conforme aux propriétés que la pièce présente depuis la tirade du tabac : équivoque, voire ambigu, paradoxal, insaisissable ; aucun sens ne peut être arrêté, établi, affirmé de façon exclusive.
Dogme et totalitarisme
Le Dom Juan de Molière a passé deux siècles au purgatoire, si l’on peut dire. Ses aspects blasphématoires ponctuels ne suffisent pas à l’expliquer, d’autant moins que les plus évidents ne sont pas toujours les plus violents, voyez la scène du Pauvre, ni les plus sûrs, voyez les scènes finales. À moins que ne réside dans ces ambiguïtés, précisément, le « blasphème » fondamental aux yeux des tenants du dogme religieux, moral, poétique ou autres : blasphème, car la pièce se composerait d’un texte qui sollicite un exercice incessant de l’interprétation sans permettre jamais d’y mettre un terme, d’aboutir à quelque fin mot, à sa vérité – qui le ferait taire définitivement et les hommes auxquels il s’adresse avec lui ; blasphème, car l’œuvre de Molière, en d’autres termes, obligerait le spectateur et le lecteur à faire l’épreuve de leur liberté et de leur raison, les transformerait en « libertins » : ferait d’eux des… Dom Juan !
En cela, cette comédie baroque procède à une critique en action et radicale du discours dogmatique. Celui-ci, en effet, impose un mode de lecture caractéristique du fondamentalisme, lui-même au service d’une perspective de nature intégriste, tous deux incompatibles avec une œuvre comme Dom Juan.
Né chez des chrétiens américains d’origine protestante au début du siècle dernier, le fondamentalisme réduit la Bible à un sens exclusivement littéral, le seul digne de foi. Dom Juan, immense éloge paradoxal, est écrit de manière que, précisément, rien ne puisse y être pris à la lettre : le lecteur qui le veut bien doit faire usage de sa raison et de sa réflexion, exercer de la sorte un esprit critique libérateur, et découvrir de surcroît que le « sens littéral » d’un texte n’existe pas puisque ce qui porte ce nom résulte aussi et nécessairement d’une interprétation du texte.
À l’origine, l’intégrisme désigne le refus d’une partie des catholiques, cette fois, d’adapter une doctrine au monde contemporain au nom de la tradition dont ils se réclament, afin d’en maintenir l’intégrité. Le conseil donné au Pauvre par Sganarelle, « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal », montre au contraire qu’il lui semble tout naturel de tenir compte des circonstances dans la façon d’observer une règle religieuse.
Par leur déni de l’histoire, fondamentalisme et intégrisme s’articulent logiquement. Le premier soutient le second : faire de la matérialité de la lettre la gardienne du sens revient à figer, pétrifier, statufier – on pense au Commandeur – la doctrine en dogme.
C’est pourquoi la poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.
Le petit Livre rouge a été pour le maoïsme ce que la Bible reste pour les chrétiens ; la parole sacralisée qu’il contenait conférait à son auteur un statut divin. Dans un autre domaine, Steve Jobs, comme le proclament les témoignages de ses adorateurs, tel un dieu, a créé un nouveau monde, un nouvel homme, une nouvelle vie. Ces hommes, comme d’autres, font l’objet d’une mythification sur laquelle s’appuie le dogme. Hitler justifiait, en dernier ressort, toute son action par la nécessité indiscutable de revenir à la Nature, dont la loi devait déterminer l’organisation sociale, la vie et la mort des hommes ; le libéralisme, lui, présente l’économie tel un être naturel, vivant, doué d’une vie propre, qui, en tant que tel, ne se discute pas plus ni ne se refuse que les saisons, et se doit d’être accepté, développé, célébré par les hommes et les sociétés auxquels il s’impose. Ces fictions, ces mythes, ces dogmes qui, en dehors du domaine religieux, ne disent jamais leur nom, sont propagés par les médias et les politiques qui en tirent profit au sens le plus trivial du terme, et qui feignent de leur prêter une pertinence, une cohérence, et une raison renvoyant au bon sens de comptoir plus qu’à celui de Descartes, et que les faits démentent inlassablement.
Remarquons que ces quelques traits constitutifs du dogme – mythification, indifférence au réel, propagande – font partie de l’arsenal élémentaire de tout régime totalitaire. Cela se vérifie aisément à la lecture des ouvrages classiques d’Hannah Arendt sur le totalitarisme hitlérien et stalinien3, ou des écrits du regretté Simon Leys sur la Chine maoïste4 qui marquent leur lecteur par la rigueur de l’analyse et de l’interprétation dues à une intelligence hors du commun et à une écriture digne des plus grands prosateurs et satiristes.
La langue philosophique et littéraire, en effet, qui exerce et nourrit la pensée sans laquelle il n’y a pas d’action humainement constructive, reste l’une des armes les plus efficaces de la lutte contre ce dogmatisme dont aucun totalitarisme ne s’est jamais passé. Eu égard à l’actualité tant nationale qu’internationale, il serait souhaitable et urgent que, entre beaucoup d’autres, concepteurs et rédacteurs des prochains programmes scolaires s’en souviennent.
© Thierry Bunel et Mezetulle, 2016.
- Agrégé et docteur ès lettres, Thierry Bunel enseigne au lycée La Fontaine de Paris. [↩]
- Esprit des lois, XV, 5. [↩]
- Les Origines du totalitarisme : le système totalitaire, Seuil-Points, 2002 – 1re éd. 1951 ; La Nature du totalitarisme, Payot, 1990. [↩]
- Essais sur la Chine, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998. En particulier, dans cet ouvrage : « Universités » et « Bâtons rompus » dans Ombres chinoises ; Images brisées ; Préface à Emile Guikovaty, Mao, réalités d’une légende ; Préface à Yao Ming-le, Enquête sur la mort de Lin Biao ; « Politique », dans La Forêt en feu ; L’Humeur, l’honneur, l’horreur. [↩]