Devant la crise du « Covid-19 », Laurent Jaffro invite à recentrer le regard sur le présent afin d’analyser les fautes que l’appel incantatoire à un « monde de l’après » a pour effet (et souvent pour but) d’escamoter. Il s’agit bien de fautes car « il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable ». Il rappelle que l’objet principal de la philosophie, particulièrement en cette occurrence, n’est pas de spéculer sur le « sens » d’une prétendue « épreuve rédemptrice », mais de nous dire que la recherche de la vérité et la culture de la connaissance sont des tâches collectives toujours d’actualité – de faire voir en quoi elles sont en elles-mêmes des vertus, c’est-à-dire des forces.
[Article initialement publié dans la revue en ligne The Conversation le 21 avril 2020. Repris ici intégralement, y compris les illustrations, avec les remerciements de Mezetulle. Voir la référence, le lien et la présentation de l’auteur à la fin du texte.]
Des virus et des vertus
Laurent Jaffro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la crise du Covid-19, le politique dit que l’on tirera des leçons. On annonce que le « monde d’après » est un nouveau départ. Adoptée par les gouvernants, cette posture détourne le regard de fautes qui sont chez eux toujours inexcusables puisqu’il est dans leur mandat de les éviter : l’impréparation et l’imprévoyance au regard de ce que l’on peut savoir, et l’imprudence qui aggrave le danger. Quant aux voix qui s’élèvent contre l’impéritie des organisations nationales et transnationales, elles voient dans la crise le sceau de la vérité de leur diagnostic, parfois le signe d’une apocalypse, ou la preuve de la nécessité d’une gestion plus ou moins libérée des contraintes de la démocratie et des droits humains.
Certains dénoncent l’insécurité induite par la financiarisation qui ne voit dans les stocks et les compétences que des coûts. D’autres pensent trouver dans cette affaire le smoking gun d’un crime environnemental. Les gouvernants et leurs critiques sont d’accord sur le caractère inédit, extraordinaire même, du mal et surtout de ses effets. Selon une analogie inquiétante, de la même façon que le corps humain peut contribuer par une panique immunitaire à achever une destruction que l’infection a amorcée, de la même façon, croit-on, les corps sociaux hâteraient leur propre désintégration en surréagissant à la crise. Sidéré par le présent, le regard s’efforce de se tourner vers le futur sur un autre mode que celui de la crainte, sans oser cette espérance qui pourrait être le masque de la témérité. On préfère croire qu’on a tout à apprendre de cette grande nouveauté et on doute d’en être capable.
Savoir et responsabilité
En dépit d’une dimension d’imprévisibilité, il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable, si bien que l’on aurait pu et que l’on pourra mieux faire. Certaines concernent les précédentes alertes épidémiques. On disposait d’un certain savoir sur les dangers émergents. On voyait la démesure d’une mobilité sans solidarité : une circulation des êtres humains et des marchandises qui n’est pas guidée par la satisfaction de besoins décents, les projets de développement soutenable, et la nécessité de partager des ressources limitées, mais animée par des calculs court-termistes et des attitudes de prédation. En Europe et en France, on savait aussi les difficultés de l’hôpital, la fragilisation des services publics, et le manque d’une capacité indépendante de production de médicaments et d’instruments. Nous pressentons également ce qui adviendra dans des pays moins bien équipés. Mais il y a d’autres choses que la philosophie nous a apprises depuis longtemps et qui doivent être rappelées aux décideurs.
Des vices intellectuels
Une première vérité concerne les sources psychologiques de l’imprévoyance. Elles ne se trouvent pas seulement dans certaines de nos émotions, mais dans notre tendance chronique à surestimer les peines et les plaisirs proches au détriment des lointains, au sens temporel, culturel ou spatial. Comment le virus que certains ont dit « chinois » pourrait-il nous concerner à l’Ouest ? Pourquoi assumer le coût immédiat que constitue la conservation ou l’acquisition de masques et autres moyens dont on n’a pas encore besoin ? Platon nous a avertis dans son Protagoras (356a) : sans art de la mesure, nous sous-estimons les maux distants. Ce biais naturel vire au vice quand, l’ayant souvent identifié, nous ne faisons rien pour y remédier.
Un autre phénomène, celui des préférences adaptatives, a été illustré par La Fontaine. Un renard convoite des raisins bien mûrs sur une treille :
« Mais comme il n’y pouvait atteindre
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
On nous disait encore hier que les Français, s’ils ne sont pas malades ou en présence de malades, n’ont pas besoin de masques. Et ce n’était pas le manque de matériel qui expliquait la rareté des tests virologiques, mais leur caractère prétendument superflu. Notre gouvernement semble s’être tellement persuadé de prétendues vérités contraires à l’évidence qu’on en viendrait à douter que le retard dans la politique de tests sérologiques soit justifié par leur procédure d’homologation. Au lieu d’affronter une réalité déplaisante, le premier mouvement a été de se réfugier dans un confort illusoire, au risque de légitimer la procrastination et de détériorer la confiance des gouvernés.
Comme les croyances irrationnelles, ces vices concernent nos attitudes à l’égard du savoir dont nous disposons ou pourrions disposer. Aucun individu, aucune organisation n’en est exempte par nature. Ces vices contreviennent à un principe fondateur : parce qu’ils nous mettent en contact avec la réalité, la connaissance et le souci de la vérité ont une valeur intrinsèque, qui importe infiniment plus que la valeur toute relative, instrumentale ou hédonique, de l’ignorance ou du mensonge. De là naissent des devoirs intellectuels qui s’imposent à tous, y compris aux gouvernants, et dont la trahison met en danger la démocratie. Car celle-ci exige que les citoyens soient considérés comme des personnes capables d’entendre et de reconnaître une vérité. Les politiques ne savent-ils pas manier la rhétorique de la vérité déplaisante quand il s’agit de défendre la rigueur budgétaire ? Les exigences épistémiques ne concernent pas moins le politique que le scientifique, même si, comme on sait, leurs vocations sont distinctes.
Connaissance et prudence
La recherche de la vérité n’est pas seulement une attitude intellectuelle. Elle est aussi une entreprise collective et institutionnalisée. Contrairement à la vision straussienne de la modernité, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’amour de la connaissance et la vertu de prudence, intellectuelle autant que politique. Celle-ci est un art de l’action, qui vise à préserver l’intérêt collectif à long terme. Mais l’action, sans la connaissance, est aveugle et incapable d’affronter la réalité. Dans un univers où les menaces, les risques et l’incertitude liés aux activités humaines sont démultipliés et ont des effets sur de grandes échelles spatiales et temporelles, la recherche fondamentale sur la nature et sur la société doit être promue. La science ne se réduit pas à l’expertise sur des problèmes identifiés. Elle est une entreprise de longue haleine qui exige un soutien ample et stable. Ce n’est pas seulement la poursuite de la connaissance, mais la véritable prudence que l’on sacrifie en enfermant la recherche dans la bulle du très court terme qui est si vulnérable aux effets de mode et de conjoncture.
Conditions politiques de la justice morale
Un autre enseignement aussi ancien que Platon est que le politique est responsable en bonne partie de la justice ou de l’injustice du contexte institutionnel des choix individuels. C’est seulement dans une cité juste que l’individu peut préserver le bien de tous en même temps que le sien propre (La République, 497a). On ne peut pas imputer aux seuls soignants la responsabilité morale de la décision de ne pas entreprendre de réanimer une personne, quand elle est significativement contrainte par une pénurie dans l’environnement hospitalier. L’éthique médicale doit concerner les politiques publiques autant que les conduites des professionnels. À une autre échelle, blâmer les conduites à risque, faire honte aux bourgeois, punir les pauvres, n’exempte pas le politique de sa responsabilité, puisqu’il doit veiller à ne pas placer les individus dans des situations impossibles, et à ne pas suspendre les libertés publiques plus que de raison.
Ce que peut la philosophie
Faire face à la crise sanitaire exige que l’on revienne à la confiance dans nos capacités et dans la connaissance que les discours et pratiques de « post-vérité » semblaient encore, il y a peu, avoir ringardisée. Les vertus intellectuelles ne sont pas moins urgentes que le courage et autres vertus du caractère.
Quel espoir placer dans la philosophie ? Elle tourne au prêchi-prêcha quand elle voit dans une crise une épreuve rédemptrice. Elle tombe dans l’imposture lorsqu’elle prétend avoir une forme d’extralucidité à l’égard des phénomènes sociaux et des événements historiques. Sa compétence n’est pas celle des sciences sociales nourries d’enquêtes ou de témoignages. Passer l’actualité aux rayons X ou dire le supposé « sens » d’un événement est typique d’une mauvaise philosophie qui se substitue au bon journalisme. Mais la philosophie est capable de nous faire comprendre ce dont souffre la raison, dans ses exercices collectifs autant qu’individuels. Elle nous dit aussi que le moins mauvais remède – le moins dangereux, même s’il n’est pas toujours efficace – demeure la culture de la connaissance, l’amour de la vérité sans lequel la confiance périclite, et cette vision de notre futur instruite de l’expérience, qu’on appelle prudence.
Laurent Jaffro, Professeur de philosophie morale, membre senior de l’Institut universitaire de France, directeur de Phare (« Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Economiques », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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