Culture mondiale et griefs intersectionnels (1re partie)

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions que perpétuent les « cultural wars », la « cancel culture » et l’idéologie intersectionnelle touchent la plupart des pays démocratiques. Comment une telle détestation de la culture est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ? Comment la culture est-elle devenue une cible pour les milieux culturels eux-mêmes ?

François Rastier analyse la genèse de ce retournement en remontant à Heidegger et à ses successeurs déconstructionnistes : à la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ? s’est substituée la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ? Après avoir débusqué les apories isolationnistes et tautologiques de la logique identitaire, il expose la notion de culture mondiale en dialectisant la prétendue opposition entre les cultures et la culture selon le modèle de la dualité entre langage et langues. Il se penche sur la richesse de la traduction. Avec maint exemple, il expose l’ouverture, effectuée par l’art mais aussi par la science et par le droit, de l’espace pluriculturel. La question n’est pas de diviser l’humanité, mais de la créer constamment à partir des humanités. L’humanité ne se réduit pas à une espèce fondée sur une parenté génétique : elle manifeste sa parenté sémiotique en élaborant un incessant et chatoyant processus d’humanisation qui se retourne contre elle dès qu’il est si peu que ce soit segmenté. Le cosmopolitisme est plus que jamais nécessaire.

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À la mémoire d’Edith Fuchs

Tous contribuent à créer les valeurs de l’humanité […]
Nous ne nous rallions pas aux valeurs occidentales,
mais à celles que nous avons créées.
Vaclav Havel

Alors que la diversité des cultures reste unanimement appréciée, la notion même de culture se voit dépréciée. Cependant, la notion plurielle de culture a perdu son sens ethnologique et en vient à désigner toutes sortes de comportements jugés habituels : on parlera de culture IBM, de cancel culture, de culture du viol.

Quant à la culture au sens général du terme, voire à la notion de culture générale, le principal syndicat de l’Enseignement secondaire français met en garde son public : « La « ’’culture générale’’ s’inscrit dans une vision individualiste et utilitariste de l’éducation »1.

Enfin, depuis un demi-siècle, les Cultural Studies, qui pour l’essentiel se recommandent de la déconstruction, ont dénoncé la culture, au sens jugé élitiste du terme pour s’attacher à la pop culture ou « culture populaire ».

Pour leur part, les études post-coloniales continuent en effet de subordonner la question des œuvres artistiques, philosophiques ou scientifiques au statut de la nationalité et de l’origine ethnique de leurs auteurs : l’œuvre d’un citoyen « de souche » d’un pays impérialiste camouflerait mal l’expression de sentiments coloniaux (même si le colonialisme en est absent) : c’est le sens des critiques que Gayatri Spivak adresse à Kant2 – alors même que Königsberg n’avait rien d’une métropole esclavagiste. Elle paraît oublier les colonialismes et l’esclavagisme dans les empires non-occidentaux, comme l’empire ottoman par exemple, ainsi que l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dans les pays occidentaux3.

Les droits humains sont aussi des droits à l’éducation et à la culture : si, à la suite de Derrida, on postule la « colonialité […] essentielle de la culture »4, on laisse peser sur la notion même de culture un lourd soupçon de criminalité colonialiste. C’est d’autant plus regrettable que se diffuse la thèse belliqueuse, brandie par les radicaux néo-nazis comme djihadistes, d’un « guerre des civilisations », d’autant plus absurde que les civilisations sont des aires multiculturelles, de moins en moins localisables et alors même que la culture est une affaire mondiale : par exemple, la notion même de littérature mondiale remonte au cosmopolitisme des Lumières.

1. Pour en finir avec la culture

On brûle des livres

Comme on sait, les « guerres culturelles » théorisées par l’idéologie intersectionnelle et qui ont divisé en premier lieu la société américaine se réduisent à des guerres contre la culture.

Par exemple, en 2019, en Ontario, trente responsables de bibliothèques scolaires détruisirent 5.000 ouvrages jugés offensants, de Tintin à Astérix. De militants bûchers de livres furent édifiés : les cendres du premier servirent à fumer un arbuste, « pour tourner le négatif en positif », avec l’intention pieusement écologique de revenir de la culture à la nature. Des esprits chagrins se souvinrent alors de précédents ; par exemple, en 1933, le recteur Martin Heidegger présida un bûcher de livres, jugés juifs ou enjuivés, et prononça une allocution exaltant le feu et commençant par ces mots de Hölderlin : « Jetzt, komme, Feuer ! ».

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions, voies de fait que perpétuent les « cultural wars » et la « cancel culture » touchent la plupart des pays démocratiques, sans avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture, qui n’a rien à envier à celle des trumpistes, est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?

Dans un volume des Cahiers noirs, Heidegger, alors interdit d’enseignement, notait : « La Pensée n’est pas pour la publicité, / ni pour ceux qui apprirent de leurs esclaves, / ni pour la personne de l’homme, / ni pour la culture, / ni pour les sciences, / ni pour la philosophie5». Toutes ces négations font place à l’Être : « Elle est ce qui favorise l’Être »6 ; mais comme Heidegger confie en privé que l’Être (Sein) reste un mot couvert pour Patrie (Vaterland), son nationalisme radicalisé exclut la culture.

Il voulait détruire la philosophie de l’intérieur et il a remporté les succès que l’on sait. La subordination de la philosophie à un irrationalisme conquérant a permis notamment de démanteler les cadres intellectuels du monde de la culture, par le biais de la déconstruction. Quand par exemple Derrida incrimine la culture pour en dénoncer la « colonialité », il fait de la culture une cible pour les milieux culturels eux-mêmes. La dérision creuse, les agressions sans objet, la dégradation des qualités d’exécution, l’effondrement des projets esthétiques, tout cela s’est banalisé au nom de la déconstruction d’une culture jugée bourgeoise et blanche par essence — la question de la culture mondiale étant récusée pour détruire, nous le verrons, le concept d’humanité.

S’opposant au projet anthropologique des Lumières, qui s’était concrétisé dans le développement des sciences de la culture auquel Cassirer donnait un fondement réflexif par sa Philosophie des formes symboliques, Heidegger avait voulu fonder la philosophie sur la Werfrage : non plus la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ?, mais la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ?

Quand Derrida relança la Werfrage en la dépouillant de ses leurres existentialistes et en demandant, comme si l’identité allait de soi, Combien sommes-nous ?, il ouvrait symboliquement la période des minorités identitaires aujourd’hui coalisées par l’invocation de l’intersectionnalité. Les principaux auteurs des théories postcoloniales et décoloniales se placent dans ce courant : ainsi Gayatri Spivak imite même les tics typographiques de Heidegger ; Enrique Dussel, qui se réfère aussi à Heidegger, devient source d’inspiration pour les principaux théoriciens décoloniaux, de Maldonado-Torres à Andrade et Grosfoguel. Ce dernier enfin développe le postulat que les cultures sont des ontologies et renvoie pour cela directement à Heidegger7.

Heidegger récusait la culture, sans doute parce qu’elle est nécessairement critique et plurilingue – et il louait les anciens Grecs d’être sans Kultur : « Le seul peuple qui n’avait pas de “Culture”, parce qu’il se tenait encore dans l’Être, et n’en avait pas besoin, ce sont les Grecs du vie siècle avant Jésus-Christ. Mais à présent, tout dégouline de “Culture” » (Gesamte Ausgabe, t. 95, p. 322). Plusieurs raisons paraissent justifier l’horreur du Maître.

  • a) La politique culturelle, « fléau mondial » (« Weltseuche », GA 95, p. 322), est une invention française. C’est « “l’instrument” “historico”-technique de l’esprit moderne romano-romain, non allemand jusqu’au tréfonds » (GA 95, p. 322).
  • b) Elle est publique, et devient donc un moyen de la propagande (GA 96, p. 85). Pire encore, elle est mondiale donc cosmopolite : « Les esclaves du délaissement de l’Être de l’étant sont les “Maîtres” et les initiateurs de la “nouvelle” “culture mondiale” inouïe jusqu’ici (ce qui est exact) » (GA 95, p. 3248).
  • c) En outre, elle présuppose, et c’est gravissime, l’« humanisation de l’homme9 », là où le nazisme appelle au fanatisme (fanatisch est positivement évalué chez Heidegger).
  • d) Autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la « culture » comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif. Quelles en sont les conséquences pour la politique culturelle en tant que telle10 ? »

De fait, pour éradiquer la culture, Heidegger fait le vide autour de la pensée, éliminant les sciences, les techniques, les langues et civilisations étrangères, tous les penseurs et artistes juifs ou allogènes. Ces décisions éradicatrices se sont si bien présentées comme des marques d’exigence supérieure que l’ennemi juré de la culture devint dans le monde entier la référence privilégiée des milieux culturels11.

On comprend mieux alors que pour Derrida l’« inculture radicale » soit une « chance paradoxale12 ». Elle éviterait la menace de « cette pulsion coloniale qui aura commencé à s’insinuer, ne tardant jamais à l’envahir dans ce qu’ils appellent d’une expression usée à rendre l’âme : “le rapport à l’autre” ! ou “l’ouverture à l’autre” !13 ». Derrida dresse alors une liste des méfaits secondaires de cette pulsion en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides14 ».

On ne le sait que trop, les attaques contre la culture, les bûchers de livres, ont précédé et préparé les meurtres, vérifiant une fois encore la constatation prophétique de Heine que là où l’on brûle les livres on finit par brûler les hommes. Que la culture soit non seulement enjuivée mais juive jusqu’aux tréfonds, ce cliché reste répandu de longue date par un populisme anti-élitiste. David Niremberg rappelle par exemple cet aphorisme d’un politicien autrichien en 1907 : « la culture est ce qu’un Juif plagie d’un autre ».

Enfin, comme le monde culturel semble une diaspora, pour des esprits embrumés par l’antisémitisme, un lien secret semble unir le cosmopolitisme diasporique du juif errant et le caractère universel de la culture.

Les cultural studies contre la culture

Malgré leur ancienne filiation avec la Kulturgeschichte allemande, les Cultural Studies se sont efforcées de contourner la « high culture »15 pour se consacrer aux produits de l’industrie de l’entertainment, des séries à la télé-réalité aux jeux vidéo et au twerk. En 2022-2023, un séminaire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm prenait ainsi pour titre Beyoncé : nuances d’une icône culturelle. Il soulignait alors ses « enjeux épistémologiques » : « inspiré d’un postulat central des cultural studies, qui entend remettre en cause la scission entre une culture dite légitime et savante et une culture populaire ”stigmatisée”, il se propose d’appréhender dans un ancrage pluridisciplinaire les problématiques que soulève l’orientation artistique de la chanteuse, aussi bien dans l’histoire de l’art, les littératures contemporaines, l’histoire de la pensée et la philosophie ». On ne s’était pas avisé que Beyoncé devait un jour entrer dans l’histoire de la pensée et de la philosophie, mais voilà réparée cette injustice discriminatoire.

En chemin, la culture « dite légitime et savante » s’efface dans l’anecdotique ; en même temps, une autre culture devient mondiale, sans aucunement être taxée d’universalisme : « Produit d’une culture occidentale centrée sur les États-Unis, la chanteuse [Beyoncé] a épousé au fil de ses succès les mutations d’une culture de masse globalisée ». En somme Beyoncé aura incarné une mondialisation heureuse dans son « ancrage politique (afro-féminisme, intersectionnalité, gender studies, cultural studies, postcolonial studies, etc.) ».

Ainsi la notion de culture est-elle peu à peu vidée de signification par le ravissement devant l’anecdotique vendeur, moins immédiatement révoltant que les bûchers de livres, mais à moyen terme plus dévastateur.

Apories identitaires

Bien entendu, dans le monde intellectuel, les théories qui entendent déconstruire le concept même de vérité récusent la science (au motif qu’elle « ne pense pas », selon Heidegger), les droits humains parce qu’ils seraient ethnocentriques, la justice internationale parce qu’elle serait celle des vainqueurs (thème des nazis depuis Nuremberg) ou des impérialistes (on se souvient des imprécations anti-impérialistes d’Hissène Habré lors de sa condamnation par un tribunal panafricain).

Il en va de même pour la vocation des œuvres à l’universalité. Selon les théories identitaires, qu’elles soient nationalistes, colonialistes ou post-coloniales, l’universel doit être détruit ou déconstruit pour justifier les prétentions suprémacistes d’un groupe ethnique, national ou racial, porteur d’une culture qui le singularise et l’oppose aux autres. Ainsi Gayatri Spivak, grande figure de la théorie post-coloniale et créatrice des Subaltern studies, estime-t-elle que la culture est l’expression d’une collectivité, comprise comme une communauté de vie, et ironise sur la notion d’humanité : « La collectivité qui est censée être la condition et l’effet de l’humanisme est la famille humaine elle-même » (Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003, p. 27).

Obnubilés par des identités de classe, de race ou de religion, le nazisme, le stalinisme, et tant d’autres mouvements radicalisés, du Cambodge khmer rouge à la révolution culturelle chinoise, jusqu’à l’islamisme contemporain, se sont certes signalés par des violences politiques de masse, mais on n’a pas assez souligné l’échec de leurs revendications culturelles et leur faillite esthétique.

Toutes proportions gardées, en va de même à présent pour les coalitions identitaires qui se réclament de l’idéologie intersectionnelle. Évitons, ce serait trop facile, de dauber sur le pathos ampoulé de telle romancière laurée, sur ses rhapsodies redondantes de mots-clés qui sont autant de signes de reconnaissance, ou sur son mépris « politique » de toute élaboration : elle ne saurait écrire autrement. Les artistes identitaires se trouvent en effet devant une aporie esthétique insurmontable qui tient à la nature même de l’identité : par sa définition logique, A=A, elle autorise et même exige de multiplier les tautologies. En outre, comme toute revendication d’identité repose sur une ontologie essentialiste, chaque artiste reçoit pour mission de refléter et d’illustrer son identité ; et comme l`Être reste par principe invariable malgré les accidents qui peuvent l’affecter, un dogmatisme, au mieux implicite et au pire édifiant, préside alors à ses efforts, si bien que la distance critique propre à la création artistique lui reste inaccessible. Il en résulte des produits qui s’épuisent dans la répétition du même et la connaissance du connu, selon la loi implacable des rendements intellectuels décroissants.

En effet, en contrepartie de l’exaltation de son identité, l’auteur politiquement correct se doit de récuser toutes les œuvres qu’il estime étrangères, et somme toute hostiles. Même les auteurs qui semblent les plus proches peuvent être taxés « d’appropriation culturelle », s’ils s’avisent d’être eux aussi édifiants sans partager exactement l’identité qu’ils prétendent exalter.

Loin de se limiter à des interdictions ponctuelles qui défraient à l’occasion la chronique, la « cancel culture » se veut systémique : elle exclut du monde de la culture tout le corpus des œuvres jugées occidentales, blanches ou mal genrées. Par là même, elle se prive d’un corpus d’élaboration et d’émulation, inverse l’inclusion en exclusion, et s’isole en récusant le cosmopolitisme de la culture mondiale.

Les conséquences sont multiples. Notamment, avec les meilleures intentions, les corpus d’étude se voient charitablement démembrés. Prenons l’exemple de la littérature de la Renaissance, remplacée par des « écritures », volontiers spécifiées comme « féminines ». Comme alors les femmes publiaient peu, ces écritures se résument pour l’essentiel à des correspondances privées et des écrits intimes, documents précieux pour l’histoire sociale et la micro-histoire, mais qui ne prétendent pas relever d’un projet esthétique. On privilégiera aussi le rôle incontesté de protectrices des arts, d’Isabelle d’Este à Marguerite de Navarre et Marie de Médicis ; mais le champ d’études, le corpus propre de la littérature de la Renaissance, se voit morcelé en fonction de critères contemporains qui légitiment l’appropriation bienveillante propre aux lectures délibérément anachroniques. Des études littéraires peuvent ainsi se passer de la notion de littérature, devenue encombrante car elle maintient une exigence esthétique périmée. La littérature devient alors le littéraire, essence sociologique purifiée de toute adhérence artistique (voir Alain Viala et coll., dir., Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010).

Un soupçon de sémiotique

Conformément au principe A=A, la sémiotique identitaire se fonde sur la tautologie. Cela entraîne que le signifiant et le signifié se correspondent invariablement, postulat qui définit le littéralisme. Or, le littéralisme favorise le dogmatisme et engage à refuser toute distance critique qui tiendrait compte des contextes locaux et globaux. Cela s’étend traditionnellement aux questions d’exégèse comme on le voit aussi bien dans les interprétations évangélistes de la Bible que dans les lectures islamistes du Coran.

Le littéralisme justifie aussi la « cancel culture », de la mise à l’index des Dix petits nègres d’Agatha Christie aux lectures post-féministes qui pointent chez Ronsard ou Chénier les stigmates de la « culture du viol ».

Cependant la sémiotique de l’art et plus généralement des objets culturels ne peut se satisfaire du littéralisme, dans la mesure où l’objet culturel n’est jamais univoque et voit sa signification littérale toujours débordée par son sens. Aussi l’implicite, le second degré, l’humour ont-ils déserté les productions intersectionnelles, car leur dogmatisme politique assumé ne laisse aucune place à la distance critique qui contribue pour beaucoup au plaisir esthétique. Seules demeurent alors les passions immédiates qu’exalte l’idéologie intersectionnelle : la colère et la peur, ressorts de toutes les victimisations agressives.

L’illusion identitaire

Les préjugés identitaires permettent d’autant moins de saisir la spécificité d’une culture qu’ils récusent par principe la comparaison et s’enferment dans les tautologies. Un petit exemple : tout autour de la Méditerranée voire dans les Balkans, on retrouve des plats analogues, sinon identiques. Tel ragoût de légumes vous sera présenté comme typiquement bulgare en Bulgarie, et typiquement turc en Turquie. Tel service de mezzés sera une fierté nationale en Syrie, mais aussi en Égypte, alors que seule la taille des assiettes a changé. Bref, les véritables spécificités ne sont pas affaire d’opinions, mais de comparaison méthodique.

« Ce que les hommes ont de plus identique est le plus caché. Ils cachent leur ressemblance » disait Abdelkebir Khatibi en brodant sur Paul Valéry ; or, en cultivant des différences oiseuses, en les sacralisant, en les proclamant par des modes soulignées, les idéologies identitaires interdisent de comprendre les ressemblances qui favorisent l’édification progressive de l’univers commun, celui de la culture.

La destruction du concept de culture et l’appropriation culturelle

Même si les croyances identitaires s’efforcent de transformer les cultures en isolats, il n’en est rien : d’une part une culture reste un mouvement constant d’échanges avec les cultures voisines et lointaines ; d’autre part, elle évolue en généralisant les innovations qui se produisent en son sein comme en réélaborant sans cesse ce qu’elle transmet de génération en génération.

Fondée sur un postulat identitaire, la notion d’appropriation culturelle connaît une extension croissante. Par exemple, par une censure racialiste sinon raciste, on l’applique aux femmes « blanches » qui portent ces tresses fines connues sous le nom de dreadlocks. Le genre n’est pas en reste : des femmes ordinaires furent diffamées et menacées pour s’être « approprié » les codes visuels de lesbiennes militantes, cheveux fluos, salopettes pomme et godillots. Ces accusations dérisoires rappellent comment la culture peut se réduire à des looks dans une société du spectacle que les réseaux sociaux portent à son stade suprême.

La distinction entre les cultures et la culture appelle enfin une mise au point. La sémiotique des cultures et plus généralement les sciences sociales prennent pour objet la diversité humaine. Qu’elle reste leur problème fondateur, cela n’exclut pas deux points de vue unifiants qui complètent l’épistémologie de la diversité en s’opposant au culturalisme identitaire.

Un point de vue général. Le comparatisme n’a pas seulement pour but de décrire des spécificités, mais aussi des normes générales : c’est ce qui unit le regard ethnologique qui s’attache aux différentes populations et le regard anthropologique qui réfléchit des catégories comme le rite, la filiation ou l’alliance. Ces catégories générales, toujours à réélaborer, revêtent une fonction méthodologique éminente en permettant la comparaison des sociétés.

Un point de vue universel. La Philosophie des formes symboliques de Cassirer a trouvé sa synthèse ultime dans L’essai sur l’homme. Un point de vue philosophique, et notamment éthique, dépasse la généralité comme la spécificité, pour unir l’individuel et l’universel dans le droit dit « naturel », au fondement des droits de l’homme. Par exemple, on peut reconnaître la spécificité des hommes et des femmes en tant que membres d’une population réglée par ses coutumes, tout en affirmant leur égalité absolue en tant qu’individus, et alors même que les normes sociales soulignent ordinairement leur disparité.

Ainsi, la distinction entre culture et cultures ne formule pas une contradiction entre un universel abstrait et des totalités vivantes, mais une dualité de termes complémentaires qui ne soulève pas plus de difficultés que la dualité entre le langage et les langues.

2. Vers la culture mondiale

Depuis les Lumières et leur ambition cosmopolitique, la notion de culture mondiale s’était affermie. Pour préciser son statut aujourd’hui controversé, attachons-nous à la théorie des arts, fédératrice pour l’ensemble des sciences de la culture.

Les arts sont les meilleurs des guides pour comprendre la culture mondiale. Par exemple, la littérature s’exprime en mille langues mais la dualité entre langage et langues n’a rien d’une contradiction, car le général réside dans le particulier. Les nationalismes des deux siècles précédents ont cependant promu l’idée restrictive de littératures nationales, qui connaît à présent de multiples prolongements identitaires.

La pratique des grands écrivains dément à merveille les ressentiments identitaires. Par exemple, Beckett traduit des auteurs français, comme Rimbaud et Breton, ou italiens comme Montale. Son premier livre était intitulé Dante… Bruno. Vico…Joyce (1929) ; le deuxième est un Proust (1931). Que cherchait-il dans les langues ? Sans doute un nouveau matériau et la possibilité de « mal écrire » (cf. Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981). Il traduisit ses textes en anglais ou en allemand — et les modifie alors plus que n’oserait jamais un traducteur créatif. Dans une lettre à Axel Kaun, il écrit en 1937 : « Il me faut toujours en fait écrire un anglais officiel […] Espérons que le temps vienne, il est déjà là dans certains cercles, où l’on usera au mieux de la langue quand on en fera le meilleur abus »16.

Beckett renonce à « l’anglais officiel », voire à l’anglais tout court, sauf pour certains poèmes, déléguant parfois la traduction de ses œuvres, pour finir par choisir le français le moins académique possible. Peut-être espère-t-il dans ce matériau étranger être contraint de « mal écrire », et pouvoir développer son esthétique de la gaucherie vertigineuse qui concorde avec son image de l’obstination humaine, toujours entravée, jamais découragée. Un humanisme paradoxal, celui d’après la catastrophe, cache sous une ironie implacable un humour sans faille, voire un optimisme désespéré.

Langage et langue d’art

Le langage est un concept philosophique, unissant une faculté générale de l’humanité à une hypothèse sur les propriétés universelles des langues. La littérature réfléchit le langage au sein des langues et reflète ainsi une contradiction qui fait sa force : elle est un art du langage, non du français, du chinois ou du tagalog, et cependant, elle s’exprime dans telle ou telle langue pour élaborer des œuvres à vocation universelle. Ainsi l’œuvre achevée concrétise-t-elle dans une langue (voire dans plusieurs), une réflexion sur le langage ; c’est pourquoi sans doute elle paraît créer sa propre langue, une langue d’art. Dans les liens d’une œuvre exemplaire, la langue d’art unit les dialectes, comme la langue homérique instituant le grec classique ou la langue de Dante l’italien moderne. Elle crée une norme – au lieu de la suivre : elle est en quelque sorte logothétique, au sens où elle n’est pas moins écrite dans une langue que la langue ne s’écrit en elle, dès lors que l’œuvre fait événement et inaugure une lignée susceptible de d’attirer des imitateurs, voire de susciter un genre littéraire.

La langue littéraire n’est pas pour autant la forme sophistiquée d’un introuvable langage ordinaire, par rapport auquel elle ferait un écart. Cette langue d’art, réfléchie, critiquée et refaite par chaque auteur semble particulièrement valorisée dans les traditions connues. Si la littérature a pu hériter de nébuleuses origines sacrales des élaborations formulaires, elle s’est efforcée de les effacer et elle assume désormais une fonction critique.

En outre, la langue littéraire a la particularité de pouvoir refléter et réélaborer tous les discours : pensons au langage notarial chez Balzac, aux conversations chez Proust et Sarraute. C’est la source inépuisable de mille jeux, comme ceux qui se multipliaient déjà dans la littérature indienne classique entre le sanscrit et les prakrits.

La langue même est une œuvre collective, dont les figements, dans le lexique comme dans la phraséologie, ne sont pas dus seulement à la fréquence : la répétition elle-même dépend des valeurs attachées à des expressions jugées heureuses, jusqu’à devenir formulaires — à l’exemple en chinois des expressions en quatre caractères. En outre, quand la littérature s’en est emparée, une langue enrichit son corpus de traductions et de textes en d’autres langues, par citations, allusions et réécritures.

Cosmopolitisme

On retrouve dans tous les arts la dualité entre le projet universel de l’art et les modalités particulières de ses modes d’expression. Ainsi la musique est-elle un art du son, qui s’exprime dans différentes gammes ou systèmes tonaux, profils rythmiques et mélodiques propres à diverses aires culturelles.

Les grands mouvements artistiques ont une portée internationale ; par exemple, le caravagisme a touché toute la peinture occidentale. Cette question n’a pas été assez réfléchie pour les littératures, car la langue reste un pilier du nationalisme identitaire, comme on le voit hélas un peu partout. Pourtant, par exemple, le roman picaresque, né en Espagne, est aussi allemand (Simplicius simplicissimus) ou anglais (Tom Jones). Milan Kundera a ainsi pu dire que le roman a fait l’Europe — bien avant, et peut-être mieux.

Bref, le point de vue comparatif qui caractérise les sciences de la culture conduit à ne définir l’identité que comme une spécificité, inévitablement relative. Entre des spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences. On peut établir entre elles une égale distance critique, alors que les identités tendent à s’affirmer comme des tautologies narcissiques. Ceux qui emploient plusieurs langues habitent ainsi, potentiellement, plusieurs patries. L’humanité est une diaspora, mais les ressemblances entre ses membres tiennent à une histoire partagée plus qu’à une nature prédéfinie.

Une littérature peut être appréciée dans sa langue dominante, mais ne peut être véritablement comprise et décrite que dans le corpus des autres littératures, auxquelles elle doit, en quelque sorte, sa spécificité. Même si elle reste trop souvent reléguée dans des périphéries académiques et des camps de transit pour les réfugiés universitaires, la littérature comparée se trouve ainsi au centre intellectuel et scientifique des études littéraires.

La notion de littérature mondiale nous vient des Lumières, notamment allemandes, et fut d’emblée contemporaine d’un projet de citoyenneté universelle, liée à un idéal démocratique de compréhension voire, selon Kant, de paix perpétuelle. D’où sans doute le parallélisme compositionnel entre la cosmopolitique de Kant (Weltbürgerlichkeit, littéralement citoyenneté mondiale) et la Weltliteratur appelée par Wieland – qui n’hésitait pas à traduire homme du monde par Weltmann, un homme du monde qui n’a plus rien de mondain.

En étendant les réflexions de Wolf sur l’Antiquité dans ses Prolégomènes à Homère (1795), et en considérant les œuvres antiques comme une totalité progressive, le romantisme d’Iéna avait pensé la littérature comme une totalité, donnant un contenu critique et herméneutique à l’idée de littérature mondiale. La notion de littérature mondiale culmina ensuite dans l’internationalisme du Manifeste de Marx et Engels : « Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature mondiale. » (I, 1).

Bien qu’il ait été victime d’un marxisme dévoyé en stalinisme, Ossip Mandelstam prolongea génialement cette pensée : « Ainsi, les frontières nationales s’effondrent dans la poésie, et les forces vives d’une langue se répondent l’une l’autre par-delà l’espace et le temps, car toutes les langues sont liées par une union fraternelle, qui s’affirme précisément dans l’esprit de famille propre à chacune, et dans la liberté au sein de laquelle elles constituent une grande famille et se hèlent comme de vieilles connaissances » (« Propos sur André Chenier », De la poésie, Paris, Gallimard, 1990, p. 146.

Le corpus progressif des textes classiques, anciens ou modernes, n’a rien d’un conservatoire, d’un panthéon ou d’une galerie des grands hommes. Les classiques de jadis se moquaient bien de la notion moderne de classicisme ; ils démentent l’image figée qu’en ont donnée les modernes, par leur hardiesse et leur complexité. L’Orlando furioso est de ceux-là ; dans un article grave contre le négationnisme, Primo Levi cite ironiquement ces vers de l’Arioste, qui eux-mêmes parodient Dante : « Et si tu veux que le vrai ne te soit celé, / Tourne l’histoire en son contraire : / Les Grecs furent vaincus, et Troie victorieuse, / Et Pénélope fut maquerelle » (L’assimetria e la vita, Turin, Einaudi. 2002, p.101). Ainsi se scelle ironiquement le lien entre littérature et réalité.

Un classique reprend et cite d’autres classiques en diverses langues ; il innove à partir d’eux, en manière d’hommage ; il maintient par là une sorte d’altérité interne qui indique comment recontextualiser indéfiniment sa propre lecture. Ouvrant un espace pluriculturel et plurilingue, il crée l’humanité à partir des humanités. Une culture ne peut en effet être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres.

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – SNES-FSU, Collège et lycée : de nouveaux programmes et un nouveau socle au service de la réforme « choc des savoirs », 21 avril 2024, en ligne : https://www.snes.edu/article/college-et-lycee-de-nouveaux-programmes-et-un-nouveau-socle-au-service-de-la-reforme-choc-des-savoirs/

2Dans A Critique of Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present (1999), Spivak estime – sans base textuelle — que la philosophie rationnelle de Kant exclut les ”subalternes” (femmes et populations non-européennes). À la suite de Heidegger et de Derrida, dont elle fut la traductrice en anglais, elle entend ainsi disqualifier la rationalité.

3 – Divers tyrans reprennent l’argumentaire post-colonial, de Poutine à Xi Jinping et de Khamenei à Maduro. Les émirs du Golfe ne sont pas en reste, et par exemple le site d’Al Jazeera publie des déconstructeurs radicaux comme Vattimo et Zizek, sans parler d’éloges de Derrida (cf. l’auteur, Heidegger, Messie antisémite, Lormont, Le bord de l’eau, 2018).

4Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

5 – « Das Denken ist nicht für die Öffentlichkeit, / nicht für die Gebildeten unter ihren Sklaven, / nicht für die Person des Menschen, /nicht für die Kultur, /nicht für die Wissenschaften, /nicht für die Philosophie,/ nicht für die Denkenden; / das Denken verschwindet in seinem Gedachten » (GA 97 : 451). « Publicité » est ici dans l’acception quasi juridique de « caractère public », mais le terme est toujours péjoratif chez Heidegger, dès les années 1920. Je m’appuie ici sur l’épilogue du collectif Métapolitique contre culture, Limoges, Lambert-Lucas, 2023.

6 – Le Dasein, littéralement être-le-là, prit tout son relief quand Heidegger révéla à Kurt Bauch que Sein (l’Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie).)

7 – «Heidegger nous permet également de décrire le “monde” indigène dans lequel les “découvreurs” européens apparaissent » (Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva America, 1994, p. 84). Pour une présentation générale, voir Sylvie Taussig, « La pensée décoloniale Derrière la politique, la gnose heideggérienne », Revue européenne des sciences sociales, 2022/1, n° 60-1, pp. 141-170.

8 – Dans les Cahiers noirs, « Sklaven » désigne ordinairement les Juifs, par le biais de la « morale d’esclaves » déjà dénoncée par Nietzsche.

9 – « Vermenschung des Menschen » (GA 95, p. 322).

10« Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren. Was folgt daraus für die Kulturpolitik als solche ? » (GA 95, p. 326).

11 – La menace contre la culture n’est pas une nouveauté. En 1933, le Schlageter de Hanns Johst, drame dédié à Hitler en apologie d’un « martyr » nazi, s’ouvrait par cette réplique : « Quand j’entends parler de culture, j’arme mon Browning. » La même année, le Recteur Heidegger prononce un vibrant hommage à Schlageter (Freiburger Studentenzeitung, 1, juin 1933).

12 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88.

13Ibid., p. 70. Je souligne.

14Ibid. En somme, dans sa version postcoloniale, la déconstruction reste d’autant plus compatible avec l’antisémitisme qu’Israël est souvent présenté comme une colonie occidentale (anglaise puis américaine).

15 – Voir Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Les Belles-Lettres, 2022.

16« Es wird mir tatsächlich immer ein offizielles Englisch zu schreiben […] Hoffentlich kommt die Zeit, sie ist ja Gott sei Dank in gewissen Kreisen schon da, wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigen missbraucht wird » (Samuel Beckett, Disjecta Membra, Miscellaneous Writings, and a Dramatic Fragment, Ruby Cohn, éd., New York, Grove Press. 1984, p. 52). Beckett joue ici sur la polysémie – à l’image de Joyce qui domine alors les lettres irlandaises et dont il fut un temps le secrétaire pour Finnegan’s Wake) : missbrauchen, c’est mésuser, mais aussi abuser sexuellement.

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