« Culture mondiale et griefs intersectionnels », seconde partie
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3. Des griefs identitaires
Sur la traduction
Dans leur diversité, les langues maternelles semblent nous séparer, mais chacun reste par principe capable d’apprendre chacune des langues qui lui sont étrangères. Malgré les différences culturelles, l’incommunicabilité entre des proches peut être plus grande qu’entre des étrangers. Admettre la détermination de la langue sur la pensée serait une atteinte à sa liberté même : dans la même langue, l’espace de la parole est précisément le lieu d’affrontement des idéologies. Entre les langues, le thème convenu de l’intraduisible reste éminemment ambigu quand il suppose que l’idéologie prêtée à une langue ne peut être traduite dans l’idéologie prêtée à une autre. On déplore enfin ce qui se perd dans les traductions pour faire oublier tout ce qui s’y crée.
Les difficultés de la traduction ne sont pas des apories. Heidegger se déclarait intraduisible, et est parvenu à imposer Dasein en diverses langues confirmant ainsi sa thèse que l’allemand est la langue de l’Être. À cela Derrida ajouta à la confusion en prétendant que la traduction était impossible : « Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible » (op. cit., p. 102). Des auteurs qui se sont longtemps recommandés de ces penseurs ont renchéri et le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin plaide pour l’impossibilité de traduire nombre de concepts philosophiques — alors même qu’il est déjà traduit en 13 langues. Au demeurant, on ne traduit pas des mots, comme peut le faire croire le format dictionnairique, mais des textes.
Sans s’attarder sur le poncif de l’intraductibilité, les nouvelles idéologies identitaires ont ajouté une nouvelle restriction : le traducteur devrait partager l’identité de l’auteur. Ainsi, la jeune poétesse à succès Amanda Gorman déclama un de ses poèmes à l’investiture de Joe Biden. Le recueil où il figurait devait être traduit en français par Marieke Lucas Rijneveld, ce qui suscita l’indignation, au motif qu’elle était blanche et Gorman afro-américaine. Rijneveld renonça d’elle-même, au motif qu’elle était non binaire, et Gorman cisgenre. La traduction échut à Lou and the Yakuzas, chanteuse belgo-congolaise, néophyte en la matière et mannequin à ses heures. Bref une œuvre ne pourrait être traduite que par quelqu’un qui partage les identités de « race » et de « genre » de l’auteur. Jamais le déterminisme en matière artistique n’était allé si loin, alors qu’un large pan de la théorie littéraire contemporaine s’était édifiée contre les interrogations de Sainte-Beuve sur la sexualité des auteurs, auxquels il faudrait ajouter à présent les traducteurs. Au demeurant fort consensuel, le poème The Hill we climb contredit enfin dans son texte même la politique des identités : « nous devons d’abord mettre nos différences de côté ».
Tiphaine Samoyault clôt le débat en faisant de la traduction une violence : elle serait « d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination », qu’elle soit linguistique, culturelle, sociale, économique et politique (Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020, p. 149).
Cependant, la traduction n’est pas la redite d’une appartenance ou modulation d’un déjà dit, mais une création seconde, qui permet l’apport d’autres cultures — qu’on ne peut plus croire ennemies. L’acte du traducteur suppose une double “fidélité”, sans pour autant qu’il faille l’affubler de multiples identités.
La communauté culturelle suppose la traduction au même titre que la tradition : l’évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les Anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l’espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n’annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes, et sa norme est l’égard : pour le texte, l’auteur, les langues, les moments de l’histoire et des cultures.
La traduction permet de s’approprier le passé comme le présent. Dans l’histoire de la pensée, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l’on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne et à la King James, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d’Iéna et que Schleiermacher réalisa.
Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au syriaque, du syriaque à l’arabe, sous les Abassides ; puis du latin à l’arabe sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu’elle s’approprie et restitue dans l’échange. À son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers ; les traduire, c’est les soustraire au feu.
Dans la traduction, l’interprétation n’est pas simple appartenance, modulation d’un déjà dit, mais apport inouï d’autres cultures. L’acte du traducteur suppose une double appartenance, une double “fidélité”.
Aussi la traduction prouve-t-elle que l’humanité existe, non pas seulement par l’interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n’est pas que celle du Même mais aussi de l’Autre, et que l’interprétation ne se limite pas à une tradition.
Des « universels »
Qu’elles se prétendent de droite ou de gauche, les idéologies identitaires divisent a priori l’humanité en deux camps opposés : ceux qui partagent l’identité revendiquée et les autres. Elles sont donc polémiques par principe et la définition schmittienne du politique par l’opposition irréductible entre « l’Ennemi et Nous » se voit partagée par les théoriciens décoloniaux comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs notamment de Podemos et de LFI, tout comme les tenants de la métapolitique comme Martin Sellner, penseur du FPÖ autrichien. Il en résulte une destruction du concept d’humanité, caractéristique des totalitarismes.
Les nouvelles idéologies identitaires pourraient bien préparer ce terrain : elles vont contre le principe même de la démocratie qui consiste à traiter de la même manière tous les citoyens sans considération de race ou de sexe (véritable, ressenti, ou désiré).
À l’unité de l’humanité répond au plan philosophique le concept d’universalité. Il est mis en cause notamment par des auteurs issus de l’heideggérisme « de gauche » et de la déconstruction. Ainsi, dans Des universels (2016), Étienne Balibar multiplie-t-il les apories comme : « ne pas énoncer l’universel est impossible, l´énoncer est intenable » (p. 70) ; et, dans cette veine hégélienne, il imagine une lutte à mort des universels où chaque universel « […] est virtuellement la destruction de l’autre » (ibid.). Bref, selon une thèse à présent banalisée, l’invocation de l’universel ne serait qu’un moyen de coercition ; ainsi, selon Michèle Riot-Sarcey, « l’universalisme est un modèle politique, exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort ; il s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. Autant dire que l’universalisme est aux mains de ceux qui sont persuadés de leur supériorité, et savent l’imposer aux autres » (L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, La Découverte, 2023, p. 143).
Cependant l’universel ne peut être déconstruit, pour autant qu’il soit compris comme l’horizon de la généralité. On ne peut certes conclure du général à l’universel : par exemple la linguistique générale, par sa méthode historique et comparative, ne peut véritablement soutenir les prétentions dogmatiques de la linguistique universelle.
En effet, l’universalité ne s’impose pas par décret : la méthodologie comparative conduit au général et non à l’universel, de même que la permanence historique ne se confond pas avec l’éternité. Dans les sciences, à l’universalité des hypothèses répond la généralité des descriptions. Faute de démonstration formelle, cette généralité corrobore l’universalité de l’hypothèse, sans la prouver au sens fort.
De fait, l’universel appartient à la dualité constitutive de la connaissance : en effet, « le principe fondamental de la connaissance en général […] veut que l’universel ne se laisse intuitionner que dans le particulier, et que le particulier ne se laisse jamais penser que dans la perspective de l’universel » (Cassirer, 1953 [1972], p. 27).
4. Démentis et illustrations
Explorons quelques conséquences qui touchent les sciences et les arts.
Les vérités scientifiques
Les vérités scientifiques s’adressent à tous, et le Groupe Bourbaki commençait son œuvre mathématique majeure, et parfaitement impénétrable au profane, par l’affirmation que tout homme peut la comprendre. Les sciences ont toujours été universelles : Euclide et Al-Khawarizmi, dont les algorithmes tirent leur nom, s’adressaient à tous. Les standards de discussion sont mondiaux et des collectivités internationales comme celles des mathématiques ont des fonctionnements exemplaires. Quiconque, quelle que soit sa position académique, peut intervenir avec l’exigence qu’impose le débat scientifique.
En quoi les sciences seraient-elles occidentales ? Cette affirmation abusive ne peut qu’humilier les collègues chinois, japonais, brésiliens, etc. Le plus grand astronome du XVe siècle était Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan, et l’on visite toujours à Samarcande son observatoire, le plus perfectionné de l’époque. À défaut d’orientalisme, faudrait-il le suspecter d’universalisme, lui qui écrivait dans ses Prolégomènes : « La philosophie […] n’est pas sujette à la poussière des vicissitudes des sectes, ni aux différences des langages selon les temps »1?
Sur l’universalité des œuvres
Les œuvres d’art ont aussi une vocation universelle : Stace et Du Fu n’ont rien perdu de leur vigueur, ni Théocrite de son charme ; le oud du regretté Mounir Bachir adresse encore à tous ses méditations et ses maquams. Comme les classiques sont devenus tels en s’adressant à l’éventail universel des destinataires, le cosmopolitisme a toujours été un trait constant des œuvres. En voici quelques exemples.
1/ Dans une ballade virtuose qui a pour refrain Je me plais aux livres d’amour, parue dans les Contes et Nouvelles de 1665, La Fontaine restitue sur un mode ludique l’espace cosmopolite des classiques. Il oppose successivement la pieuse Légende dorée (de Jacques de Voragine — Jacopo di Varazze), à « messire Honoré » (pour l’auteur de L’Astrée — Honoré d’Urfé), « maître Louis » (le lecteur sait comprendre qu’il s’agit de l’Arioste — Ludovico Ariosti), mentionne Oriane (héroïne de l’Amadis des Gaules), son « petit poupon » (sans doute Esplandan), Clitophon (pour les Aventures de Leucippe et Clitophon d’Achille Tatios d’Alexandrie), Ariane (héroïne de Desmarets de Saint-Sorlin), Polexandre (héros de Gomberville), Cléopâtre et Cassandre (allusion aux romans de La Calprenède), Cyrus (héros d’Artamène ou le Grand Cyrus, de Georges et Madeleine de Scudéry), Perceval le Gallois, pour conclure « Cervantès me ravit », sans oublier de mentionner Boccace dans l’envoi. On aura compris que l’amour ainsi chanté est d’abord celui d’une littérature sans limites d’espace ni de temps.
En décelant le corpus à partir duquel il élabore sa ballade et qu’il suppose à bon droit connu de ses lecteurs, La Fontaine ouvre cet espace multilingue propre à toute langue de culture.
Même les œuvres monolingues peuvent cacher un multilinguisme qui échappe aux re- gards superficiels et aux lectures cursives. On peut soutenir que l’allemand de Kafka était travaillé par le tchèque, mais aussi hanté par le yiddish. Le corpus d’élaboration est le plus souvent multilingue, comme on le voit bien entendu dans les manuscrits d’auteurs polyglottes comme Nabokov, mais aussi dans les dossiers génétiques d’auteurs franco-français comme Flaubert : les passages en langues étrangères sont réécrits sans que rien n’en paraisse dans la version finale.
2/ Le Tamerlano de Haendel, musicien saxon italianisant, créé à Londres en 1724 sur un livret italien élaboré par Agostino Piovene d’après le Tamerlan ou la mort de Bazajet, du français Jacques Pradon (1675), met en scène l’empereur des Tartares, Tamerlan, celui des Turcs, Bazajet, un prince grec et la princesse de Trébizonde, Irène. Dans son interprétation le 13 novembre 2005 au Châtelet, l’opéra était chanté par deux Suédois, deux Américains, une Irlandaise et une Française. L’orchestre comptait des Néerlandais, des Allemands, des Belges, des Espagnols, des Anglais, un Italien et un Japonais.
3/ On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que de fantaisies de librettiste ou de caprices d’empereur, mais l’unité de la culture mondiale est plus grande que nous ne croyons. Sous Sennacherib, au VIIe avant notre ère, Ahikar l’Assyrien composa un livre de sapience, comme le font souvent les vizirs en disgrâce. Pendant son voyage à Babylone, Démocrite le traduisit pour les Grecs. Ses apologues servirent de modèle à Ésope. Des juifs d’Eléphantine le traduisirent en araméen, cependant qu’au IIIe siècle av. J.-C. le rédacteur biblique du livre de Tobie faisait du sage l’oncle de son héros. Jésus ben Sirah s’en inspira aussi dans L’ecclésiastique. Le Coran en fit le sage Loqman (sourate 31). Des traductions nestoriennes, roumaines, arabe, arménienne, etc., apportèrent chacune leurs additions.
Au XIIIe, Maxime Planude compila son œuvre, alors attribuée à Ésope, et qui servit de canevas à des dizaines de fabulistes. Au XIXe, Caussin de Perceval introduisit son histoire dans sa traduction des Mille et une nuits, avec le conte Sinkarib et ses deux vizirs. François Nau publia en 1909 une traduction française, en suivant la version syriaque établie par Jacques d’Édesse (mort en 708) d’après Mar Ephrem l’Ancien. Ainsi un obscur scribe ninivite se glissa-t-il dans la Bible, le Coran, les Mille et une nuits, les Fables de La Fontaine, et même dans cette étude.
De fait, l’univers culturel est sans cesse parcouru, comme un réseau, par ces réécritures innovatrices, avec reprises, transformations et transpositions de formes sémantiques et expressives. Depuis les encyclopédistes de l’Antiquité tardive, comme Isidore de Séville ou Cassiodore, et jusqu’à Leibniz, l’image d’un réseau unique de la culture a de longue date précédé le Web, qui en est une concrétisation technique — fort partielle car les liens cumulatifs du monde culturel dépassent évidemment les simples liens hypertextes entre documents.
La dette symbolique introduit à une autre anthropologie
Dans la pensée de Foucault, héritière de Nietzsche et, précisa-t-il à la fin de sa vie, de Heidegger, qu’il reconnaît comme « le philosophe essentiel », la domination est la relation fondamentale (voir « Le retour de la morale », entretien avec Gilles Barbedette et André Scala, Les Nouvelles littéraires, no 2937, 1984, pp. 36-41. « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel », p. 38). Cette vision polémique se traduisit par exemple dans son soutien actif à l’islamisme de Khomeiny.
Sans même l’euphémiser en « déconstruction » comme Derrida, la théorie foucaldienne reprend l’objectif heideggérien de la destruction (Destruktion) : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction » (Michel Foucault, et Roger Pol Droit, Michel Foucault : entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 72). On sait que Foucault est mondialement revendiqué par les auteurs qui élaborent l’idéologie intersectionnelle. La cancel culture et les « guerres culturelles » qu’elle légitime transposent à l’évidence dans le domaine de la culture cette anthropologie purement polémique. En effet la violence que tous les fascismes considèrent comme lustrale, dès lors qu’elle se voit justifiée par un discours prétendument de gauche, a tous les atouts pour séduire le radicalisme universitaire.
Cependant, c’est une tout autre anthropologie qui semble le mieux convenir à l’édification culturelle : celle de la dette. Élaborée à partir des travaux de Mauss, et notamment l’Essai sur le don, elle permet de concevoir la dette symbolique : l’œuvre suscite une émulation, dans la mesure où les émotions qu’elle suscite ne se trouvent qu’en elle ; elle attise des rivalités (et par exemple Balzac rivalise avec Sue) ; elle mobilise son public et comble ses aficionados ou ses fans. L’œuvre appelle un destinataire universel, mais celui qui la découvre sait croire qu’elle lui a été adressée en secret, et en ressentir une gratitude personnelle qui peut se transmuer en fidélité.
Les artistes enfin n’ont cessé de souligner leur dette, de Dante avec Virgile, jusqu’à Atiq Rahimi à l’égard du regretté Sayd Bahaoudin Majrouh, poète pachtoun tué par les talibans. Voici comment il s’exprime : « Un jour, je tombe sur un livre étrange, édité par l’Imprimerie Nationale Afghane […] d’un certain Sayd Bahaoudin Majrouh. Un titre énigmatique. Mystique. […] D’où venait ce texte, cette étrange écriture à la fois classique et moderne, inaccessible et incompréhensible pour moi, jeune de 15 ans ? Pourtant, les mots avaient un magnétisme, une force qui, après avoir traversé l’esprit, laissaient leur trace à jamais » (« Majrouh, voie magnétique », Le Magazine Littéraire, janvier 2009).
Exerçant une pédagogie du défi, cette sorte de révélation prépare une initiation d’autant plus réfléchie que le désir d’apprendre ne se comble qu’en se renouvelant, sans quoi l’on ne finirait jamais un livre. Reconnaître la dette symbolique en amont et au cœur des œuvres, c’est restituer la dynamique de la transmission au cœur d’une expérience qui n’est plus passive, mais participe du processus indéfini de la création. Si abstrait soit-il, un don (ou du moins une expérience vécue avec gratitude), dès qu’il semble reçu, engage une dette. Ainsi s’élaborent des lignées d’œuvres et les genres qu’elles ouvrent2.
Le principe d’humanité, des mœurs locales aux droits universels
Nos mœurs diffèrent certes, mais les droits humains doivent être reconnus par tous et seuls les tyrans ont des raisons de s’y opposer. La Déclaration universelle des Droits a été reconnue par tous les pays membres de l’ONU. Quelques décennies après le procès de Nuremberg, la justice internationale, avec la formation de la Cour pénale internationale, est entrée en fonction au début de ce siècle. Dans certains cantons des études post-coloniales comme dans certaines théocraties, les droits de l’homme passent cependant pour un complot occidental, bien que des pays occidentaux majeurs, comme les USA, aient été les premiers à s’opposer à la création de la Cour pénale internationale. Pour tous les radicalismes politiques de droite comme de gauche, ces droits inestimables seraient des leurres bourgeois et ethnocentriques.
Un principe d’humanité conduit ultimement à faire de tout homme un citoyen du monde, indépendamment même des sentiments d’appartenance que l’on voudrait figer en identités : c’est littéralement la Weltbürgerlichkeit selon Kant, terme traduit par cosmopolitisme. Cette citoyenneté mondiale a trouvé une première formulation dans les déclarations des droits de l’homme. Celle de 1789 a été reprise et étendue en 1948 par les pays de l’Organisation des Nations Unies, passant d’un universel jugé abstrait à un universel concret – d’ailleurs assumé par les démocrates de tous les pays, dont beaucoup font l’objet de répressions.
En raison même d’un tel principe d’humanité, les diverses cultures partagent des valeurs qui assurent la possibilité même de la vie sociale. Déclinée selon diverses guises, la prohibition de l’inceste fait par exemple partie de ces universaux, de même que des principes de protection concernant l’enfance et la vieillesse.
Deux positions semblent complémentaires. Autant il faut se garder de l’ethnocentrisme, qui conduirait à juger d’autres mœurs et à les censurer à notre guise, comme Lévi-Strauss pouvait le craindre, autant, comme Castoriadis y insiste, ces mœurs doivent être régulées démocratiquement, au sein de chaque société.
Les Déclarations qui énoncent les droits de l’homme sont cependant autant de découvertes. Pourquoi n’y aurait-il pas de découvertes dans le domaine de l’éthique, qui relève de la raison pratique, tout comme il y en a dans le domaine de la technique, avec le feu, la roue et le livre, dont personne ne conteste plus l’origine ? Que la formulation décisive ait eu lieu en Europe n’en fait pas une illusion occidentale, pas plus que le théorème d’Euclide n’est grec ; et tous les peuples aspirent à voir reconnaître ces droits — bien que les tyrans saoudiens ou chinois veuillent déguiser leur oppression en promouvant des droits de l’homme islamiques ou « orientaux ».
Ils rencontrent sur ce point l’idéologie intersectionnelle, qui confère à des identités diverses, notamment de race et de « genre », une transcendance quasi théologique (avec toute la casuistique idoine), d’où des revendications qui entendent dicter la loi et rompre l’égalité entre les citoyens – comme les discriminations positives. La contradiction n’est qu’apparente, mais la revendication d’inclusivité va ainsi à l’encontre des principes démocratiques, ce que confirme au demeurant l’hostilité manifeste des groupes inclusivistes à l’égard des démocraties qu’ils disent « occidentales » en oubliant bizarrement les démocraties d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
Que devient le concept d’humanité ?
Si homo sapiens est une espèce biologique, l’humanité est une formation culturelle élaborée dans les échanges qui ont formé la modernité – et que la post-modernité s’efforce depuis un demi-siècle de détruire.
Épouvanté par la Révolution française, Edmund Burke s’appuyait sur les différences entre les « cultures » nationales, pour s’opposer aux Droits de l’homme, disant ne voir que des Anglais et des Français, si bien que l’homme ne serait qu’une abstraction inconsistante.
Fondatrice pour les Lumières et la fondation des Droits de l’homme, la notion même d’humanité avait été critiquée par les penseurs réactionnaires comme Gobineau, reprise sur un ton mystique par la théosophie, puis simultanément par l’ariosophie du début du XXe siècle, l’anthroposophie et le New Age, tous mouvements fondés par des théosophes. Pour ces courants issus de la théosophie, la séparation et la hiérarchie des races restent critériales3.
On ne saurait limiter le « racialisme » aux États totalitaires du passé. La notion mal définie de totalitarisme ne peut reposer sur les analogies superficielles que relevait Arendt entre les camps nazis et soviétiques — le fascisme mussolinien, modèle pourtant peu contesté échappait alors à sa classification, alors que le concept même de totalitarisme est mussolinien. Le critère essentiel reste la notion d’humanité, celle-là même que Heidegger voulait détruire pour substituer les types raciaux, les Menschentümer, à l’humanité (Menschheit), épouvantable mélange de races.
Issue du New Age californien, la théorie intersectionnelle développe un « racialisme de gauche »4 qui se contente d’inverser la hiérarchie traditionnelle des races — au prix de ruptures d’égalité, comme celles de l’affirmative action (dont sont exclus les asiatiques, et bien entendu les juifs dominateurs par essence).
L’idéologie intersectionnelle s’appuie sur le post-modernisme et la déconstruction qui s’efforcent depuis un demi-siècle de récuser la modernité et de dissoudre le concept même d’humanité.
Jamais ce concept n’aura été autant attaqué. L’humanité n’est plus récusée par l’opposition entre Français et Anglais, comme au temps d’Edmund Burke, mais divisée en multiples catégories qui s’affrontent ontologiquement, entre hommes et femmes, entre Occidentaux et autres, entre Blancs et autres, bref entre l’Ennemi et Nous, selon la formule de Carl Schmitt, ce juriste nazi devenu une référence dans des mouvements intersectionnels.
Aussi le métissage reste à bannir. Il l’était déjà dans l’ariosophie, obsédée par les métissages entre hommes et animaux, et sur ce point Mein Kampf reformule les obsessions de la Theozoologie de Lanz von Liebensfels (1905). Il l’était bien entendu par les Lois de Nuremberg (1935) élaborées par une commission où siégeaient notamment Heidegger et Schmitt aux côtés de Rosenberg et Frank. À présent, le métissage reste honni par les suprémacistes noirs de Nation of Islam ou des indigénistes comme Houria Bouteldja.
Pire encore, nous serions tous victimes de l’Anthropocène, et donc de l’humanité. Cette catégorie se voit dépassée et relativisée : tantôt elle est dissoute dans le Vivant, selon le Bruno Latour des années 2000, ou dans l’espace technique qui unit les machines et leurs opérateurs, tous assimilés à des points dans le réseau — selon la théorie de l’acteur réseau illustrée auparavant par le même Latour.
L’humanité se voit enfin assimilée au capitalisme, dont elle ne serait qu’un produit d’appel. À l’exploitation capitaliste, il faut donc élaborer une résistance en mettant fin tout à la fois à l’anthropocentrisme et à l’Anthropocène. Dépassant ainsi son féminisme cyborg des années 1980, Donna Haraway dans Staying with the Trouble (2016), s’oppose à l’anthropocentrisme qui accompagne l’Anthropocène, pour promouvoir un « compost inter-espèces » indifférencié où le Vivant se prodigue à lui-même le Care réparateur.
Cependant, l’unité biologique de l’espèce humaine ne fait plus de doute : même s’il porte des traces génétiques d’hominiens divers, Sapiens sapiens demeure indivisible. Les variations régionales tiennent à des phénomènes d’adaptation et à l’histoire du peuplement terrestre. Du nomadisme invétéré de l’espèce, il résulte qu’il n’y a pas d’isolats et que des races n’ont pas pu se former (voir Jean-Paul Demoule, Homo Migrans, Payot, 2023). Parallèlement, comme l’a montré naguère André Langaney, la variété génétique entre individus devient extrême — et, selon les critères choisis, je peux me trouver plus proche d’un khoisan ou d’un aborigène que d’un voisin de palier.
À l’unité biologique répond, sur un autre plan, l’unité sémiotique de l’humanité. Le nombre et la spécialisation des institutions symboliques (langues, rites, mythes, techniques, etc.) restent comparables et ces institutions évoluent par emprunts et diffusions : au plan technique, le feu, le biface, la hache, la roue, ont été diffusés partout, bien avant le smartphone. Enfin, comme l’ont montré les recherches en typologie linguistique, les langues humaines sont toutes apparentées et sont traductibles entre elles, ce qui n’a fait que favoriser les interactions. Au-delà de la parenté génétique qui s’est affirmée au cours de l’hominisation, la traduction atteste la parenté des langues et prouve une parenté sémiotique renforcée au cours de l’humanisation.
Ainsi, l’histoire des mythes a pu être reconstruite par la méthode historique et comparative : en utilisant des algorithmes de classification automatique, Julien d’Huy a pu corréler les données historiques sur la diffusion de l’espèce humaine et la typologie des mythes — sa méthode phylomythologique est exposée dans Cosmogonies. La Préhistoire des mythes (La Découverte, 2020) et L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà (La Découverte, 2023).
Toutefois, sur les deux plans, biologique et sémiotique, les idéologies identitaires ne tiennent aucun compte des sciences de la vie ni des sciences de la culture. En ce sens, elles sont totalitaires, même si leurs projets politiques peuvent diverger.
Alors même que la démocratie, par l’égalité citoyenne, récuse toute différence de « race » ou de sexe, toutes ces divisions ne sont pas sans effet. L’institut Varieties of Democracy (V-Dem) de l’université de Göteborg publie des rapports sur l’état de la démocratie dans le monde et fin décembre 2023 il établissait que 71 % de la population mondiale (contre 48 % dix ans auparavant) vivait dans une autocratie. L’effondrement idéologique et politique de la démocratie semble signer un progrès des idéologies identitaires, l’idéologie intersectionnelle comprise. Près d’un quart de l’humanité en aura donc été victime en une décennie seulement.
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Aujourd’hui toutefois, dans le monde de la culture comme ailleurs, les obsessions identitaires, en s’appuyant sur des conceptions mythiques du sujet et de la communauté ethnique ou religieuse, justifient et attisent conflits et guerres saintes.
Et cependant, indépendante des marchés et des débats sociétaux qui font diversion, une « mondialisation » critique intéresse à divers titres les droits humains, les sciences et les arts. Le cosmopolitisme reste ainsi plus nécessaire que jamais, pour réunir une humanité dont la sauvegarde même est menacée par les inégalités croissantes comme par les guerres d’agression et les catastrophes écologiques.
Notes de la seconde partie
1 – Paris, Didot, 1853, p. 7.
2 – Voir mon Créer. Image, langage, virtuel, Paris-Madrid, Casimiro, 2015.
3 – Sur les liens historiques entre la théosophie et l’idéologie intersectionnelle, voir au besoin l’auteur, Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.
4 – Un exemple entre mille : un colloque programmé à l’Université de Lille (fin mars 2025) se penche sur « des minorités ou des populations minorisées » dans « la sphère socioculturelle », et s’indigne d’un « effacement » qui « se manifeste par la non-reconnaissance et l’omission de leurs réalisations, passant par des représentations limitantes, stéréotypées ou déformées, et allant jusqu’à la dilution de la couleur de peau ». Ainsi s’exprime sans fard un racisme compassionnel.