J’entre dans la cuisine et bien que dans mon entourage on réclame et on apprécie un gâteau, ça m’ennuie vraiment de m’y mettre. Que de temps perdu (car il faut, chose sérieuse, faire le repas), que de vaisselle encombrante, que de poids et mesures sourcilleux, que de saupoudrages blanchâtres qui s’envolent dans la pièce, que de regards impuissants jetés par le hublot d’un four impitoyable, que d’ingrédients régressifs – sucres, farines, lait, semoules, crèmes, coulis et autres suavités aux coloris infantiles. Que d’œufs que d’œufs que d’œufs ! Et quand vient le moment de manger, la perversité et la puissance destructrice de ce qui se présente ingénument dans l’assiette, insaisissable sauf sous peine de démolition et de déroute par coulées et autres glissements de terrain, méritent l’admiration.
Navigation aux instruments ou navigation à vue ?
Il a fallu introduire les ingrédients dans l’ordre, mesurés, pesés, dosés. Il a fallu tourner, puis fouetter, puis soulever la masse, incorporer, ajouter une goutte (pas plus!) de machin chose, deux pincées d’une mystérieuse poudre de perlimpinpin contenue dans un sachet rose (inutile de continuer si vous l’avez oublié dans la liste de vos emplettes), surtout ne pas replonger la cuillère dans l’appareil après l’avoir léchée (la puissante salive commencerait déjà à attaquer les amidons), faire préchauffer le four, beurrer le moule – pas de n’importe quelle forme, le moule, et là il faut avoir du vocabulaire. Vient un moment assez agréable : celui où on verse « l’appareil » dans ledit moule, ça fait des nappes, ça finit par se répartir mollement. Et on enfourne. Et là on ne peut plus rien. On attend, on regarde (regarder n’est pas surveiller, pas question d’intervenir). On regarde moutonner, gonfler, dorer, brunir. La chose advient (ou pas..) et vous vous sentez à l’extérieur. A la sortie du four, c’est réussi ou c’est raté, complètement. Tout s’est passé hors vue, hors d’atteinte. Une fois le gâteau réalisé, on le met de côté : nulle temporalité ne vient le perturber ou le rendre impératif, il n’y a qu’à le servir, à la fin. Cette temporalité tranquille et apparemment modeste le met en réalité en position redoutablement offensive pour l’édifice fragile qu’il est censé couronner : le repas.
Justement, passons au repas. Il faut faire revenir, faire aller le feu, le diminuer, surveiller, mouiller, laisser épaissir ou éclaircir, on peut (on doit) soulever le couvercle, mettre son nez au-dessus de la marmite ou du poëlon, ajouter, épicer, rajouter, corriger, goûter, compenser, inventer, remplacer, vicarier : toutes les ressources d’ingéniosité et d’à-propos peuvent être mobilisées. Même en rôtisserie cette activité à vue ne cesse pas et on ne renonce jamais entièrement à l’intervention : observer le moment où les muscles du gigot commencent à se dessiner (il est alors très saignant), piquer la pièce d’une aiguille à brider pour voir de quelle couleur est le jus, sortir le rôti du four pour l’arroser, le retourner, ajouter quelque épice qui serait nuisible introduite plus tôt. Ce n’est pas tout : l’ensemble structural de ce qu’on appelle « déjeuner » ou « dîner » est à construire, à ménager, puis à servir successivement : hors d’oeuvre, entrée, plat garni, salade, fromages… hum, restera-t-il « une petite place pour le gâteau » qui attend sagement son moment? Sagement ou comme une bombe à retardement ? Amateurs de desserts et de douceurs, gardez-vous bien de déclarer à la cuisinière (ou au cuisinier) que vous renoncez à reprendre de cet excellente épaule d’agneau, de cette merveilleuse daube, ou de tout autre chef d’œuvre dont elle ou il s’enorgueillit, au futile prétexte de ménager « une petite place pour le dessert » : c’est difficile à pardonner! Mangez-le, faites-en un éloge discret, mais ne le transformez pas en arme de destruction rétroactive !
La pâtisserie, et la comparaison avec une bombe retorse n’est pas impertinente (d’autant que certains gâteaux portent ce nom), c’est le modèle chimique et global de la boîte noire, l’effet spécial comme au cinéma, la navigation aux instruments. On ne voit rien : une fois les choses calculées, pétries, malaxées, on les soumet à une opération physique (température, pressage) préétablie qu’il n’est pas question de modifier ou de détourner en cours, puis c’est le service prévisible de ce qui fait semblant d’être une surprise surnuméraire mais qui en réalité ambitionne d’envoyer aux oubliettes les merveilles culinaires qui l’ont précédé : l’entrée finale de la jeune fille avec son gâteau.
La cuisine, c’est le modèle mécanique et séquentiel, les pignons, les poulies et les cabestans que l’on manœuvre ; on voit tout, on comprend tout, on peut presque tout réparer soi-même, on peut même faire visiter et humer. Quand vous aurez vu la préparation d’un gâteau de A à Z, vous ne serez pas plus avancé sur ce qui fait qu’il est finalement ce qu’il est. La pâtisserie allie la certitude minutieuse de la préparation à l’aléa obscur et arbitraire du résultat.
Tout le contraire en cuisine où la sûreté du résultat est le fruit de la contingence maîtrisée de chaque étape : les choses se déroulent dans le temps avec clarté, les saveurs et les consistances se forment, les points de non-retour s’annoncent suffisamment pour être anticipés et souvent corrigés. C’est la navigation à vue parce que justement on n’est pas dans le brouillard, et qu’il est des opérations sur lesquelles la main et le jugement ici et maintenant sont nécessaires – même avec le même fournisseur, même avec le même four le rôti ne cuira pas tout à fait dans le même temps. C’est le coup de main qui ne s’acquiert pas en lisant une recette ou en regardant une vidéo, c’est l’interprétation, les choses rattrapées au dernier moment, l’art de l’occasion, l’accord des goûts contraires – sucré et salé, acide et amer – le service impérieux qui fait attendre les invités ou qui les oblige à passer à table séance tenante. C’est comme à l’opéra: changements à vue, en trois actes au moins. Et même quand la cuisine se mêle de mobiliser la pâtisserie, elle le fait de manière à conserver la main de son côté, à tirer la couverture à elle, à prendre l’essentiel : le soufflé n’attend pas, la croûte du pâté n’est que périphérique. Et la bouchée à la reine ?… j’y reviendrai tout à l’heure.
La pâtisserie, un summum de perversité régressive
La pâtisserie, c’est le « plus » réservé jadis aux jeunes filles de la maison bourgeoise vêtues de blanc et de rose qui doivent attendre avant de toucher aux saveurs fortes et contraires, et dont l’expertise se limite au plat unique – le dessert, apporté les yeux baissés avec un regard en-dessous imprégné d’un immense orgueil et d’une immense impatience de sortir enfin de ces suaves niaiseries. Aussi cette ingénuité pâtissière est-elle le véhicule non seulement d’un pouvoir de nuisance rétroactif mais aussi d’une perversité voulue – un art de l’à-côté qui se manifeste principalement dans l’assiette du convive.
C’est la célébration, portée à son point d’extrémité (qui peut atteindre le sublime) des goûts non travaillés issus de l’enfance, des doigts plongés dans la sucrerie, des couleurs pastel, du montage de pièces vous obligeant à ouvrir la bouche en grand. Autre régression dans les manières de table : on la mange souvent muni d’une unique fourchettte dite « à gâteau » (on devrait dire plutôt « à gâter »). Que fait l’autre main ? elle avance discrètement (croit-on) sur le bord de l’assiette un doigt pour former butée dans cet univers de glisse. Car planter une fourchette dans un gâteau ou s’en servir comme tranchant, ce n’est pas une tâche humaine : n’importe quoi peut arriver.
Le piège des consistances alternées et non maîtrisables formant un parcours du combattant pour qui veut manger normalement et choisir la dimension de ses bouchées atteint un sommet avec le mille-feuilles. Vous renoncez très vite à couper dans l’assiette ce chef-d’œuvre de perversité sous peine de le massacrer et d’en envoyer hors zone, vous vous résignez à poisser vos doigts en le saisissant délicatement (rivé à l’assiette par de précédents coups de fourchette inefficaces, il faut d’abord le décoller en soulevant le fond, puis placer le pouce dessous et un doigt dessus en exerçant une pression très modérée). Si vous réussissez à en introduire une extrémité dans la bouche, impossible de le trancher avec ce qui pourtant s’appelle incisives : les couches rigides dérivent sur les nappes de crème ou les écrasent formant des coulées latérales, quand elles ne basculent pas – celle du dessus venant caraméliser le bout de votre nez. Il faut citer tout de même en brillants seconds le vacherin dont la meringue exige un coup de poignet toujours surdosé et les choux garnis, éclairs, religieuses et autres Paris-Brest qui méritent aussi une médaille de dérapage. Que dire du morceau de tarte qui ploie et se brise juste avant d’arriver à destination, du fragment de profiterolle tiède dégoulinante de chocolat chaud qui glisse dangereusement sur son iceberg de glace à la vanille, de la miraculeuse bouchée de charlotte tremblotante que vous tenez en équilibre après avoir abandonné sur l’assiette ses accompagnements semi-liquides pourtant indispensables – crème anglaise et coulis de fruit ?
On m’objectera quelques difficultés classiques de manipulation pour certains plats produits par la cuisine, mais extraire la chair d’une pince de homard ou éjecter un escargot de sa coquille sans projeter de beurre persillé brûlant aux alentours relève de la simple habileté : la difficulté est purement technique, elle n’est pas constitutivement infranchissable. Avec l’outillage adéquat fourni dans les deux mains, on y parvient. Même la bouchée à la reine échappe à la comparaison : car, comme l’atteste son grand format le vol-au-vent, son aspect « pâtisserie » s’adresse au regard et à l’odorat, elle est expressément faite pour être mangée démolie, garniture mélangée à la pâte émiettée, avec fourchette et couteau. Mais la pâtisserie, par définition (c’est un montage), appelle au contraire une consommation architecturale ; alors qui me dira comment sectionner un mille-feuilles en préservant sa texture d’empilage en alternance, même avec un couteau électrique ? La réponse est précisément dans cette impossibilité intrinsèque : il n’y a pas moyen, c’est voulu, et cela aussi vaut, quand même, qu’on garde « une petite place pour le dessert »!
© Catherine Kintzler. Article publié initialement sur mezetulle.net en août 2012