À l’occasion de la 3e édition de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen le trimestriel UFAL-Info1 m’a conviée à un entretien. Les questions portent sur l’institution et la politique scolaires bien sûr, mais aussi sur les « valeurs » républicaines et sur l’attirance d’une fraction de la jeunesse pour la radicalisation.
Je remercie UFAL-Info de m’autoriser à reprendre cet entretien, paru dans le numéro 63 du journal.
1. Votre ouvrage Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen vient d’être réédité (Minerve), 30 ans après la première édition. Pour quelles raisons vous a-t-il paru nécessaire, en 1984, d’écrire un livre sur Condorcet ? Pour quelles raisons avez-vous jugé opportun de le rééditer aujourd’hui ?
CK – Au début des années 80 est apparu de manière institutionnelle le thème de l’adaptation de l’école à la demande sociale – ce que j’appelle « régler l’école sur son extérieur ». On allait « dépoussiérer » un enseignement jugé « ringard » et « élitiste » – à commencer par la réforme des méthodes de lecture, on voit aujourd’hui le résultat! Il fallait « ouvrir l’école sur le monde ». La transmission raisonnée des savoirs était critiquée comme une forme d’oppression et de déni de la créativité de l’enfant. Se répandait une novlangue pédagogique parfois comique – le « référentiel bondissant » est devenu célèbre – on ne parlait pas d’élèves mais d’ « apprenants », l’école devenait « un lieu de vie » et un professeur qui prétendait travailler sans mettre les tables en cercle était accusé de procéder « frontalement ». Une pédagogie officielle s’installait.
J’ai voulu mettre à disposition et réactiver la théorie la plus puissante de l’école républicaine : une pensée nécessaire pour résister et pour faire des propositions. Condorcet montre que l’école de la République devrait se régler sur son intériorité constituée par les savoirs libres et libérateurs. Cette lecture m’a aussi donné le plaisir de découvrir une philosophie complète.
Au moment de sa première publication, le livre a circulé de manière discrète, tant la croyance dans le caractère progressiste des « rénovations » adaptatives était répandue : ceux qui s’y opposaient étaient des esprits chagrins. Il a fallu, malheureusement, 30 ans et plusieurs promotions d’écoliers ayant subi les réformes pour que la nocivité de cette politique scolaire obstinée apparaisse clairement. Je pense que la lecture de Condorcet aujourd’hui est d’autant plus utile et opportune.
2. À propos de l’école, et pour un républicain, le nom de « Jules Ferry » était plus évocateur que celui de Condorcet. Partagent-ils la même conception de l’école ? À vos yeux, l’école de Jules Ferry est-elle la réalisation du programme que Condorcet a conçu sous la Révolution française ?
CK – Les grandes lois scolaires de la fin du XIXe siècle sont une pièce maîtresse de la législation laïque. Cette école de la IIIe République avait pour objet principal la transmission de connaissances, on ne badinait pas avec la trilogie élémentaire lire-écrire-compter.
L’école de Jules Ferry a également installé ce que j’appelle le dépaysement scolaire. L’enfant devient élève lorsqu’il est placé dans un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience, où il est considéré pour lui-même et non comme « fils, fille de… » ou « originaire de… ». L’école offre une double vie à l’élève. Même si on rendait pendant l’été les petits paysans aux travaux agricoles, l’école les soustrayait périodiquement et momentanément à leur environnement, mais n’effectuait en cela aucun rapt.
À d’autres égards, l’école de Jules Ferry reste en deçà du programme de Condorcet. L’école selon Condorcet est mixte ; il expose dans son Premier mémoire sur l’instruction publique que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, et que le savoir est de même nature pour eux et pour elles. L’école de la IIIe République sépare filles et garçons et introduit dans leur instruction des éléments de différenciation correspondant aux rôles sexuels sociaux de l’époque. Autre point de divergence : avant la première guerre mondiale, l’école a été un outil d’embrigadement, l’esprit revanchard allait au-delà du patriotisme. L’école pensée par Condorcet est étrangère à cette dimension, que Condorcet aurait considérée comme une « religion civile ».
3. La principale finalité des réformes actuellement mises en œuvre consiste moins à « mettre l’enfant au coeur du système » qu’à substituer à la notion de savoir celle de compétence. Une telle substitution paraît à certains anodine. D’autres s’en réjouissent, considérant que la seconde est moins abstraite que la première et que l’acquisition de compétences prépare davantage les élèves à leur future vie professionnelle. Partagez-vous cette analyse ?
CK – Il est nécessaire de mettre en œuvre les éléments du savoir dans des situations, des problèmes particuliers – par exemple il ne suffit pas de savoir la table de multiplication, il faut savoir aussi quand il faut faire une multiplication. On peut appeler « compétence » cette capacité à mobiliser des éléments qui ont été compris. Mais cela s’enseigne en même temps que les contenus, c’est indissociable.
Si l’on sépare la notion de compétence du rapport substantiel avec un véritable contenu de savoir, on va vers une forme de mutilation des esprits : c’est là qu’on peut parler d’abstraction ! Je sais me débrouiller pour regarder dans un moteur, repérer les pièces principales, voir si une durite fuit, mais si je n’ai pas vraiment compris le principe du moteur ma « compétence » est limitée et risque de devenir très vite obsolète. Il est donc prioritaire de s’interroger sur ce qui est fondamentalement libérateur à long terme et non sur ce dont on pense avoir besoin à tel ou tel moment. C’est pourquoi la notion de programme est constitutive d’une école libératrice : les programmes présentent les objets du savoir par champs disciplinaires dans un ordre raisonné d’intelligibilité. La « compétence » s’arrête à une conception instrumentale. Mais quand on acquiert des éléments, si rudimentaires soient-ils, non seulement cela permet une mise en œuvre, mais c’est une base pour aller plus loin.
Derrière la notion de compétence, il y a une conception comportementaliste. Que penser d’une école qui se contenterait de mener les élèves sur le chemin de la « débrouillardise », qui leur épargnerait l’élargissement auquel tout esprit humain a droit en les limitant à « savoir faire telles ou telles opérations » ou pire à « savoir adopter un comportement social adéquat » ? On n’a pas le droit de « former » un être humain si on ne l’a pas d’abord instruit ou tout au moins si on ne se soucie pas de l’instruire tout en le formant, de sorte qu’il puisse voir au-delà.
4. Depuis les attentats de janvier dernier, la République a de nouveau le vent en poupe : le Ministère de l’Éducation nationale a annoncé une mobilisation autour des valeurs républicaines, a institué à tous les niveaux un enseignement moral et civique, a constitué une « réserve citoyenne » pour faire la promotion des valeurs de la République. Faut-il se réjouir de ces décisions ? La République doit-elle exiger des citoyens qu’ils connaissent et partagent des valeurs ?
CK – Cela répond à un souci que l’on peut comprendre. Mais une école qui instruit vraiment se garde d’inculquer une sorte de religion civile. Le prêchi-prêcha me semble peu approprié, et même il peut devenir contre-productif. L’idée de « valeur » est fragile : on croit à des valeurs, et on peut changer de croyance si on rencontre une parole plus forte, un gourou. Ce qui importe c’est d’avoir des principes solides qui ne vacillent pas à la moindre objection. Il faut donc comprendre en quoi les principes républicains sont fondés, en quoi ils sont à la fois protecteurs et libérateurs, pour être à même de les défendre, et aussi éventuellement de les améliorer.Un enseignement moral et civique ne confond pas instruction et prédication.
On peut aborder la morale très tôt, par des exemples simples, des histoires, et plus tard on peut accéder à l’énoncé plus abstrait des principes. Mais je pense que la morale à l’école consiste avant tout à installer les élèves dans un climat de sérénité, à rendre possible l’enseignement lui-même. On ne hurle pas dans les couloirs, on ne se vautre pas sur les tables, on ne prend pas la parole n’importe comment pour dire n’importe quoi, on se concentre, on réfléchit. C’est par des choses aussi simples que commence le respect des autres et de soi-même. Lorsqu’un élève, dans le calme, comprend une règle de grammaire, une opération d’arithmétique, il se sent fort et libre sans nuire à personne, et il comprend aussi que tout autre est capable de la même chose : en même temps que sa propre liberté, il découvre vraiment le concept d’autrui.
5. Des politiques et des intellectuels considèrent que l’Etat ne peut lutter efficacement contre la radicalisation s’il n’a pas les moyens de contrôler les religions, plus particulièrement l’islam. On entend dire ici et là qu’il faudrait, en ce sens, toiletter la loi de 1905. Vous avez écrit deux ouvrages sur la laïcité (Qu’est-ce que la laïcité ? et Penser la laïcité). Que répondez-vous à ce discours ?
CK – Ces tentatives proposent tout simplement d’abolir la laïcité en la sacrifiant sur l’autel du radicalisme terroriste. Elles tournent en ce moment autour de deux thèmes : le financement public des cultes, et l’idée d’un « contrat » qu’il faudrait proposer aux communautés religieuses – notamment l’islam qu’on s’acharne à fétichiser sous sa forme la plus rétrograde.
Financer des édifices cultuels avec l’argent public serait faire de la liberté de culte un droit-créance, ce qu’elle n’est pas. Il faudrait pour cela considérer les religions comme étant d’utilité publique, ce qui reste à prouver. On placerait la liberté de culte au-dessus de la liberté de conscience, et on introduirait une distinction entre croyants et non-croyants. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui en France pratiquent un culte sont 10% et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40% : ce sont des estimations à méditer. On avance que certaines mosquées sont financées par l’étranger et qu’un financement public y remédierait. Cet argument ne tient pas la route : en quoi un cadeau public empêcherait-il les cadeaux privés ?
Quant à l’idée de contrat, elle est impertinente. Il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois. À plus forte raison ne peut-il y avoir de contrat entre la République et une portion des citoyens (définie sur quel critère : religieux, ethnique?). La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe, elle n’achète pas l’observance des lois. Un tel « contrat » ouvrirait la porte à la reconnaissance politique de communautés, et négligerait ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance.
6. Les Français ont découvert, au moment des attentats, qu’une fraction de la jeunesse était tentée par « l’aventure djihadiste ». Certains commentateurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle un certain attrait pour l’héroïsme était l’une des causes de leur départ en Syrie. La notion d’héroïsme n’est pas étrangère aux recherches que vous avez faites dans le champ de l’esthétique et plus particulièrement de l’esthétique classique. Que pensez-vous de cette hypothèse ? Vous paraît-elle fondée ?
CK – On ne peut pas exclure cette dimension, surtout quand on a enseigné pendant 37 ans à des grands adolescents et à des jeunes adultes. C’est l’âge héroïque et du sublime où on est capable d’aller jusqu’à l’irréparable pour une cause que l’on croit supérieure à toute autre considération. Le problème n’est pas de s’enflammer, mais de respecter les limites au-delà desquelles on bascule dans le crime et le délit. Le théâtre de Corneille montre la symétrie entre les « grandes vertus » et les « grands crimes », et pose le problème. Le héros cornélien subordonne toutes ses passions à une passion dominante, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n’est pas en se détournant de telles questions ni en faisant une morale de la tiédeur à des jeunes subjugués par des gourous et des vidéos fascinantes qu’on les fait basculer du côté du meilleur : il leur faut des raisons solides aptes à tenir tête à tous les sortilèges, il faut qu’ils puissent travailler leurs passions en raison.
Si l’école républicaine n’est pas capable d’engager ces jeunes esprits souvent raffinés et toujours curieux sur la voie de la rationalité critique, de leur montrer que l’exercice de la raison n’est pas pantouflard et ne se réduit pas à pianoter sur une calculette, mais qu’il a su affronter, dans de très grands textes et par de pénibles découvertes, les questions les plus problématiques et les plus hautes que les hommes se sont posées depuis des millénaires, alors cette école abandonne les esprits aux charlatans, elle suscite une soumission qui se prend pour une liberté. Si elle prend peur devant la soif d’élévation et qu’elle l’étouffe avec de la « proximité » et des « compétences », elle dégoûte les esprits qui peuvent alors se tourner vers des sirènes dont la voix est plus forte qu’un appel aux bons sentiments.
Donc à votre question, je ferai une réponse lacunaire : il faut lire Corneille et les grands textes littéraires ; il faut faire des mathématiques – celles qui démontrent et qui pour cela envoient promener les évidences – ; il faut rétablir les sciences dans leur dimension polémique et critique ; il faut rappeler en quoi le moindre geste technique contient des années et parfois des millénaires de savoir ; il faut lire les grands philosophes ; il faut écouter des musiques qui ne sont pas des narcotiques mais qui font de l’oreille un organe pensif. Il faut des nourritures fortes qui élèvent sans nuire, qui mettent les esprits debout. Mais pour porter et expliquer ces nourritures, il faut aussi des professeurs qui soient des intellectuels reconnus comme tels et fiers de l’être, et non des gentils animateurs.
© UFAL-Info, 2016.
- journal d’information de l’Union des familles laïques [↩]
Bonjour madame,
Je reprends ce que j’ai probablement déjà lu dans ce blog. Toute la morale me semble contenue dans la leçon de grammaire ou de mathématique, ou autre. La grammaire exige des règles que ni l’élève ni l’instituteur n’ont établies mais qui s’imposent à tous les locuteurs d’une même langue.
« On ne se vautre pas sur les tables » relève me semble-t-il de la discipline.
Entendu à France Inter un professeur de science face à la remarque d’une élève qui affirmait ne pas croire à la science »
Ce à quoi j’aurais répondu, si j’avais eu à vivre une telle situation : moi non plus !
Ce que j’exige de vous est d’apprendre et de faire les exercices en temps et en heure parce que telle est la règle du jeu.
Bonsoir,
La discipline élémentaire (on ne jette pas de papiers, on ne hurle pas dans les couloirs, etc.) dispose à accueillir le moment critique et rationnel, elle introduit la sérénité, le sérieux spéculatif : en ce sens elle est déjà une moralisation. À l’école, installer les conditions de la réflexion est plus important à mon avis que de faire du prêchi-prêcha.
La réflexion de cet élève révèle que tout est devenu opinion : tout est sur le même plan, il n’y a pas alors de discernement, on peut soutenir n’importe quoi. Or la science n’est ni une opinion ni même une conviction, on n’a pas à « croire » à la science, elle n’est pas un objet de croyance : il faut en établir les propositions et pour cela douter, falsifier des hypothèses, expérimenter, prouver, démontrer. Mais il ne s’agit nullement de « règles du jeu », on ne joue pas, il n’y a aucun arbitraire, aucune convention, aucun « contrat ».
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