Bien qu’elle ne soit pas un être animé ou sensible, nous prêtons tout naturellement à la musique des propriétés expressives, comme celle d’être triste ou joyeuse. C’est cette énigme – ou ce qu’il présente comme tel – que cherche à résoudre dans ce livre1 Saam Trivedi, professeur de philosophie au Brooklyn College (New York). Tout au long de l’ouvrage, l’auteur, tout en critiquant les points de vue concurrents, suggère la solution qu’il propose, et qu’il n’expose vraiment que dans son dernier chapitre.
Rejet du formalisme
S’agissant de la place des émotions dans la musique, une première position concurrente de celle de l’auteur – première logiquement, même s’il la réfute après les autres dans le livre – est constituée par le formalisme, la vue selon laquelle la musique ne peut avoir de contenu émotionnel ou représenter des émotions. Dans l’histoire de la musique, Hanslick est le principal représentant de ce courant, et Saam Trivedi critique un à un ses arguments. Pour Hanslick, la musique ne peut représenter des sentiments définis car elle est impuissante à véhiculer des idées ou des jugements. Trivedi rétorque que Hanslick parle ici de représentation et non d’expression ; qu’il existe des sentiments non intentionnels (au sens où ils ne portent pas sur un objet déterminé) ; et que l’expérience des auditeurs ne conforte pas ce point de vue. Hanslick considère ensuite que les sentiments qu’une œuvre musicale exprimerait sont sans cesse débattus entre les auditeurs de cette œuvre. Ce n’est pas toujours vrai, répond à juste titre Trivedi, qui prend l’exemple de la « Marche funèbre » de l’Eroica de Beethoven et de l’évidence expressive dont elle témoigne. J’ai pensé à un autre exemple que donnait dans un de ses livres un autre adversaire du formalisme, Aaron Ridley : personne ne peut nier que la Symphonie pathétique de Tchaïkovski ne s’achève dans le désespoir2. Et même dans les cas où il y a des controverses, ajoute Trivedi, on ne peut exclure qu’une des parties soit dans l’erreur. Hanslick fait valoir aussi que la même musique a pu accompagner des textes de contenus opposés. Mais Trivedi note avec raison qu’il peut arriver qu’une association texte/musique soit parfaitement incongrue.
Trivedi récuse également les positions de formalistes plus récents, Nick Zangwill et Robert Kraut. Selon le premier d’entre eux, l’émotion ne peut jouer de rôle dans notre expérience qu’à titre de pure distraction. Le second relève que certains auditeurs ne perçoivent jamais de contenu émotionnel dans la musique. En admettant que ce soit le cas, Trivedi attribue cette (absence de) réaction : à un défaut d’imagination ; à une organisation particulière de leur système perceptuel ; à leur endoctrinement formaliste ; Trivedi fait encore l’hypothèse que l’émotion existerait bien chez ces auditeurs mais qu’elle serait inconsciente.
Rejet de la métonymie
Le formalisme une fois réfuté, reste à savoir comment on peut prêter à la musique une qualité expressive. Si l’on admet avec l’auteur (à contrecœur, en ce qui le concerne) qu’un énoncé comme « la musique est triste » ne peut être vrai littéralement (puisque, au sens propre, seule une personne peut être triste ; d’où la tendance de Trivedi à personnifier la musique), on peut penser que c’est par le biais d’une métonymie que cet énoncé est recevable. La métonymie consiste à désigner un objet par le nom d’un autre objet en raison d’une contiguïté entre ces objets. Précisons que l’auteur ne parle pas de métonymie ; il écarte, au contraire, les références trop langagières et redoute l’influence excessive de ce qu’on a appelé, dans la philosophie de langue anglaise, le « tournant linguistique » (« linguistic turn »). Il préfère renvoyer à l’expérience des auditeurs plutôt qu’à des notions qu’il juge trop abstraites pour son sujet.
Mais, qu’on emploie ou non le mot, c’est bien à une métonymie qu’on a affaire si ce n’est pas la musique elle-même qui est triste. Première possibilité – il s’agit des « théories de l’expression » –, la musique exprimerait la tristesse du compositeur (ou de l’exécutant). Trivedi rejette cette position en peu de mots : on ne voit pas que le compositeur ait besoin d’éprouver les états mentaux dont sa musique est l’expression ; et quand bien même il en ressentirait quelque chose, cela ne pourrait se produire que par intermittence au cours de la composition. Autre possibilité, la musique éveillerait (« arousalism » est le nom anglais de cette conception) des sentiments chez l’auditeur. Cette fois, c’est donc l’auditeur qui est triste. Mais Trivedi ne veut pas – sans lui reconnaître non plus un sens strictement littéral, c’est là toute la difficulté de sa position – donner à l’énoncé « la musique est triste » un sens seulement figuré. Selon lui, l’arousalism n’explique rien : transporter la tristesse de la musique vers ceux qui l’écoutent réalise la même inversion logique que dire d’une personne qu’elle est triste parce qu’elle suscite la tristesse autour d’elle.
Il existe une autre variante, plus intéressante, de l’approche métonymique : selon certains auteurs, c’est une persona indéterminée, un énonciateur que nous imaginerions, qui éprouverait les émotions exprimées par la musique. Jerrold Levinson est le plus connu parmi les tenants de cette théorie : pour lui, nous imaginons une persona se trouvant dans la musique et exprimant la tristesse, même si ce n’est pas la tristesse de cette persona. Selon Trivedi, cette vue est par trop monolithique : elle n’est pas fausse, elle coïncide parfois avec ce que nous ressentons, mais elle est loin de couvrir toute l’étendue des expériences des auditeurs.
Rejet de la métaphore
Si l’explication métonymique ne tient pas, c’est donc bien la musique elle-même qui est triste. Et comme l’énigme demeure, on peut se demander si la propriété d’être triste ne serait pas prêtée métaphoriquement à la musique. C’est, notamment, la façon de voir de Nelson Goodman et de Roger Scruton. Mais, selon Saam Trivedi, les conceptions métaphoristes ne font que remplacer un mystère par un autre : comment la musique pourrait-elle être dite métaphoriquement triste ? Pour nous convaincre, l’auteur fait un petit détour au cours duquel il défend l’idée – contre l’opinion de Donald Davidson – que les métaphores peuvent voir leur sens dévoilé par une paraphrase. Il prend l’exemple de cette formule (attribuée le plus souvent à Goethe) : « L’architecture, c’est de la musique figée ». Trivedi en propose la paraphrase suivante (que je coupe un peu avant la fin) :
« L’architecture est comme la musique en ce que ces deux formes d’art sont architectoniques – la forme ou la structure y joue un rôle essentiel – mais, alors que la structure musicale se déploie dans le temps lorsqu’une œuvre musicale est expérimentée, la musique étant un art temporel, la structure des œuvres architecturales est statique, non dynamique, et ne se déploie pas dans le temps dans l’expérience que nous en faisons… ».
Les métaphores doivent donc être susceptibles de paraphrase. Or, si l’on admet que « la musique est triste » est une métaphore, comment la paraphraser ? On dispose en matière musicale, selon l’auteur, de trois types de paraphrase possibles : l’emploi de termes non techniques (ce morceau est lent, dans le registre grave, dans la nuance piano) ; une analyse technique (mode mineur, nombreux accords diminués) ; une combinaison de ces deux approches. Mais un passage peut être triste sans être en mineur ou en mineur sans être triste… De toute façon, ces trois paraphrases, selon Trivedi, ne nous offrent qu’un récit causal et ne correspondent pas à ce que nos expériences musicales nous font vivre. L’auteur conclut sur ce sujet en affirmant que, même si l’on retenait l’idée de métaphore dans un premier temps, celle-ci pourrait être éliminée au profit d’une conception plus fondamentale – reposant sur la ressemblance et l’imagination – de l’expressivité musicale.
Il existe justement, pour expliquer qu’une musique puisse être triste ou joyeuse, des théories fondées sur la ressemblance : celle que l’on perçoit entre la musique et l’expression vocale ou corporelle de certains états mentaux. Selon Peter Kivy, les propriétés expressives sont des propriétés que nous reconnaissons objectivement dans la musique, de la même façon que nous voyons la tristesse dans le « visage » d’un saint-bernard qui n’est pas triste pour autant. Kivy ajoute que des conventions nous font associer certaines caractéristiques musicales à un sentiment déterminé, par exemple le chromatisme à la douleur. Mais, selon Trivedi, ces conventions pourraient elles-mêmes s’expliquer sur la base de ressemblances (il évoque, entre autres, l’affaissement de la tierce mineure). Malcolm Budd ou encore Stephen Davies (pour qui les émotions présentes dans la musique se réduisent à la tristesse et à la joie) sont d’autres défenseurs de la théorie de la ressemblance.
Saam Trivedi n’est pas convaincu par cette théorie qui, selon lui, ne résout toujours pas l’énigme initiale. La tristesse ne peut se trouver « dans » la musique avant toute expérience. Quant aux ressemblances, elles ne sont pas suffisantes : les tortues et les escargots se meuvent lentement sans que nous décelions en eux la moindre tristesse ! Cependant, si Trivedi n’adhère pas aux théories de la ressemblance, il considère qu’elles constituent la fondation de sa propre théorie, basée sur l’alliance de la ressemblance et de l’imagination.
L’imaginationnisme
Résumons. Lorsqu’on dit qu’une musique est triste, on parle bien de la musique (pas de métonymie) et on parle bien de la tristesse (pas de métaphore). Dès lors, puisque ni le sujet ni le prédicat ne sont en cause, c’est peut-être dans la copule (ce sont mes termes, pas ceux de l’auteur) que réside le mystère : en réalité, la musique n’est pas triste à proprement parler, elle est imaginée comme étant triste. Telle est la thèse de Saam Trivedi, qu’il énonce ainsi :
« la musique est imaginée selon divers moyens pas toujours totalement conscients comme étant triste ou joyeuse […] en vertu du fait que nous la percevons comme ressemblant à l’expression vocale et comportementale de différents états mentaux et de leur tonalité affective ».
Selon Trivedi, cette propriété imaginée qu’est la tristesse, qui n’est ni objective ni purement subjective, est une propriété intersubjective.
Pour lui, la principale façon que nous avons d’imaginer la musique comme ayant telle ou telle propriété est de l’animer. Sans en être toujours conscients, nous projetons la vie sur la musique, un peu – rapprochement inattendu – de la même manière que, regardant un dessin animé, nous imaginons qu’un véhicule (avec ses joyeux yeux-phares et son sourire-radiateur) est plein de gaieté. Une autre façon d’imaginer, selon Trivedi, nous ramène à cette persona indéterminée que nous avons évoquée plus haut et dont il reconnaît la pertinence dans un petit nombre de cas. Ou bien encore, l’auditeur peut s’identifier à la musique ; imaginer parfois qu’il est la musique elle-même. D’autre part, la musique peut être entendue comme exprimant la joie ou la tristesse de certains instruments en particulier. Enfin, quand la musique se fait imitative, l’auditeur l’assimile au phénomène qu’elle est censée représenter (le son d’un ruisseau, par exemple).
Trivedi se demande ensuite pourquoi nous imaginons. Première explication, qu’a donnée Kivy, nous animons l’inanimé pour notre survie (mieux vaut, quand l’occasion s’en présente, prendre un bâton pour un serpent que l’inverse). Trivedi ajoute d’autres raisons : la recherche de plaisir ; l’intérêt de se retrouver dans un univers différent ; le réconfort de n’être pas seul à éprouver un sentiment ; une dimension de catharsis ; l’identification à d’autres auditeurs ; l’opportunité de prendre de la distance vis-à-vis de nos états mentaux. Finalement, c’est notre condition même d’êtres humains qui nous fait imaginer que la musique a telle ou telle coloration affective : « Nous ne pouvons pas plus nous empêcher d’entendre, en imagination, la musique comme triste ou gaie que de voir des visages dans les nuages ou les rochers. »
Peut-être – dans le pire des cas – pourra-t-on estimer que le mystère est tout aussi épais à la fin du livre qu’au début. Peut-être jugera-t-on que la position de Trivedi n’a pas plus de force persuasive que cette fameuse « vertu dormitive » qui prétendait expliquer la raison pour laquelle l’opium favorisait le sommeil. Mais, qu’on soit ou non convaincu par sa thèse, on ne peut qu’admirer la rigueur avec laquelle l’auteur examine les arguments des uns et des autres et avance les siens propres.
Notes
1 – Saam Trivedi, Imagination, Music, and the Emotions. A Philosophical Study, New York, SUNY Press, 2017.
2 – Aaron Ridley, The Philosophy of Music, Edinburgh University Press, 2004, p. 12.