Dans On Inhumanity. Deshumanization and How to Resist It1, le philosophe américain David Livingstone Smith (né en 1953), qui nous confie avoir été entouré dans son enfance de gens qui « marinaient de la naissance à la mort dans l’idéologie selon laquelle l’oppression raciale faisait partie de l’ordre naturel des choses », David Livingstone Smith s’adresse aux artisans de la déshumanisation que nous sommes tous en puissance. Mieux comprendre la déshumanisation, c’est être mieux à même d’y résister.
À la mémoire de Samuel Paty, victime de l’inhumanité
L’auteur relève qu’il y a de nombreuses définitions de la déshumanisation – une notion qu’il faut d’ailleurs distinguer, souligne-t-il, d’autres attitudes dépréciatives, comme le sexisme, le validisme ou la transphobie. Celle qu’il retient ne désigne pas une manière particulière de traiter mais de concevoir quelqu’un : « Déshumaniser une personne, c’est la considérer comme une créature sous-humaine. » On confond trop souvent, selon lui, le mal avec ses symptômes, la déshumanisation avec ses effets. La déshumanisation, qui peut être asymptomatique, ne consiste donc pas à traiter cruellement les autres, elle est le processus – indissociablement psychologique et politique – qui conduit à penser qu’on peut le faire légitimement. Pour les nazis, les juifs étaient de la vermine, des porcs, des « Untermenschen » ; aux yeux des Américains, les Japonais étaient des rats, des singes, des insectes ; pour les Hutu, les Tutsi étaient des cafards, des serpents. Dans l’esprit de leurs bourreaux, les Noirs qui furent victimes de lynchages – lesquels n’étaient pas « que » des exécutions sommaires mais se traduisaient par d’épouvantables sévices – étaient moins que des êtres humains : des brutes, des animaux, des monstres.
Psychologie 1
Mais comment est-il possible que des êtres humains ne voient pas en leurs semblables d’autres êtres humains ? Selon Smith, deux mécanismes mentaux sont à l’œuvre, auxquels nous ne pouvons échapper qu’au prix de grands efforts : la pensée hiérarchique et l’essentialisme psychologique.
La pensée hiérarchique, d’abord. Nous avons beaucoup de mal à ne pas considérer la vie humaine comme supérieure à celle de tous les autres animaux, alors même, écrit l’auteur, que cette supériorité est impossible à justifier – souvent avancé, le critère de la rationalité ne vaut rien de ce point de vue. L’idée d’une « chaîne des êtres » structure, aujourd’hui comme hier, notre pensée et nos comportements. Pour nous tous ou presque, certaines sortes de vies comptent et doivent compter plus que d’autres. Ainsi, l’acte de tuer n’est pas facile à réaliser ; mais, sous prétexte que cette activité est nécessaire à la survie humaine, nous nous accordons le droit de tuer des êtres moins qu’humains (et même, dans certains cas, des êtres humains) et nous cherchons à rationaliser cette attitude. Pour l’auteur, remettre en cause ce cadre général (qui, de la nature, étend ses ravages dans toutes les sphères de la vie humaine) serait un premier pas dans la lutte contre la déshumanisation.
L’essentialisme, ensuite : la tendance irrépressible à regrouper les choses en types naturels et à penser que ce qui fait qu’un individu appartient à l’un ces types est le fait qu’il en possède l’essence. Et s’il ne se comporte pas conformément à ce que lui dicte son essence, alors il doit être vu comme anormal. Selon Smith, la reconnaissance de notre tendance à essentialiser (qui, par ailleurs, nous est indispensable dans notre vie de tous les jours) est une étape cruciale contre la déshumanisation.
Race
Or, l’idée de « race » est fondée sur une essence raciale. D’après Smith, la répartition des hommes en races est le premier pas sur la route de la déshumanisation. Pour lui, les opinions sur la race et les attitudes racistes sont inséparables. « Racisme » est, lui aussi, un mot polysémique. Smith en donne la définition suivante : « Le racisme est la croyance qu’il existe des races et que certaines sont intrinsèquement supérieures à d’autres ». La haine, l’hostilité, tout cela n’est pas en cause, mais l’idée que certains êtres ont moins de valeur du point de vue de leur humanité même (quand bien même, sous d’autres rapports, on leur reconnaîtrait des aptitudes particulières). Ainsi, pour Aristote, comme bien plus tard pour certains colonisateurs, il existe des esclaves par nature, chez qui la volonté d’échapper à leur condition ne pourrait que relever d’un désordre psychiatrique. Smith distingue le racisme de la déshumanisation en ces termes : « Le racisme est la croyance que certaines races se composent d’êtres moins humains, la déshumanisation est la croyance que les membres de certaines races sont moins que des êtres humains. »
Pour l’auteur, la théorie populaire de la race et la science sont irréductibles l’une à l’autre. Les races sont des inventions humaines. Les couleurs de peau, en particulier, sont parfaitement naturelles, mais les frontières qu’on trace entre elles sont artificielles – et la même chose est vraie de tous les autres traits « raciaux ». Loin de les conforter, les modèles de variation génétique qu’ont dégagés les généticiens remplacent et annulent les notions ordinaires de race. Nous avons tous les mêmes gènes mais certains d’entre eux présentent des versions différentes : les allèles expliquent la diversité biologique humaine, mais ils n’ont rien à voir avec l’idée selon laquelle les membres d’un groupe appartiendraient à une race déterminée : la plupart des variations génétiques se rencontrent au sein des groupes racialisés et non entre eux. En outre, la race ne peut être considérée comme la propriété d’un individu, au sens où celui-ci aurait une race ; tout ce qu’on peut dire, c’est que les individus appartiennent à des races (si elles se définissent comme des groupes de populations). Mais il faut bien comprendre que n’importe quel groupe peut être racialisé.
La distinction – qui nous est familière – entre l’apparence et l’être est au cœur de la pensée raciste. L’auteur cite Carl Schmitt : « Certains des êtres qui ont un visage humain ne sont pas humains. » Ainsi les juifs, avant même le nazisme, ont-ils pu être considérés comme des porcs à visage humain. Si certains êtres ne sont humains qu’en apparence, s’ils constituent une race de sous-hommes déguisée en race humaine, alors le pire devient possible. Pour combattre la déshumanisation, affirme Smith, il est essentiel de comprendre que ceux qui la réalisent « croient réellement que ceux qu’ils persécutent sont moins qu’humains. Et c’est pourquoi la déshumanisation a un pouvoir destructeur tellement grand ». Elle n’est pas qu’un alibi permettant de justifier certains actes, elle est moralisatrice au plus haut point : il s’agit pour ses acteurs de délivrer le monde d’un mal terrible. Le chemin d’Auschwitz, a pu écrire l’historienne Claudia Koonz, est pavé d’exhortations à la vertu. Les victimes de la déshumanisation sont, aux yeux de ceux qui l’entreprennent, des sous-hommes passant pour des hommes. Cette prétendue dissimulation est un problème pour tout régime raciste. En témoigne cette phrase dans un film de propagande nazie de 1941 : « Le trait principal du juif est qu’il tente toujours de cacher son origine quand il se trouve parmi des non-juifs. »
Idéologie
La psychologie ne fait pas tout, et la question de la « race » nous plonge déjà au cœur de l’idéologie. Pour Smith, la déshumanisation est une réponse psychologique à l’exercice de forces politiques. Les croyances déshumanisantes sont des croyances idéologiques. Encore un mot polysémique, remarque l’auteur : l’idéologie, vue de façon péjorative, est ce qui s’oppose aux faits ; elle peut désigner aussi l’ensemble des opinions d’une personne. Smith adopte une définition différente : pour lui, les idéologies sont des croyances qui ont pour fonction de favoriser l’oppression. Il souligne qu’une chose, quelle qu’elle soit, conserve sa fonction même quand elle ne peut la réaliser. À la manière des fonctions biologiques, les idéologies se reproduisent et se répandent dans la population. Selon Smith, nous « ne choisissons pas plus nos idéologies que nos infections virales » : elles s’apparentent à des « épidémies cognitives ».
Par exemple, le suprémacisme blanc trouve ses racines dans la traite négrière et le colonialisme européen. Les bénéficiaires de l’esclavage furent légion. Comme, pour la plupart, ils n’étaient pas des monstres moraux mais des « gens ordinaires », l’idée de l’infériorité des Noirs proliféra comme un virus : sans cette croyance opportune, l’esclavage eût été intolérable aux yeux de beaucoup. C’est par ce type de biais idéologique que des gens ordinaires peuvent se rendre complices d’actes monstrueux. L’oppression est donc l’addition des tendances psychologiques évoquées plus haut et de forces politiques déterminées. Selon l’auteur, il ne faut surtout pas avoir trop confiance en notre capacité à ne pas y céder. Placés dans certaines circonstances, aurions-nous su ne pas profiter de l’esclavage ? Pour Smith, rien n’est moins sûr : il est facile d’être un héros dans ses fantasmes.
Selon David Livingstone Smith, la catégorie de l’humain elle-même est une construction idéologique et non scientifique. Ainsi tous les scientifiques, d’un point de vue historique, n’incluent-ils pas dans le genre Homo les mêmes espèces. (Il y a d’autres exemples de classifications populaires qui n’ont pas de correspondance scientifique. Smith prend celui des « mauvaises herbes », qui ne sont qualifiées ainsi qu’en vertu du rôle qu’elles jouent dans certaines de nos pratiques sociales.) C’est pourquoi il n’est pas efficace, selon l’auteur, d’invoquer une humanité commune pour combattre la déshumanisation : les frontières du concept de l’humain changent en même temps que les relations de pouvoir. Ce n’est pas de faits qu’il faut débattre, mais de conceptions du monde dans lequel nous voulons vivre.
La déshumanisation s’accompagne de ce que l’auteur appelle des « discours dangereux », dont l’actualité nous offre des exemples quotidiens ; des discours où la propagande se mêle à l’idéologie et agit de la façon suivante : elle nous fait d’abord sentir un danger, puis elle fournit le moyen d’y échapper. Il arrive que des idéologies délétères dorment longtemps avant que ne les réveille un climat politique favorable : « Le discours dangereux enflamme et organise la violence qui est latente dans des idéologies préexistantes. » Aujourd’hui, souligne Smith, la déshumanisation est le plus souvent indirecte ; plutôt que de se référer aux membres d’une population comme à des animaux ou à des monstres, on les décrit d’une manière telle que les images correspondant à ces catégories surgissent dans l’esprit des auditeurs : cruauté bestiale, prédation, parasitisme, saleté, maladie. On parle d’invasion, on pointe la vitesse alarmante de leur reproduction pouvant mener à un « grand remplacement », etc. Le déshumanisateur, n’ayant pas dénoncé quelque « vermine » que ce soit, pourra ainsi se défendre d’avoir eu de telles idées en tête. Si une population est dite « violente » et que ceux de ses membres qu’il côtoie ne le sont pas, comment le déshumanisateur s’arrangera-t-il de cette contradiction ? Rien de plus simple : il prétendra que la violence est en eux et que, pour se manifester, elle attend seulement l’occasion propice.
Psychologie 2
Revenant sur le versant psychologique, l’auteur accorde une importance particulière à ce qu’il voit comme une autre contradiction : les acteurs de la déshumanisation semblent affirmer presque simultanément que leurs cibles sont des êtres humains et ne sont pas des êtres humains. Il ne faudrait pas en déduire, écrit Smith, que la déshumanisation se résume à une expression de mépris, de dégoût, qu’elle n’est finalement qu’une façon de parler. Cela reviendrait à ignorer le témoignage des déshumanisateurs eux-mêmes : nous n’aurions pas agi ainsi si nous les avions reconnus pour humains. D’autre part, la contradiction – inconsciente ou assumée – n’est pas étrangère à la psychologie humaine. Par exemple, regardant un film, nous n’aurons pas de mal à considérer des zombies comme à la fois morts et vivants. Smith nous invite à penser à un magicien, qui nous fait presque croire que l’impossible s’est produit lorsque s’entrechoquent en nous deux croyances : celle des sens et celle de l’esprit.
Il en va de même dans le cas de la déshumanisation : nous voyons à la fois des hommes (nous ne pouvons pas faire autrement) et, par l’intermédiaire de croyances théoriques, des monstres, des démons à forme humaine – la cruauté que déchaîne la déshumanisation n’aurait probablement pas lieu sans ce dédoublement. Ces êtres, selon Smith, représentent en même temps une menace physique et une menace métaphysique : ils remettent en cause notre vision de la structure fondamentale de la réalité. Si les roses, suggère l’auteur, peuvent chanter et les chiens parler, alors n’importe quoi peut se produire. Aujourd’hui, dans un monde plus profane qu’hier, les monstres ont cédé la place aux criminels, auxquels on prête parfois des super-pouvoirs ; on parlera ainsi de « super-prédateurs ». Selon Smith, la figure du criminel racialisé est l’incarnation contemporaine de la monstruosité dans les nations développées.
La déshumanisation a pour fonction – autre phénomène psychologique – de désinhiber les pires de nos pulsions. Empruntant une distinction qui a été proposée entre prohibition et inhibition, l’auteur juge que la résistance que nous pouvons opposer à nos propres actes de violence relève de la seconde et non de la première. De la même façon, Hannah Arendt montre que la répugnance instinctive que nous inspirent certains actes n’implique pas que nous les désapprouvions moralement : on trouve le crime légitime mais on serait incapable de l’accomplir soi-même.
Ayons soin de ne pas déshumaniser les déshumanisateurs, car nous sommes tous – c’est la leçon de ce livre – susceptibles de déshumaniser notre prochain. Reprenant en le modifiant un propos moins volontariste de Martin Luther King, David Livingstone Smith estime en conclusion que l’arc de l’histoire ne tendra vers la justice que si nous poussons très fort dans ce sens. La seule connaissance du passé ne nous vaccinera pas contre la déshumanisation ; et une foi naïve en l’avenir ne nous sera pas d’un plus grand secours.
1 – David Livingstone Smith, On Inhumanity. Deshumanization and How to Resist It, Oxford University Press, 2020.
J’éprouve un certain malaise à la lecture de cette recension.
Je commencerai par la dédicace à Samuel Paty. Cet assassinat est-il réductible à un phénomène de déshumanisation tel que le présente le livre de D. Livingstone Smith? Je n’en suis pas sûre – outre que la formule pourrait passer pour un évitement du nom de l’idéologie qui a armé le bras de l’assassin : l’islamisme.
Les assassinats et attentats islamistes produisent de la déshumanisation, mais sont-ils inspirés par la déshumanisation de leurs victimes ? Je pense qu’il faut distinguer la déshumanisation comme effet ou comme moyen, et la déshumanisation comme cause, inspiration, motif, origine.
Or les attentats islamistes relèvent à mon avis dans leur inspiration et dans leur « justification » par ceux qui les commettent d’une vision de l’humain qu’il s’agit d’imposer à l’intégralité de l’humanité, dans l’intégralité de ses activités, de ses comportements, de ses pensées : c’est une conception de l’humanité telle qu’elle devrait être qui les guide. Sont éliminés, selon la maxime extrême du persécuteur religieux « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », non pas des êtres à qui est déniée l’humanité mais des humains qui ne se plient pas à l’injonction intégriste uniformisante ou qui offrent une échappatoire à celle-ci – certes cela n’empêche pas le recours à des images déshumanisantes, mais le fondement est le reproche de déviance, d’infidélité et de mécréance. Il faut rappeler que les attentats islamistes font de nombreuses victimes parmi les musulmans et dans des pays où l’islam est une religion majoritaire, ou même une religion d’Etat. Ce n’est pas la croyance que sa victime est un non-humain qui inspire l’assassin islamiste (de même que ce n’était pas cette croyance qui guidait la persécution inquisitoriale, ni la persécution communiste) mais la croyance qu’il a affaire à un humain au mieux égaré, au pire irrécupérable.
Le schéma de Smith me semble réducteur car au fond il fait du racisme à motif déshumanisant la matrice de toute persécution, et il se contente de son extension idéologique (« la racialisation ») pour élargir le propos : l’idéologie persécutrice y apparaît comme étant issue d’un racisme originaire.
Smith a raison quand il dit qu’il s’agit de conceptions du monde, il a raison aussi quand il souligne que la déshumanisation est un phénomène profondément humain, mais il me semble que ramener la figure de la persécution à un schéma de déni d’humanité manque bien des crimes et des atrocités qui sont pourtant commis récemment et tous les jours. Ce livre a été publié en 2020 et ne voit pas, en matière de crimes et de « monstruosités », l’éléphant qui est sous ses yeux (de méchants esprits comme le mien pourraient conclure qu’il a été écrit pour ne pas les voir…).
Votre critique, tout à fait pertinente, manque cependant son objet. Oui, l’assassinat de Samuel Paty n’a pas pour ressort le mécanisme de déshumanisation analysé par Smith. L’erreur me semble imputable au seul auteur de la recension (que je remercie car c’est la seule recension de qualité que j’ai trouvé de l’ouvrage de Smith en français). Mais du coup non, on ne peut pas critiquer la thèse développée dans ce livre comme vous le faite. Car non, il ne fait pas de la déshumanisation « la matrice de toute persécution », comme vous le dites. D. L. Smith est au contraire un monsieur très humble. Il propose dans son livre une tentative de comprendre le mécanisme de déshumanisation, et lui seul, sans en faire l’objet de tous les maux.
Dans un autre livre, Smith est allé au delà du seul mécanisme de déshumanisation, il s’appelle, je crois, « making monsters » – mais je ne l’ai pas lu.
(je vous remercie par ailleurs pour la qualité de votre site, que je viens de découvrir.)