Sous le titre Combats maçonniques (Paris : Conform Edition, 2018) Philippe Foussier, ancien Grand maître du Grand Orient de France1, publie un ensemble de réflexions qui intéresseront bien sûr les francs-maçons mais aussi tous les laïques et les républicains et tous ceux qui s’interrogent sur la pertinence et l’actualité de l’humanisme. Du moral vers le politique, de l’individu vers la cité, la série des propos rappelle qu’un engagement reste un affairement frappé d’extériorité s’il n’est guidé par un travail sur soi-même qui renvoie constamment à « l’inconfort de la pensée ».
Il n’est en effet pas nécessaire de « frapper à la porte du temple » pour militer, s’engager comme citoyen et soutenir les principes républicains. Que viennent donc faire les francs-maçons en loge, qui nourrit de manière spécifique leur engagement de citoyen ? « Ils sont présents dans les temples pour échapper temporairement à cette société » en se plaçant dans un cadre symbolique et méditatif « indispensable pour combattre leurs propres préjugés, leurs réflexes et leur postures ». Ce cadre n’est un secret pour personne : chacun peut visiter un temple – ce n’est du reste pas un espace sacré -, s’instruire dans des livres dont aucun n’échappe au dépôt légal ; le musée de la maçonnerie est public, etc. Mais l’auteur rappelle utilement que l’expérience de ce retrait s’effectue aussi par la temporalité : « la distinction entre temps maçonnique et temps profane connaît aujourd’hui une ampleur considérable » ; « le parcours maçonnique est une école de patience ».
À partir de cette position singulière qui induit, par son caractère de recherche et d’approfondissement pensif, une dimension universelle, le cercle de la réflexion s’élargit dès le second chapitre et donne sens, degré par degré, au pluriel des « combats » dont il est question tout au long de l’ouvrage. Cela s’entend d’abord au sens restreint : c’est l’occasion d’un retour sur la nature, l’histoire et l’action du GODF – retour qui se méfie des « légendes excessivement dorées ou noires ». Et si l’auteur se garde de taire les manquements, les turpitudes et même les trahisons dont le GODF fut le lieu et parfois l’agent, c’est pour mieux rappeler sous forme d’obligation l’origine, les principes fondamentaux, le passé lumineux et les combats (laïques, républicains, pour la justice sociale, la recherche scientifique, l’émancipation) dont l’obédience peut à juste titre s’enorgueillir.
Se dégage alors un devoir d’universalisme : tel est le vecteur qui oriente le combat maçonnique, cette fois pris dans sa dimension civile et civique générale. Enserrés dans la tenaille formée par le retour de l’extrême droite et du fanatisme religieux d’une part et de l’autre l’adoption de l’idéologie racialiste, sexiste et communautariste par une appréciable fraction de la « gauche » et de l’extrême-gauche, nous avons plus que jamais besoin d’une franc-maçonnerie de combat. Plus que jamais, le programme des Lumières est à l’ordre du jour non pas sous la forme d’une incantation mais bien sous celle d’une lutte. Et c’est parce que le combat maçonnique n’est pas à la remorque du politique ni logé en son sein comme une de ses composantes mais en amont de celui-ci, qu’il peut trouver sa lucidité et exercer sa vigueur. Le GODF ne vise ni à exercer le pouvoir, ni à le servir (pour cela d’autres appartenances sont plus opportunes et plus efficaces), mais d’abord à s’éclairer lui-même sur la nature et l’état de la société, sur ce qui pourrait la rendre plus juste : oui les armes se forgent en amont. La franc-maçonnerie n’a pas pour objet de ressembler au monde profane et elle doit s’efforcer de ne pas en être le reflet, sous peine de se réduire à un club puéril dont les membres « s’affublent de titres ronflants et arborent des décors plus ou moins chatoyants dans des lieux réputés secrets ».
L’ouverture des combats de la franc-maçonnerie vers la cité est embrayée par un chapitre sur le chevalier de Ramsay. Ce n’est pas un paradoxe : réfléchir sur les audaces d’un texte de 17382 conduit à prendre la mesure de celles qu’il faudrait promouvoir aujourd’hui pour en conserver l’esprit. Les réflexions substantielles se succèdent dès lors – sur la laïcité, la science, l’Europe, la lente déconstruction de la citoyenneté républicaine – , en s’appuyant sur un heureux entrecroisement entre passé et présent.
Ainsi le « sens de l’engagement » est tour à tour éclairé et illustré, référé à d’utiles sources autant qu’orienté vers l’action contemporaine, y compris par un ensemble d’annexes où l’on trouvera notamment le texte intégral du remarquable discours que Philippe Foussier prononça le 1er mai 2018 en s’adressant fermement, par une série d’apostrophes, au président de la République3. Au sein de ce parcours, on soulignera une belle évocation de la figure de Henri Caillavet, un bilan inquiétant des freins (pour ne pas dire plus) qui entravent délibérément la recherche scientifique depuis le début de ce siècle (on se souvient notamment des attaques contre le rapport Lengagne), et une analyse sans concession de la substitution dans de nombreux milieux de gauche et syndicaux de la question « raciale » à la question sociale comme grille de lecture des rapports humains.
La tâche est donc urgente de « relever la république ». Elle ne peut s’effectuer qu’en reprenant sa source à un humanisme qui est plus que jamais d’actualité et qu’il s’agit de porter aux dimensions des défis contemporains. Elle est à l’agenda de l’ensemble des citoyens qui, sans nécessairement se donner explicitement l’horizon de l’utopie maçonnique réflexive d’une « république universelle », en partagent néanmoins le principe universaliste émancipateur.
Notes
1 – GODF en abrégé désormais.
2 – Version de 1738 du Discours de Ramsay citée dans Gérard Gayot, La Franc-maçonnerie française. Textes et pratiques – XVIIIe-XIXe siècles, Paris : Julliard, 1980.
3 – Voir l’article sur Mezetulle
Philippe Foussier, Combats maçonniques, Paris : Conform Edition, 2018.
© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2018.