J’ai vu dimanche 19 octobre 2014 Castor et Pollux à l’opéra de Lille : une splendeur. Joué et chanté d’une manière juste et brillante sous la direction d’Emmanuelle Haïm, Rameau sonne magnifiquement dans cette salle aux dimensions idéales. Et même si on peut regretter que la danse soit, une fois de plus, escamotée, la mise en scène « décalée » de Barrie Kosky, vivement controversée depuis qu’elle fut présentée en 2011 à Londres, ne manque pas d’intérêt.
C’est joué et chanté d’une manière remarquablement juste et brillante. Rameau est servi avec magnificence, puissance, à-propos et ça sonne superbement. J’ai été éblouie en particulier par la présence physique et la force interprétative dégagées par Gaëlle Arquez – le personnage cornélien de Phébé, il faut aussi l’avouer, est plus porteur que celui, plus conventionnel, de Télaïre. Et puis Emmanuelle Haïm et l’ensemble Le Concert d’Astrée (sans oublier le chœur) montrent bien que cette musique a du muscle, avec une rigueur et un sens de la nuance extrêmes : un régal !
En tout cas, on est loin de la mièvrerie qu’on a parfois connue naguère. Le caractère très moderne de cette musique est parfaitement mis en valeur, sans pour autant qu’elle soit tirée vers le clinquant. Tout, dans la musique, est juste. Et bravo aussi pour la diction, généralement bien travaillée… et intelligible.
Du côté de la mise en scène, même si on sent parfois cruellement l’absence de la danse – hou là là, la Chaconne finale c’est long -, « ça passe » et c’est souvent très intelligent. Pour la violence et le sang, on est servi, mais n’est-on pas à Sparte, dans une civilisation qui exalte la brutalité ? L’idée de la boîte qui enferme et étouffe les personnages est heureuse ; la mise en scène du 1er acte, avec un rideau rigide à l’arrière-plan qui laisse voir le jeu de jambes parfaitement exploité, m’a séduite. Et j’ai trouvé injuste l’accusation (que j’ai lue çà et là sur le web) de misogynie : c’est un fait que cette 2e version de 1754 laisse les deux filles en piteux état, alors que dans la version de 1737 Télaïre avait elle aussi droit à une « assomption » au ciel étoilé que la version de 1754 réserve au deux frères Castor et Pollux – apothéose ici traitée malicieusement en « téléportation ». Je crois que Barrie Kosky a été très sensible à cet élément, et on lui fait à mon avis un mauvais procès en lui reprochant de l’avoir souligné. Et puis l’infantilisme des garçons n’est pas épargné. La scène des plaisirs ordonnés par Jupiter pour retenir Pollux, oui elle est un peu osée… ? mais n’oublions pas le caractère effrayant et stupéfiant d’Hébé désse des plaisirs et de la recherche du choc sensuel – le truc des cheveux masquant la figure des deux interprètes féminines qui chantent malignement les plaisirs, j’avoue que c’est très ingénieux (et en plus on peut solliciter au besoin les interprètes des deux rôles féminins principaux dans les autres scènes sans que ça se voie – mais ça s’entend et heureusement…). B. Kosky a réussi à rendre inquiétante une scène que Rameau voulait peut-être légèrement ennuyeuse et soporifique : ceci est une critique, mais c’est en même temps un éloge !
Je dois dire que je n’ai pas été convaincue par un Mercure sanguinolent, estropié de deux de ses ailes, mais c’est un détail qui n’oblitère pas un ensemble bien pensé, y compris dans cette absence chorégraphique qui s’avoue comme telle par du vide tragique tandis que la musique égrène impitoyablement gavottes et rigaudons – preuve qu’une absence n’est pas nécessairement une forclusion et que ce que j’ai appelé naguère le « ballet paradoxal », dans lequel les personnages sont étouffés par une réjouissance imposée, peut aussi se signaler en creux. Mais je dis cela à mon aise, confortablement installée derrière mon clavier : j’aurais certainement un avis plus tranché si j’étais chargée d’une compagnie de danse !
En fait, je pense qu’on assiste ces derniers temps à une sorte de re-théâtralisation de cet opéra. J’avais déjà senti cela dans la mise en scène de Laura Scozzi pour Les Indes galantes en 2012. Ce type de « décalage » n’est pas un pur affichage, mais une pensée qui a médité l’œuvre sans trop se préoccuper de son environnement poétique. Dans le cas de ce Castor et Pollux, cela s’effectue certes aux dépens du divertissement et d’une frivolité prise au sérieux que je continue à considérer comme des éléments constitutifs. Mais un écueil autrement redoutable aurait été de ne voir que le divertissement et de tirer les choses vers le ridicule et la petitesse. Allez, OK pour la réinjection d’une forte dose de tragique tel qu’il peut être accessible à nos esprits chagrins et à nos sens submergés par la surdimension qui ordinairement nous accable, et même si comme Mercure on y laisse quelques plumes !
On peut discuter ces choix bien sûr, mais, pourvu que l’œuvre ne soit pas mutilée et déformée (comme ce fut le cas pour Dardanus à Paris en 1980, mis en scène par Lavelli), pourvu qu’une sur-mise en scène ne fasse pas obstacle à la musique, pourvu qu’il n’y ait pas de contradiction avec le texte du poème ou de total hors-sujet, il faut avant tout se poser la question : les spectateurs, à l’issue d’une telle représentation, ont-ils envie de la revoir, ont-ils envie de voir d’autres opéras de Rameau ? la réponse ne faisait aucun doute hier : c’est l’enthousiasme qui dominait les conversations à la sortie.
Castor et Pollux, tragédie lyrique en cinq actes de Jean-Philippe Rameau, seconde version, de 1754. Poème de Pierre-Joseph Bernard. Direction musicale Emmanuelle Haïm
Mise en scène Barrie Kosky
Chœur et orchestre Le Concert d’Astrée
Castor Pascal Charbonneau
Pollux Henk Neven
Télaïre Emmanuelle de Negri
Phébé Gaëlle Arquez
Jupiter Frédéric Caton
Mercure / Un Athlète (ténor) Erwin Aros
Le Grand Prêtre (basse) Geoffroy Buffière
Voir le site de l’Opéra de Lille
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