Jean-Michel Muglioni n’a pas pris parti publiquement dans les discussions qui portent sur les projets de réforme ministériels : c’est aux professeurs en exercice de se prononcer. Mais il propose une esquisse de réflexion sur la sélection. Il ne s’agit pas de savoir s’il y aura sélection, mais quelle sélection instituer. Sinon la société, sans règle, impose la pire des sélections. On le voit aujourd’hui, la sélection est reine partout, et généralement de manière cachée et par conséquent elle est sociale. Il est étonnant dans ces conditions qu’au nom de l’égalité on craigne de voir organiser une sélection fondée seulement sur la qualité du travail et des connaissances des élèves et des étudiants. Comment sortir de la confusion qui caractérise tous les discours pour ou contre ce qu’on appelle l’élitisme républicain ? Cette analyse est aussi une justification des concours nationaux de recrutement, sélection qui, comme l’agrégation, garantit en outre le niveau scientifique des professeurs.
Je sais qu’un retraité n’a pas à parler pour ses collègues en exercice, lui-même en effet ne risquant pas de pâtir des conséquences éventuelles de son discours. Je sais que les conditions de travail changent d’une année sur l’autre et que par conséquent je ne peux juger la situation actuelle des écoles, des collèges, des lycées, et des universités, sinon par ouï-dire. Au moment où je vois certains collègues bien intentionnés s’opposer aux réformes du ministre actuel avec plus de virulence qu’aux réformes précédentes qui allaient dans le sens inverse, je veux seulement proposer quelques pistes de réflexion, sans illusion sur l’avenir de nos établissements d’enseignement.
Le déni de la sélection
J’ai l’an dernier, pour rendre service à un ami, préparé au CAPES de philosophie un jeune homme de sa connaissance, collé au concours avec des notes fort basses, qui s’en inquiétait justement. Il avait obtenu dans une grande université licence et maîtrise, et une maîtrise très spécialisée. Je ne dirai pas en quoi consistait cette spécialisation pour qu’on ne reconnaisse ni ce candidat, ni ses professeurs, mais je transposerai son cas. Disons donc qu’il a fait une maîtrise sur la réception du cogito au Japon. Je lui ai donné à commenter une page de Descartes et j’ai pu voir qu’il ne connaissait presque rien à l’auteur dont il avait étudié la réception. J’ai la faiblesse de penser qu’il n’était pas seul responsable de son ignorance, étant arrivé dans de bonnes conditions à passer le bac, la licence et sa maitrise sur la réception de Descartes. Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’organisation des études. Je voudrais seulement à partir de cet exemple réfléchir sur l’absence de sélection, et même tout simplement l’absence de sanction des études.
Un étudiant qui a fêté son bac, dont la famille est fière qu’il ait obtenu la licence et la maîtrise, qui croyait pouvoir devenir professeur de philosophie, qui même a dû travailler pour vivre pendant ce qu’on lui disait être ses études, voilà brusquement qu’à 22 ans, ou même 25 ans s’il a dû redoubler certaines années, il découvre que ce à quoi il se destinait lui est interdit. N’aurait-il pas mieux valu lui montrer plus tôt ce qui est requis pour faire des études de philosophie ? N’aurait-il pas mieux valu une sélection qui lui permette une orientation différente, ou tout simplement qui le force à se rendre compte bien plus tôt qu’il avait à apprendre, à lire, à travailler ? Bien plus tôt, c’est-à-dire dès le primaire.
Je me souviens avoir été appelé à ma seconde année d’enseignement en classe terminale par un proviseur, par ailleurs fort poli, parce que je notais trop bas. Je lui ai dit que, n’ayant aucune superstition en matière de notation, toute notation étant relative, je pouvais remonter mes notes, et je lui ai demandé combien de points il serait heureux que j’ajoute : il n’a plus rien dit. Les élèves ont compris que ma notation, plus sévère qu’au bac, correspondait à ce qui les attendait s’ils voulaient se lancer dans des études supérieures. C’était en 1970… Et je sais que prendre à 17 ans conscience que jusqu’ici on les avait notés pour plaire à leurs parents et que les choses sérieuses allaient commencer ne dut pas être facile pour tous mes élèves.
Sélection cachée et sélection explicite
J’ai pu constater en famille et chez des amis que nombre d’élèves sortaient de leur lycée sans savoir qu’il y a des classes préparatoires, de telle sorte que ceux même qui pourraient y avoir accès ignorent l’existence des grandes écoles. On cache aussi au plus grand nombre qu’il y a sélection partout, en tout, et ceux qui ne sont pas au parfum en pâtissent : tout se passe comme dans le milieu où il faut être au parfum pour survivre. Mais on préfère qu’il en soit ainsi plutôt que d’organiser un véritable système de sélection, purement scolaire et universitaire. Je ne dis pas que c’est un tel système que Blanquer mettra en place. Mais le refus de voir instituer une sélection ne peut que rendre toute amélioration des études au lycée et au-delà impossible. Et même avant le lycée.
Mon propos repose sur ce présupposé que si une instruction élémentaire peut être et même doit être dispensée à tout enfant, il n’est pas vrai que tous peuvent suivre les mêmes études : même dans l’hypothèse d’une société juste, les uns courront plus vite que les autres ou seront meilleurs mathématiciens. J’oserai même dire qu’entre le meilleur mathématicien et le moins bon, l’écart est plus grand qu’entre le champion olympique à la course et n’importe lequel d’entre nous. Sinon, comment les armées auraient-elles autrefois traversé l’Europe à pied en quelques jours ? Une représentation de la démocratie domine aujourd’hui, selon laquelle il serait injuste de distinguer le meilleur latiniste ou le meilleur physicien mais non le meilleur footballeur. Confondre ainsi la sélection avec la concurrence de la société la plus libérale fait le jeu du libéralisme et de la sélection sauvage. Trop d’arguments que j’ai pu voir opposer aux actuels projets de réforme me semblent reposer sur ces préjugés qui ont été pour beaucoup dans la dégradation systématique de l’école.
Je vais en rajouter, comme on dit. Il y a plus de trente ans, un ami qui recrutait pour une entreprise de production de fleurs me disait qu’il ne suffisait pas que le candidat ait une mention très bien à sa thèse, ni même qu’on sache dans quelle université il avait fait ses études : il voulait savoir quel était son patron de thèse. Le recrutement des élèves pour les classes préparatoires se fait à partir du dossier scolaire de l’élève : on sait très vite quel établissement ou même quel collègue n’ose pas dire le niveau de ses élèves, et donc il peut arriver qu’un candidat dont la moyenne est de 14 soit pris de préférence à celui qui a 18, parce qu’on sait que le dossier de celui-ci est gonflé. Ainsi la sélection s’exerce à l’insu des familles et de leurs enfants, sur des critères qu’ils ignorent.
Le système des classes préparatoires est un système de sélection, dès l’inscription et avant même les concours des grandes écoles, eux-mêmes fort sélectifs, et tout le monde devrait le savoir. Il est vrai qu’alors la sélection porte effectivement sur les disciplines enseignées. Au contraire les études de médecine reposent sur une sélection impitoyable en première année, qui n’est pas du tout fondée sur les capacités des étudiants à devenir médecin. Deux ministres ont refusé naguère que la sélection soit faite directement à l’entrée de la première année en fonction des résultats au baccalauréat et des livrets scolaires. Pour diversifier les recrutements et donner à tous une chance en dehors de la sélection d’origine, des passerelles auraient été créées donnant la possibilité de s’inscrire en troisième année de médecine à des candidats qui auraient montré leurs capacités par leurs résultats obtenus dans des universités, quelle que soit la discipline choisie : grâce à ce refus, tous peuvent accéder à l’université après le bac, sans sélection ! On sait ce qui en résulte. Etc. Et partout l’entretien avant emploi est un système de sélection.
Tel patron d’une petite entreprise s’arrache les cheveux devant le français et la manière d’écrire de tel licencié d’une grande université : les lycées et les universités ne sont pas capables de préparer les étudiants à un quelconque emploi, dit-il. Ils en sortent en effet pour être jetés dans la nature et y affronter une sélection sauvage, brutale. Comme les employeurs voient bien qu’on leur envoie des candidats incapables de parler et d’écrire le français, ils déplorent à juste titre que les études ne préparent pas assez élèves et étudiants à l’entreprise, et du coup les politiques veulent réformer les programmes jugés trop spéculatifs : il faudrait orienter les études en fonction des exigences de l’entreprise. Mais ne suffirait-il pas que l’école, du primaire à l’université incluse, fasse son travail et par exemple qu’on y sanctionne toute insuffisance dans la pratique de la langue française parlée et écrite ? On m’accusera de vouloir exclure les enfants des « quartiers » : mais qui nous interdit de leur apprendre à parler et à écrire ? Le français est-il la langue naturelle de certains milieux que dans d’autres milieux on serait incapable d’apprendre ?
Sélection scolaire ou sélection sociale ?
Parents, élèves, étudiants, professeurs, tout le monde refuse la sélection. Le tirage au sort, à juste titre, apparaît comme une absurdité : mais est-il moins juste que la sélection sociale ? Il est vrai qu’à Athènes, il était tempéré : on ne choisissait pas les généraux par tirage au sort ni, sauf erreur de ma part, le ministre des finances, qui devait avoir une grosse fortune afin de pouvoir en sortant de mandat régler ses comptes. En outre le sort exprimait la volonté des dieux, garantie qui contredirait la laïcité. En France, sans une sélection franche et avouée, transparente, seule fonctionne une sélection sociale et financière. J’ai parlé d’un véritable système de sélection, purement scolaire et universitaire. Si certains sociologues veulent à tout prix que toute sélection scolaire soit sociale parce qu’elle favorise les enfants dont les familles savent suivre les études, ce qui est indéniable, je demande si l’état de l’école aujourd’hui a pallié cette inégalité. Au lieu de conclure qu’il fallait que l’école soit plus rigoureuse et qu’elle instruise tout le monde, sans jamais se contenter de l’implicite, on a conclu que l’instruction en tant que telle reproduit les inégalités. On a détruit l’école, en vertu du raisonnement suivant : si l’on baisse le niveau des études, cette inégalité cessera, et par exemple il a été interdit de donner du travail à la maison dans le primaire, de sorte que les parents bien informés s’en sont chargés ou en ont chargé des amis compétents ou ont payé pour cela des étudiants, des instituteurs. On a donc fait en sorte que ne peuvent s’instruire que ceux-là même dont on craignait que leur chance sociale les favorise : ils s’instruisent chez eux, ou dans des établissements qu’ils savent choisir. Et là encore, pour que son enfant aille dans le bon établissement, mieux vaut être au parfum et même avoir quelques relations.
Il faut sans doute craindre que l’autonomie prônée par le ministre produise une inégalité entre les établissements. Mais c’est déjà le cas aujourd’hui, au point que la sélection parfois n’est même pas sociale, mais financière. Je m’explique ! J’ai entendu des journalistes s’en prendre à la « culture scolaire » des lycées qui favorise les enfants de professeurs ou d’instituteurs : sélection sociale, disaient-ils ! Or il y a aussi une sélection financière : il arrive qu’une famille achète à prix d’or un simple garage pour avoir une adresse fictive et obtenir l’inscription de son enfant dans un lycée prestigieux de centre-ville. Ainsi j’ai demandé en vain que les profits de l’immobilier soient versés aux professeurs du quartier latin dont j’étais, parce que le prix des logements y est particulièrement élevé du fait qu’on cherche à y habiter à cause de la qualité de leur enseignement. Mais comprend-on encore l’ironie ? On sait aussi que, pour compenser les insuffisances de l’enseignement gratuit, des familles font de grosses dépenses : leurs enfants suivent des cours dispensés par des officines privées. Par-dessus le marché une part de ces dépenses donne droit à dégrèvement d’impôts. Voilà encore une manière de sélectionner par l’argent, puisque ces dégrèvements ne profitent qu’à ceux qui paient des impôts.
L’élitisme républicain et les concours
Il faut ajouter une remarque essentielle : le système scolaire et universitaire de sélection que je dis nécessaire peut avoir une conséquence particulièrement néfaste, le bachotage à tous les niveaux, et une définition de programmes qui ne servent pas au développement de l’esprit, mais à la sélection, c’est-à-dire répondent aux besoins du marché du travail et de la fonction publique. Or l’école n’a pas pour finalité de sélectionner les futurs cadres de la nation ou des entreprises, mais d’instruire les hommes. Ainsi l’éducation physique et sportive ne saurait avoir pour finalité la sélection de futurs champions olympiques, mais le développement harmonieux du corps humain. Un élitisme républicain qui se contenterait d’écrémer une population et de constituer ainsi une nouvelle aristocratie serait peut-être élitiste, mais à coup sûr il ne serait pas républicain. Il faut donc que l’enseignement, contrôlé alors par des examens et des concours, demeure un véritable enseignement et que la réussite aux examens et au concours en soit le couronnement et non la finalité. Comme toujours, la meilleure institution ne suffit pas sans un certain esprit, et en l’occurrence sans la volonté d’apprendre et de comprendre, la volonté de savoir pour savoir, et non pas seulement le désir d’avoir son diplôme ou de se préparer à une carrière ou un emploi futurs, ou pour le professeur, le désir d’avoir de bons résultats, comme on dit. Et sans doute le mépris de l’instruction, le mépris du savoir en tant qu’il présente un intérêt pour lui-même, sont-ils aujourd’hui plus qu’hier ce qui risque d’interdire toute bonne réforme. Mépris dont j’accuse la société tout entière et une bonne part des pédagogues et des fonctionnaires de l’institution scolaire. Mais il est plus facile de laisser en place un système de sélection sociale que de concevoir pour le plus grand nombre, qui n’entrera pas à Polytechnique ou ne fera pas de brillantes études universitaire, les filières qui permettraient à la fois de suivre un enseignement général et de se préparer à trouver un emploi. Car c’est à cette condition que l’institution de parcours sélectifs ne viserait pas seulement à éliminer ceux qui ne courent pas assez vite. Alors l’élitisme républicain signifierait qu’on n’a pas besoin d’être protégé par sa famille pour faire de vraies études.
Monsieur Duroy de Chaumareys avait réussi à échapper à la mort lors de la bataille de Quiberon en 1795, gagnée par Hoche contre les émigrés, les chouans et les Anglais, qui voulaient débarquer en Bretagne. Il avait alors pu fuir en Westphalie et il revint en France au début de la Restauration. Un décret de 1815 lui permit d’obtenir le grade et la pension de capitaine de frégate. C’est ainsi qu’il obtint à 51 ans le commandement de La Méduse, en remplacement d’un bonapartiste. Il n’avait pas navigué depuis plus de vingt-cinq ans, mais imbu de sa noblesse il n’écouta personne et échoua son bateau au large de la Mauritanie le 4 juillet 1816. Il sera condamné à trois ans de prison en mars 1817. L’affaire fit grand bruit et demeure célèbre grâce au tableau peint par Géricault en 1819, Le radeau de la Méduse.
La Révolution a institué de nombreux concours toujours en vigueur. Abolir les privilèges et la distinction des ordres, Noblesse, Clergé, Tiers-Etat, proclamer que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », c’était vouloir que par exemple un commandant de navire soit recruté non pas sur sa naissance mais sur sa compétence reconnue, contrairement à ce qui a été le cas sous la Restauration avec Chaumareys. Se rend-on compte aujourd’hui que refuser toute sélection, c’est revenir à l’Ancien Régime ? Qu’il est contradictoire de refuser la sélection scolaire et universitaire quand on continue de penser, à juste titre au demeurant, qu’il faut pour recruter les professeurs des concours nationaux ? Introduire la sélection pour les étudiants et remettre en cause les concours nationaux serait également contradictoire.
Leur formation et le recrutement départementaux faisaient que les instituteurs n’étaient pas étrangers au milieu dans lequel ils avaient à enseigner : cette régionalisation républicaine a bien fonctionné. L’organisation de concours nationaux devenue trop lourde en raison du nombre de candidats, on comprend donc que certains puissent être comme on dit régionalisés. Mais l’agrégation est la pièce maîtresse de ce qui marche encore dans notre « système éducatif ». La disparition des concours nationaux aurait pour conséquence nécessaire une baisse du niveau scientifique du corps enseignant et même de l’enseignement universitaire lui-même, puisque le caractère national du concours est un facteur d’émulation entre universités. J’avoue que j’approuve ce genre de « concurrence » interne à l’enseignement public, qui ne donne lieu à aucun avantage financier aux universités les meilleures ni à leurs professeurs. Si je suis accusé de donner dans l’idéologie libérale, je dirai qu’il y a ainsi dans le fonctionnement actuel de l’institution universitaire un mélange de jacobinisme et de libéralisme qui en assure la bonne marche, ou du moins ce qu’il en reste. En outre une telle organisation est essentielle pour les disciplines qui, comme la philosophie ou les lettres, ont pour seul ou presque seul débouché le métier de professeur. Mais il est de bon ton de s’en prendre à cette spécificité française.
La sélection institutionnalisée par concours et fondée sur des critères objectifs, comme le savoir d’un mathématicien ou d’un latiniste, la compétence d’un ingénieur ou d’un médecin, critères soit scientifiques soit professionnels, est la seule manière possible je ne dis pas de supprimer mais de limiter la sélection par l’argent et la naissance. Et là encore il y a lieu de lutter contre un effet pervers : les concours assurent le recrutement de femmes et d’hommes relativement jeunes dont souvent toute la carrière est tracée d’avance, tandis que d’autres, qui n’ont pu réussir à ces concours mais qui se sont révélés fort compétents et parfois même meilleurs que leurs chefs diplômés, voient leur carrière bloquée. Il convient donc comme on a commencé à le faire, de leur permettre de s’élever dans la hiérarchie des entreprises ou des établissements publics, et même de parvenir sans concours aux plus hauts postes (il n’est pas sûr en effet que des concours internes soient une bonne solution). Mais on remarquera qu’il s’agirait là encore d’une manière de sélection.
© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018
Comment ne pas être d’accord avec Jean-Michel Muglioni ?
Cher monsieur,
Votre article pointe avec justesse l’incohérence de certains d’entre nous, qu’ils enseignent, qu’ils appartiennent à un syndicat ou qu’ils militent au sein d’un parti politique (de gauche, notamment) : comment en même temps pousser des cris d’orfraie depuis quelque semaines à la sélection annoncée pour l’entrée en université et depuis de longues années ne pas s’émouvoir de la presque interdiction du redoublement et du mépris de l’élève que celle-ci implique, de la politique des cycles remisant toujours à un plus tard pédagogique tout véritable enseignement, de la suppression du samedi travaillé en primaire et la réforme des rythmes scolaires continuant cet amoindrissement du temps d’instruction à l’œuvre depuis la fin des années soixante-dix ? Si le seul mot de « sélection » nous hérisse ainsi le poil, c’est que nous avons oublié qu’enseigner c’est être sévère avec l’élève, c’est-à-dire sans indulgence ni flagornerie lui dire ce qu’il vaut et tout faire, malgré sa paresse native, pour qu’il soit plus que ce qu’il se contente d’être – bref, l’élever. Ce qui a encore lieu en musique et en sport, une exigence rigoureuse et juste, n’a plus cours dans les salles de classe, où nous préférons que les élèves passent d’un niveau l’autre sans prêter une attention scrupuleuse à leur réelle capacité scolaire. Nous pourrions toujours nous défausser en disant que la hiérarchie – avec les inspections et les ralentissements de carrière qui pouvaient s’ensuivre – nous a poussés à pareillement avoir cette attitude de méprisable bienveillance à l’égard de nos élèves.
La réforme de M. Blanquer peut donc être sauvée et prise par le haut : à première vue, elle s’inscrit dans une volonté de réintroduire dans l’école une exigence implacable et une véracité sans fard : dire à l’élève ce qu’il vaut et ne pas l’abuser sur ses réelles capacités. Cela dit et reconnu, même si les raisons que certains d’entre nous avons de nous opposer à cette sélection annoncée sont viciées en leur fondement, il n’empêche que cette réforme reste inadmissible. Les élèves qui vont en faire les frais sont précisément ceux-là qui ont subi cet enseignement du passage tous azimuts et cette école du bienveillant mépris. Même si notre jeunesse actuelle ne sait plus apparemment ce qu’est la frustration, faussement gâtée comme elle l’est par des adultes qui au fond la dédaignent, même si elle donne à penser que tout lui est dû, le monde comme une place dans la faculté de ses rêves, comment ne pas voir dans cette réforme un mépris redoublé à son encontre ? Je sais que M. Blanquer hérite d’une situation dont il n’est pas entièrement comptable, je sais que, dans les choses humaines, comme tout étudiant de philosophie l’a appris avec Descartes, on ne peut tout détruire pour tout reconstruire, il n’en reste pas moins que cela ne me semble pas être la première réforme à faire.
Il faudrait effectivement ouvrir de multiples champs de bataille, dans le primaire comme dans le secondaire et le supérieur. En primaire (pour ne parler que de ce que je connais un peu mieux), au lieu de mettre en place dans certaines écoles des CP et des CE1 à 12 élèves sur faussement 24 heures d’enseignement tout en faisant monter les effectifs dans les autres sections, il conviendrait peut-être non pas prioritairement de baisser le nombre d’élèves par classe (credo de tous les syndicats) mais – sur 26 heures d’enseignement hebdomadaire pour tous les élèves (revendication absente, à ma connaissance, de tout programme syndical) – faire en sorte qu’aucun élève ne soit laissé sur le côté : par une réintroduction systématique du redoublement (au grand dam de certains syndicats), par des réseaux de maîtres spécialisés réabondés, par tout un système de passerelles et de détours permettant à des élèves faibles de sortir du cursus régulier pour faire une année (ou plus) en décroché où les bases seraient revues et affermies, au lieu de croire que le temps aurait par lui-même une vertu pédagogique, qu’avec le temps, en passant de classe en classe sans rien maîtriser, le savoir viendrait soudain d’un coup. Mais pour cela, il faudrait des postes ; et indépendamment de la question financière, que l’on soit dans un contexte de crise ou pas, il faudrait trouver des maîtres dignes de ce nom. Or les futurs maîtres qui se présentent au concours – si tant est qu’ils aillent jusqu’au bout – sont les héritiers de cette contre-école, de cette école obscurantiste que nous connaissons depuis trente voire quarante ans. Nous sommes donc face à une aporie – qui, pour autant, ne doit pas appeler au désespoir ou à de funestes réformes.
Pour finir, l’inconséquence inerve aussi la « réforme Blanquer », car, malgré un esprit de rupture affiché, elle me semble s’inscrire dans le constructivisme cher à M. Jospin, le grand fossoyeur de notre enseignement primaire. De même que depuis 1989 – et toujours maintenant – l’élève doit être l’acteur de ses apprentissages et construire par lui-même ses savoirs (un tel constructivisme signant la mort de toute enseignement entendu comme transmission), ainsi le futur élève de terminale va devoir être l’acteur de sa sélection : alors que jusqu’à présent le bac national obligeait l’Etat à garantir à chaque élève, où qu’il demeure en France, la même instruction avec le même programme, avec des professeurs affectés dans chaque lycée pour toute matière faisant l’objet d’une épreuve au bac, avec la réforme de M. Blanquer au contraire, l’élève sera dans cette situation nouvelle de construire son parcours en fonction de ce que son lycée décidera de proposer dans le cadre des moyens qui lui seront affectés. L’élève de la « réforme Blanquer » portera donc la responsabilité de ne pas répondre aux attendus fixés par les filières universitaires et sera dès lors considéré comme comptable de sa propre non-sélection.
De même, pour un ministre affirmant en novembre dernier dans les pages de Philosophie magazine, qu’il ne sera « jamais le ministre de l’édulcoration de la philosophie », comment ne pas en douter quand, début févier, des représentants de l’APPEP reçus au ministère s’émouvaient que les horaires en philosophie risquaient de baisser, ne permettant pas que dans les classes se déploie un véritable enseignement reposant sur une élucidation apaisée des argumentations de la tradition philosophique ; quand il leur était dit que les 8 heures de philosophie en L étaient une cause de la faible appétence des élèves pour cette filière (mais, sous peu, il n’y aura plus de filière) ; et quand on leur annonçait que la philosophie en voie professionnelle allait encore pâtir ?
Mais de toute façon, telle n’était pas la visée de votre propos : il ne s’agissait pas de critiquer une réforme mais de montrer la contradiction de ses détracteurs et de proposer en creux une réforme bien plus radicale.
La débâcle qui caractérise depuis tant d’années l’enseignement du primaire à l’université nécessité une réforme, vous le voyez, mais vous craignez celle qui est aujourd’hui projetée. Et en effet l’état déplorable de la situation ne justifie pas n’importe quelle décision. J’ai de mon côté entendu parler d’écoles primaires où la fermeture de classes allait transformer les conditions de travail des maîtres et des élèves. Nous verrons si les enfants sont à nouveau amenés à lire et à écrire (et à écrire beaucoup, exercice d’abord physique qui suppose une longue éducation de la main qui aujourd’hui n’est généralement pas faite). Mais enfin, faut-il défendre les classes terminales et le baccalauréat tels qu’ils sont ? Pouvons-nous croire que ces dernières années tous les élèves de tous les lycées recevaient le même enseignement et qu’ainsi ils étaient égaux dans le choix de leurs études futures ? Ce que vous craignez de la réforme ne ferait qu’entériner une situation admise depuis longtemps. Vous auriez raison de m’objecter que ce n’est pas une raison de l’approuver !
Je répondrai seulement que l’orientation dépend d’abord de la volonté des professeurs : je crains plus que n’importe quelle réforme, et il me semble que c’est aussi votre sentiment, la lâcheté qui consiste à ne jamais vouloir juger un travail et à renoncer à toute exigence. Si les plus défavorisés, comme on dit, sont mal orientés, c’est la preuve que l’Education Nationale ne fait pas ce qu’elle a à faire. Si les professeurs sont devenus incapables de faire ce travail, comme vous osez le dire, et je crois que vous avez raison, c’est parce qu’ils y ont été systématiquement contraints par la succession des réformes. Le miracle est que certains, plus nombreux qu’on ne croit, continuent d’instruire leurs élèves. La nouvelle réforme ne sera que la suite de tout ce qui a jusqu’ici détruit l’enseignement si une révolution n’est pas accomplie dans la formation de maîtres et des professeurs du primaire au lycée, et si l’université ne prend pas au sérieux l’enseignement sous prétexte de s’adonner à la recherche. J’ajoute : si la relation des maîtres et des professeurs avec les parents d’élèves n’est pas redéfinie. Autrement dit si l’autorité des maitres et des professeurs n’est pas réaffirmée.
Sur la définition des filières, je dirai comme je fais en réponse à un autre commentaire, que rien de sensé n’est possible tant qu’on opposera littéraires et scientifiques. La philosophie est-elle une discipline littéraire ? Et pourquoi faudrait-il qu’un vrai littéraire, qui plus est latiniste ou et helléniste, ne comprenne rien aux mathématiques et à la physique ? Ou qu’un prétendu scientifique soit incapable de lire un poème ? Voilà deux invalides, et j’en ai vu beaucoup au cours de ma carrière : des invalides qui sont le produit de l’enseignement et de l’idéologie régnante, et qui une fois sortis de l’institution, avec les épreuves de la vie, ont toutes les difficultés du monde à se retrouver. Pour ma part, j’ai eu la chance d’être élève dans une section où je suivais autant de cours de mathématiques et de physique que les futurs polytechniciens qui avec moi suivaient les cours de latin et de grec : c’est depuis longtemps interdit et cela ne peut plus avoir lieu que par le biais du préceptorat. On sait en outre que le succès des sections scientifiques n’est pas dû au caractère scientifique de ce qu’on y enseigne mais à l’idée qu’on se fait de la valeur sociale des sciences. Nous verrons bientôt sur quelle idée du savoir repose la réforme nouvelle.
Je suis en grande partie d’accord avec vous .
Cependant, pourquoi dites-vous que le concours de fin de première année de médecine serait une sélection moins adaptée qu’une sélection sur dossier, basée sur les disciplines nécessaires au médecin ?
Car c’est en fait ce qui se passe en fin de première année, les aspirants médecins sont bien choisis sur leur compréhension de la biologie principalement, physique appliquée un petit peu, avec un soupçon de lettres et de probabilités.
D’autre part, il me semble dangereux de prévoir un recrutement hors concours comme vous le proposez en fin d’article. Car, compte-tenu de l’état d’esprit que vous décrivez dans le reste de l’article, il me semble que le résultat inévitable sera que la démagogie qui a conduit à détruire l’école conduira aussi à recruter les candidats non parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont défavorisés, ou supposés l’être.
Le mécanisme des deuxième voire troisième concours me semble donc plus raisonnable.
Enfin, un sujet lié dans les réformes en cours me semble être la suppression des filières au lycée. Car le principal reproche qui leur était adressé était de réaliser une supposée hiérarchie des filières, et donc une sélection trop précoce.
Or, d’une part cette orientation allait tout à fait dans le sens que vous souhaitez, en informant les élèves de seconde sur leurs points forts et leurs points faibles. D’autre part, la domination de la filière S ne venait pas d’une hiérarchisation imposée par l’institution, mais des choix collectifs des élèves, qui pensaient y obtenir de meilleures chances. Il aurait donc été possible, et préférable, de prendre des mesures incitant les littéraires à s’inscrire en L (par exemple, en réservant une partie des postes en khâgne aux élèves issus de cette filière).
Un autre inconvénient de cette suppression des filières est sa conséquence sur les disciplines.
Par exemple, si le ministre (peut-être pour corrompre les professeurs de lettres, qui ont de nombreux relais influents dans les médias comme on l’a vu lors de la suppression projetée de l’histoire en Tle S il y a quelques années) fait la part belle aux lettres dans sa réforme, la réforme annoncée a de grands inconvénients en sciences, en réduisant le nombre de matières enseignées et les horaires consacrées aux matières scientifiques.
Ou encore, les futurs professeurs des écoles ne feront sans doute plus de mathématiques au-delà de la seconde, alors que la faiblesse de beaucoup de candidats dans cette matière est dès à présent un problème pour son enseignement dans le primaire.
Je ne dis pas que la sélection sur dossier pour entrer en première année de médecine doive se fonder sur les disciplines nécessaires au médecin, mais sur la qualité du travail et des résultats du candidat quelles que soient ses études. De même l’entrée en troisième année de médecine pourrait se faire par exemple après des études de lettres ou de philosophie : de vraies études ! L’actuelle première année se passe à bachoter sans que jamais il soit question de médecine, et beaucoup d’étudiants redoublants ou non, sont contraints de suivre des cours privés donnés en général par les mêmes professeurs qui à l’université affrontent des amphithéâtres monstrueux. La sélection y est absurde.
Je ne suis pas réformateur et donc ne propose rien. Je veux seulement dire que dans de nombreux domaines on voit des hommes fort compétents qui n’ont jamais été capables de passer des concours et qu’en conséquence il est important qu’on leur donne la possibilité de progresser dans leur carrière, non pas seulement par souci de justice pour eux, mais pour le bien du service, au lieu de laisser en place des diplômés qui parfois se sont arrêtés de travailler et de réfléchir depuis qu’ils ont réussi aux concours.
Je ne dirai rien de la réforme en cours, sinon que de toute façon son application dépendra d’une part du sérieux de l’ensemble des acteurs, professeurs, administrateurs et parents d’élèves. Je crains plus l’absence générale d’esprit public que telle ou telle mesure et je ne vois pas que l’orientation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui soit défendable : j’ai trop vu d’enfants de milieux dits défavorisés aiguillés automatiquement par exemple vers des études de puériculture (beau métier il est vrai) alors qu’ils pouvaient faire des études de médecine. Il faut alors toute l’énergie d’une famille pour s’opposer aux décisions d’un établissement scolaire.
Et je crains d’autre part l’esprit des programmes, en particulier dans les études scientifiques : faudra-t-il par exemple qu’on définisse des mathématiques utiles ou au contraire des mathématiques formatrices pour l’esprit ? J’ai par expérience vu que ceux qu’on appelle littéraires seraient fort passionnés par les mathématiques et la physique si on les leur enseignait pour ce qu’elles sont et non pour l’usage qu’on en peut faire dans la pratique de tels ou tels métiers ou techniques. Le choix des élèves et des étudiants dépend souvent de la qualité de l’enseignement qu’ils ont reçu dans telle ou telle discipline. La rencontre d’un seul maître suffit parfois. Sinon, les choix sont arbitraires et n’ont pas grand sens : mais par bonheur la liberté réside moins dans le choix de ce qu’on fait que dans la résolution de faire bien ce qu’on fait.
Qu’on continue d’opposer littéraires et scientifiques est de très mauvaise augure. Une filière littéraire sans mathématiques et une filière de scientifiques analphabètes sont également absurdes. L’instruction publique dépend de l’idée qu’on a du savoir : je ne suis pas sûr que l’actuelle réforme soit suffisamment claire sur ce point, malgré les propos sensés du nouveau ministre sur l’enseignement des quatre opérations dès la première année de primaire, par exemple. Mais le pays est-il en mesure de vouloir l’instruction pour elle-même
Parmi les contre-exemples de nomination non méritocratiques, on peut aussi citer celle du général Sarrail en Syrie, dans l’entre-deux guerres, en remplacement du général Weygand.
Sarrail avait en effet été nommé non sur sa compétence, mais sur son appartenance à la franc-maçonnerie. Et le résultat des mesures impulsives prises par le susnommé n’avait pas été le radeau de la Méduse, mais une rébellion (des Druzes, si je me souviens bien) qui avait fait plusieurs milliers de morts côté français.
Nul doute qu’à l’heure actuelle, tels ou tels Grand Sorcier franc-maçon (est-ce bien le titre ? C’est celui que j’ai en tête, mais je connais mal les dessous magouilleurs de la politique française) ont l’intention de se ménager, à nouveau, la possibilité de nommer hors concours les gens dont la tête leur reviennent.
On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que les dérives qualifiées par vous, peut-être un peu rapidement, « d’Ancien régime », réapparaissent, et aient les mêmes conséquences néfastes.
J’ai pris grand soin de ne pas parler de méritocratie, notion médiatique à usage polémique, dont on ne sait pas très bien ce qu’elle veut dire. Une analyse requiert une certaine précision de vocabulaire. Or le terme de mérite ne me paraît pas clair.
Je confirme que depuis l’abolition des privilèges, c’est-à-dire du principe des trois ordres, par lequel se définit l’Ancien Régime, la République a plus d’une fois nommé à des postes importants ou subalternes des hommes qui n’étaient pas recommandés par leur compétence mais par tel ou tel groupe de pression, en quoi elle n’est pas républicaine. Savez-vous que la Franc-Maçonnerie n’est pas le seul ? Je vous fais grâce de la longue liste qu’on en pourrait établir. Vous oubliez aussi de dire que la Franc-Maçonnerie était déjà influente sous l’Ancien Régime, et surtout qu’il est arrivé au Roi plus d’une fois de choisir un homme pour sa valeur et non pour sa naissance. Mais lorsqu’un archevêque ou un officier était choisis pour leur noblesse, tout le monde sachant qu’ils ne valaient rien, ce n’était pas contraire aux principes de ce que je continue d’appeler l’Ancien Régime avec les historiens d’après la Révolution. Mais rassurez-vous, je sais que le vrai partage politique en France, comme me l’ont confirmé certains commentaires que j’ai reçus sur Mezetulle, est encore entre les partisans de la Révolution et ceux qui ne l’ont toujours pas acceptée. J’ai parlé d’Ancien Régime très délibérément !
J’ai beaucoup de respect pour Monsieur Muglioni et je souscris à une bonne partie de sa réflexion.
Mais le problème de la sélection n’est pas seulement là !
Il est inséparable d’une vision sociale et, plus que jamais, de la privatisation et de la marchandisation des études supérieures. La « Start-up Nation » doit rattraper son retard sur le marché mondial de l’enseignement supérieur, remonter aux classements internationaux, professionnaliser à l’excès le système scolaire…. C’est bien de la destruction définitive de l’école républicaine dont il s’agit, du sacrifice du système public d’éducation et d’enseignement, de la possibilité même d’instruire le plus grand nombre, sur l’autel de la concurrence totale, qui ne fait que se poursuivre…
http://www.atterres.org/article/en-marche-vers-la-destruction-de-luniversité
Je ne crains plus depuis longtemps la destruction de l’école républicaine : vous avez sans doute vu sur Mezetulle que je soutiens depuis longtemps qu’elle n’existe plus. Mais supposons qu’en effet la volonté d’introduire de la sélection à l’entrée à l’université provienne de l’actuelle domination de l’idéologie libérale. Eh bien cela vaut mieux que l’abandon de toute exigence, de l’école à l’université, tel qu’il a été voulu depuis une cinquantaine d’années au nom d’une vision sociale (caricature du socialisme). Non pas seulement parce qu’au moins quelques-uns apprendront quelque chose, mais parce qu’à cette condition seulement les plus démunis trouveront une école où il leur sera possible de s’instruire.
Je l’ai déjà dit sur Mezetulle, l’obsession de la revanche qui animait la République, après la défaite de 1870, a beaucoup concouru au développement de l’instruction publique. Tous les instituteurs n’étaient pourtant pas bellicistes. Si donc le libéralisme au pouvoir impose une sélection qui contraigne élèves et étudiants à se mettre au travail, tant mieux ! Mais il dépendra des maîtres et des professeurs de veiller à ce que le contenu des études ne soit pas seulement orienté vers l’économie. Car ce sont les clercs et non pas les gouvernants qui définissent le contenu scientifique des diverses disciplines. Je comprendrais toutefois que vous craigniez leur trahison ! C’est en effet chez eux une habitude. Ce n’est donc pas à la mise en place de la sélection que je jugerai les réformes, mais au contenu des études qu’elles définiront.
Cher Jean-Michel Muglioni,
Sur le contenu des études que la réforme définira, je vois au moins un motif très précis d’inquiétude : les «enseignements de spécialité». Tout élève de première en choisira trois, pour n’en garder que deux en terminale. Il est à craindre — les professeurs s’y préparent déjà — que cela n’engendre ou n’aggrave le mécanisme inflationniste que nous commençons à bien connaître, la tentation étant inévitablement très grande pour les élèves et leurs familles de choisir des enseignements qui «rapportent» (c’est-à-dire qui notent le plus haut possible). Cela, indépendamment même du caractère composite desdites «spécialités», dont vous parlez ailleurs.
Bien à vous,
Oui, la nécessité de la sélection une fois admise, il faut s’assurer des modalités de ladite sélection. En effet, parents d’élèves, élèves et même professeurs ont coutume de chercher des moyens de la détourner. Il convient donc en effet qu’elle soit faite sur des matières fondamentales et générales et non pas sur des spécialités, pour éviter ce que vous craignez à juste titre. Il y a donc toute une organisation complexe à mettre en place et à corriger lorsqu’on en verra les effets pervers.
Monsieur Muglioni,
Merci pour votre texte toujours précis (et agréable à lire!).
Il y a longtemps que je m’étonne de la pudibonderie avec laquelle la plupart des enseignants français que je rencontre évoquent leur mission de sélection. C’est là une tâche qui n’a rien d’infamant! Et cela a toujours été la mission de l’enseignement.
Peut-être cela tient-il à ce que l’on demande à l’école de TRANSMETTRE du savoir. Vous bondissez? Eh bien moi, je pense que le professeur , en tous sujets, met le pied de l’élève à l’étrier. Et qu’il n’y aura transmission que si celui-ci (et sa famille!) s’attachent à une pratique suivie. Un de mes voisins a le « Certif », mais il ne sait plus lire les panneaux routiers. Toutes choses égales, les correcteurs de l’écrit de l’ENA ont pour consigne d’ignorer les fautes d’orthographe des candidats, dès lors qu’il,y en aura plus de trois dans une copie (Rapport du jury concours 2017).
Un pédagogue contesté (Château) s’inquiétait du contrôle des connaissances comme droit à l’oubli. On trouve aussi des remarques sur ce point chez Marc Bloch (dans son dernier livre si consciencieux L’étrange défaite),
Et sans doute imagine-t-on en outre qu’il y a tension entre cette fonction de transmission & le recours au savoir pour sélectionner (plutôt qu’à la couleur des yeux ou à la taille des pieds, etc.) Comme si ce qui sert à sélectionner se trouvait par cela même déchu d’une dignité intellectuelle et culturelle qui serait réservée du savoir « gratuit », « désintéressé ». Et il n’est pas contestable que des vocations, ou au moins des goûts d’ordre intellectuel, qui s’étaient manifestés assez spontanément chez des enfants et ados (je songe à la poésie, à l’histoire aussi) s’évanouissent d’un coup dès lors que l’enseignant met les intéressés en compétition, dans la perspective d’un diplôme, d’un concours, d’une rétribution quelconque. Nos contemporains se font une idée, une idéologie trop éthérée de l’activité culturelle et intellectuelle -comme si Kant, Pasteur ou Einstein n’avaient pas eu de concurrent à combattre, de peaux d’âne à décrocher, de programmes à bachoter!
Nos responsables de l’Ecole sont-ils assez clairs à cet égard? Le peuvent-ils? Certains ne craignent-ils pas, s’ils mettaient les choses au point, que leur profession ne perde de son lustre? (de cela aussi Marc Bloch nous parlait avant d’être assassiné)
Non moins, d’ailleurs, que de la nécessité de multiplier les activités culturelles indépendantes de l’Ecole. Où s’exercerait une sorte d’équivalent intellectuel de l’art pour l’art
S’il est vrai que l’enseignement suppose qu’on sache où en est chaque élève dans son apprentissage, et que par conséquent on distingue celui qui apprend plus vite et mieux et celui qui au contraire ne peut suivre, sélectionner n’est pas sa mission. Une école faite pour écrémer les hommes ne serait pas républicaine. Serait-ce même une école ? Une école digne de ce nom doit pouvoir respecter en l’étudiant l’étudiant qu’il est, ne le juger que sur ce qu’il sait et ne l’honorer qu’à ce titre et non pas parce qu’il l’emporterait sur ses condisciples. Certes, une certaine émulation est bonne pour inciter chacun à s’élever toujours plus haut, et la suppression de la distribution des prix, ou du tableau d’honneur a été une erreur. Soutenir la volonté de savoir par le sentiment de l’honneur d’être reconnu, distribuer des prix aux savants, aux hommes qui concourent à la bonne marche d’une république, de telles pratiques ont toujours existé et n’ont rien de scandaleux. Nul ne s’oppose à ce qu’on offre une médaille d’or au meilleur coureur.
Mais s’il s’agit seulement de l’emporter, la triche est un moyen comme un autre : inutile alors de savoir ou d’être le meilleur à la course, et le dopage est moins fatigant que l’entraînement. Ainsi une ambition sans grand rapport avec l’amour de la vérité anime parfois des savants. Faire carrière est un mobile sur lequel il faut savoir compter dans l’organisation d’une institution universitaire, mais il arrive que les relations des universitaires entre eux ne soient plus que des relations de pouvoir. La même perversion affecte la notation comme la concurrence : trop d’étudiants ou d’élèves calculent selon les coefficients des examens les matières qu’ils doivent travailler. Il y a aussi toujours trop de bachotage. De là chez beaucoup le refus de la notation et de la sélection.
Si donc j’ai pris la défense d’un mode de sélection nécessaire et limité, la sélection dont j’ai parlé est le contraire de la concurrence telle qu’elle est conçue par le libéralisme économique : une sélection bien conçue a pour finalité d’éviter que la concurrence libérale soit, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, le seul mode de sélection.