En se penchant sur l’ouvrage récemment traduit en français La Critique est-elle laïque ?1 Jeanne Favret-Saada revient sur le cas de l’affaire danoise des caricatures, qu’elle a elle-même étudiée dès 20072. Elle montre, entre autres, que La Critique est-elle laïque ? prend son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism . Malgré ses oripeaux scientifiques, le livre ne recule pas devant les approximations, les méthodes douteuses et les contresens. Mais c’est qu’il s’agit de soutenir une cause « progressiste » : secularism et laïcité figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.
Ce petit livre, paru en 2009 aux USA sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech3, rapportait les conclusions d’un séminaire tenu deux ans auparavant à Berkeley sur le caractère laïque ou non de la « théorie critique ». Il avait appuyé sa réflexion sur le cas de l’affaire danoise des dessins de Mahomet en 2005-2006, que j’avais moi-même étudiée dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins4. Or dans le livre de ces chercheurs américains, les références aux événements survenus pendant l’affaire (entre 30 septembre 2005 et printemps 2006) étaient rarissimes et grossièrement partiales, malgré la présence de deux anthropologues, Talal Asad et Saba Mahmood, en principe voués à l’empirie.
Du coup, j’avais étudié l’armature intellectuelle du volume : qu’était-ce donc que cette « théorie critique », dont les auteurs découvraient qu’en aucun cas, elle ne saurait être secular, bien qu’elle prétendît venir en droite ligne de la Kritik kantienne (donc de la pensée des Lumières), de Marx, puis de Foucault ? Bien sûr, j’avais lu quelques livres de Butler, mais j’ignorais son œuvre récente ainsi que celle de Wendy Brown. Après avoir quelque peu besogné dans ces chapitres et consulté les autres publications des deux anthropologues – car j’avais conservé le souvenir d’une monographie lumineuse de Talal Asad, en 1970, sur les Kababish du Nord-Soudan -, j’avais jugé inutile de pousser plus avant : pour finir, Is Critique Secular ? était une petite production, d’une petite secte. Du radicalisme de campus, anti-impérialiste, anti-libéral, et anti-laïque, une production groupusculaire qui n’espère pas donner à penser mais catéchiser ses fidèles. Le livre, en somme, s’adressait à ces croyants potentiels que sont les étudiants, leur proposant la conversion de travaux universitaires en un credo politico-théorique.
Or ce manifeste vient d’être traduit en français, avec une préface de Matthieu Potte-Bonneville qui nous prévient qu’il s’agit là d’une œuvre importante, issue de la grande pensée de Foucault. De divers côtés, on m’a demandé ce que j’en pensais, car il se disait que ce texte était appelé à compter dans le débat intellectuel français. Stupéfiée, j’ai interrogé des collègues américains sur la réception, en 2009, de Is Critique Secular ? sur les campus (énorme), et sur le poids des deux anthropologues, Asad et Mahmood, dans la discipline (énorme). Relisons donc ce livre, en français et en 2015, puisqu’il sort un an après les massacres de janvier à Paris à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris, qui ont jeté rétrospectivement une lumière crue sur l’affaire danoise.
Monter une affaire est un travail de longue haleine
Dans mon propre livre sur les événements danois de 2005-2006, j’ai consacré les trois premiers chapitres à leurs préalables : le passé du Danemark en matière de racisme et d’immigration, le changement de majorité parlementaire à partir de 2001, et l’hésitante politique d’immigration du nouveau gouvernement.
L’affaire des dessins de Mahomet est, au départ, une modeste controverse médiatique qui oppose le journal danois le plus important, le Jyllands-Posten, à cinq imams résidant au Danemark. Deux d’entre eux, qui ambitionnent d’y être reconnus comme les porte-paroles de l’islam et qui sont en conflit avec la presse depuis longtemps, protestent contre la publication, le 30 septembre 2005, de douze dessins représentant le Prophète. Ceux-ci figurent à titre de vignettes illustratives dans une grande enquête sur l’autocensure des artistes par crainte de l’activisme salafiste5. Intitulée « Les Visages de Mahomet », elle vise explicitement ces imams « qui portent l’image publique de l’islam » et qui, au contraire de leurs paisibles coreligionnaires, affichent le « sentiment gigantesque, démesuré, de leur propre importance » ainsi qu’une « sensibilité exacerbée devant toute manifestation de désaccord », devant toute « critique de leur conduite personnelle » dont ils font « une insulte au Livre sacré »6. Ces deux imams et trois de leurs collègues, rassemblés dans un « Comité Européen de défense du Prophète », vont lancer une double protestation contre ces dessins : parce que le Jyllands-Posten a enfreint l’interdiction de représenter le Prophète, et parce que ces dessins seraient des caricatures (ce n’est en réalité le cas que pour quatre d’entre eux).
D’emblée, le Comité recourt à deux méthodes de pression : la mobilisation de la population musulmane du Danemark, et le recours à des États musulmans ainsi qu’à leurs organisations internationales. Mais le premier procédé démontre très vite son insuffisance (il n’y aura qu’une seule manifestation, ratée), tandis qu’au bout de cinq mois, le second produit la crise internationale la plus grave que le Danemark ait subie depuis la Deuxième guerre mondiale : les représentants autoproclamés d’une minorité immigrée sont parvenus à enrôler dans leur cause d’importants représentants de l’islam mondial et, potentiellement, son milliard trois cents millions de fidèles.
La Critique est-elle laïque ? Non, bien sûr !
Donc, les auteurs de l’ouvrage américain de 2009 ont entrepris de répondre à la question de savoir si la « Critique » est ou non « laïque ». Le choix de cet adjectif par les traducteurs français semble venir d’une intention de radicaliser le propos des auteurs, ce qu’ils font de deux manières. D’une part, en attribuant une majuscule à « critique » afin de souligner le caractère vénérable de cette activité, destinée à déstabiliser les évidences et les certitudes, tout « ce qui va de soi ou qui paraît donné dans l’ordre des choses »7. D’autre part, en optant pour le concept français de « laïcité », et en désignant ses partisans par le terme de « laïcistes » :
« Malgré les différences historiques considérables entre le monde anglo-saxon et la France, et donc entre secularism et laïcité, nous avons pensé que leurs points communs étaient plus nombreux et plus décisifs dans ce contexte : réduction du religieux à une croyance intime, neutralité supposée de l’État, dimension normative de cette neutralité, etc. »8
Inutile d’objecter aux auteurs de La Critique est-elle laïque ? que leur définition est impropre et qu’elle repose, comme Catherine Kintzler ne se lasse pas de le répéter, sur une confusion entre le domaine de l’autorité publique (qui s’abstient en matière de croyance et d’incroyance) et celui de la société civile, libre d’afficher en public ses opinions, même religieuses. Car ces auteurs n’entendent nullement construire philosophiquement un concept de laïcité, mais proposer une généalogie à la Foucault (il y aurait une épistémè du secularism, concept politique permettant à « l’État libéral » de produire un certain type de sujet), dont Talal Asad a publié le résultat en 1993, et qui a rapidement fait école9. Le principe de neutralité ne serait alors qu’une ruse de l’État moderne, qui assurerait favoriser le libre épanouissement des religions afin de mieux les reléguer dans le champ clos de l’intimité personnelle et donc les plier à ses normes.
Or cette proposition insoutenable – « l’État libéral » cantonnerait les religions dans le for intérieur des citoyens – permet aux auteurs d’en avancer une autre, qui paraît constituer la cible principale du volume : jamais l’État moderne n’a réellement procédé à une quelconque séparation avec la religion (il s’est contenté d’en absorber ceux des aspects qu’il ne pouvait pas anéantir) ; par ailleurs, il n’est pas souhaitable qu’une semblable séparation soit jamais imposée à ces nouveaux venus dans les démocraties euro-américaines que sont les musulmans.
Selon Wendy Brown, les participants au séminaire Is Critique Secular ? se sont rassemblés sur ce projet : depuis les Lumières et Marx, la critique de la religion a été un préréquisit de la pensée critique ; cent cinquante ans plus tard et dans un monde radicalement transformé, où en sommes-nous ? La réponse à cette question exige qu’on accepte de « mettre à l’épreuve le caractère supposément laïc de la Critique » – d’où la forme interrogative du titre10. Toutefois, le propos oscille perpétuellement entre deux registres, celui de l’assertion dogmatique (non, la Critique n’est pas laïque, malgré le préjugé tenace qui « domine l’université occidentale dans son ensemble ») ; et celui de l’interrogation, qui paraît avoir été adopté pour sa vertu magique, car sa forme, par elle-même, effectuerait la « dispersion […], dissémination et désorientation » des idées reçues11.
L’affaire des dessins vue par la Critique
Le séminaire de 2007 a jugé que la crise des dessins danois lui offrait une « occasion extraordinaire » pour apercevoir les conventions jusque-là inaperçues qui régissent les discours sur « la laïcité, la religion, l’insulte, l’offense, le blasphème, la liberté d’expression, la dissidence et la critique ». Les exposés de Talal Asad et Saba Mahmood ont alors joué un rôle central, puisqu’ « ils se concentraient sur l’affaire des caricatures danoises, c’est-à-dire sur les protestations et les débats autour de la publication en 2005, dans un journal danois, d’une série de dessins caricaturant le prophète Mahomet »12.
Quatre commentaires sont ici nécessaires. En premier lieu, la traduction de l’ouvrage (comme c’est aussi le cas dans la presse française) parle de « caricatures » pour désigner douze dessins de presse dont quatre seulement satirisent le Prophète. Or le texte américain du livre parle de cartoons, un terme générique qui recouvre l’ensemble des dessins de presse humoristiques ; et l’on se souvient que la consigne du Jyllands-Posten – « Dessinez le Prophète comme vous le voyez » – laissait ouvertes toutes les possibilités, et que les artistes l’avaient comprise ainsi. En deuxième lieu, Wendy Brown n’indique ni les circonstances dans lesquelles le journal danois a entrepris cette expérience (vérifier l’existence, chez les artistes, d’une peur de dessiner Mahomet), ni le contexte éditorial de leur publication, le dossier sur l’apparition récente de ce sentiment de menace au Danemark et en Suède. En troisième lieu, cette affaire a certes suscité des « protestations » et des « débats », mais aussi une crise internationale majeure, et une épidémie de violences (avec de nombreux morts et blessés, ainsi que des destructions de bâtiments) que ses instigateurs ont eu le plus grand mal à éteindre. En quatrième lieu, entre la publication des dessins et la fin de la crise de très nombreux acteurs sont intervenus : il conviendrait de les identifier, et de préciser quelle fut leur action au jour le jour, car il aura fallu leurs efforts cumulés pour produire une « affaire ».
La Critique est-elle laïque ? prend donc son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet, en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism : tous deux figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.
Talal Asad et la guerre de civilisations
Malgré ma fréquentation de l’œuvre de Talal Asad, j’ai quelque mal à comprendre selon quels principes de méthode il a constitué l’objet empirique dont traite sa contribution à ce volume, « Liberté d’expression, blasphème et critique laïque ». De toute évidence, il a en tête une formation idéologique, la « civilisation occidentale » et son antagonisme obsessionnel avec « la civilisation islamique ». C’est le thème principal de son travail depuis les années 90, mais cette fois, Asad a pris comme angle d’attaque un aspect particulier de la crise des dessins de Mahomet, les idées véhiculées par les Euro-Américains au cours de l’abondant débat public auquel elle a donné lieu.
Pourtant, plutôt que de les exposer et de les mettre en rapport avec les événements que ces polémiques commentaient, Asad les fourre dans une ample besace censée contenir l’idéologie de l’Occident : des slogans de politiciens néoconservateurs américains en 2001 (la « guerre au terrorisme » islamique), la pensée de Francis Fukuyama (l’annonce, en 1992, de la victoire idéologique du libéralisme), le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne (qui, quelques mois après la fin de la crise danoise, se serait emparé de la raison grecque pour en doter le christianisme et combattre un islam qui convertirait par l’épée13), les thèses de Marcel Gauchet sur le christianisme comme religion de la sortie de la religion (1985), des discours xénophobes de politiciens danois sur l’immigration musulmane, une phrase tirée de l’Évangile selon Saint-Jean (« seule la vérité libère » même si elle blesse, fondement supposé de l’injonction à froisser les convictions d’autrui), etc.
Or si l’on prend la peine d’examiner d’un peu près la crise danoise, elle ne montre guère à l’œuvre un Occident chrétien unanime, mobilisé dans une action de masse contre « l’islam ». Ainsi : en 2005-2006, la classe politique et la presse danoises ont été très partagées sur la publication des dessins comme sur les moyens de sortir de la crise ; la population non musulmane n’a pas suivi les idéologues des partis ou des médias, car elle a établi une distinction nette entre l’action des imams salafistes du Comité de défense du Prophète et l’opinion des musulmans vivant au Danemark, reconnaissant d’ailleurs à tous le droit à la liberté d’expression14 ; toutes les institutions religieuses du pays ont désapprouvé la parution des dessins de Mahomet, etc. Bref, à part l’extrême-droite, dont un parti participait à la majorité gouvernementale sans avoir d’impact direct sur la solution de la crise, la nation danoise ne s’est nullement constituée en « civilisation occidentale », sûre de son hégémonie, et acharnée à punir la « civilisation islamique » d’avoir menacé la liberté d’expression. Au demeurant, l’énorme majorité des musulmans vivant au Danemark a refusé de se solidariser avec les imams du Comité, et même de manifester contre les dessins – bien que, évidemment, elle ne les ait pas applaudis.
De même, Talal Asad a beau enrôler Benoît XVI dans son idée fixe – l’Occident, la démocratie, la notion de la vérité qui libère, etc., seraient issus du christianisme, lequel est en guerre avec l’islam -, le pape n’en a pas moins condamné la publication des dessins danois, comme l’ont fait d’ailleurs toutes les religions organisées : il y a un bon demi-siècle qu’en matière de « blasphème », elles font cause commune contre ceux qu’elles appellent les « laïcistes ». Enfin, la plupart des dirigeants des États occidentaux (à l’exception d’Angela Merkel) et des grandes organisations internationales ont condamné la publication des dessins, et fait l’impossible pour calmer le conflit. C’est même la raison pour laquelle, en février 2006, la presse européenne a diffusé les dessins du Jyllands-Posten : elle estimait la liberté d’expression menacée par la démission des dirigeants euro-américains autant que par les porte-paroles de l’islam à travers la planète.
Pour sa part, Talal Asad n’estime pas que la liberté d’expression ait été à aucun moment été menacée dans cette affaire. Certes, « la communauté musulmane » a « réagi » à la publication des « caricatures » du Jyllands-Posten, mais c’est la réaction euro-américaine à la réaction musulmane qui pose question à l’anthropologue : pourquoi « la société laïque libérale » ne tolère-t-elle pas qu’on soulève publiquement une objection religieuse ? Du fait qu’il se cantonne à l’analyse des discours « occidentaux-chrétiens », Asad omet de signaler que les objections des imams indignés se sont situées dans le cadre normal du débat public – celui de la société civile – tant que leurs auteurs se bornaient à protester et à organiser des manifestations. Ils étaient en effet parfaitement fondés à s’élever contre la publication de dessins du Prophète15, et bien sûr à invoquer leur sensibilité religieuse blessée par la publication des quatre caricatures. Pour qu’une affaire proprement politique puisse naître, il a fallu des actions d’une toute autre nature : que ces imams contactent l’ambassadrice d’Égypte à Copenhague, que celle-ci mobilise ses collègues de pays musulmans en poste au Danemark, que des courriers diplomatiques soient échangés avec le Premier ministre danois, que le Comité Européen de défense du Prophète effectue un voyage au Moyen-Orient, etc. Cette discrète activité internationale des imams ne fut connue de la presse danoise que deux semaines après leur retour : le scandale fut tel que le Comité européen de défense du Prophète déclara une paix unilatérale au gouvernement, et qu’ils se tint désormais soigneusement à l’écart de l’affaire qu’il avait suscitée.
Aussi n’ai-je pas réussi à comprendre sur quoi Talal Asad se fonde quand il prétend s’appuyer sur le cas de l’affaire danoise pour propulser la Critique au-delà de la laïcité16.
Les passions morales et leurs effets
Dans un paragraphe de sa communication intitulé « Comment les Musulmans pensent-ils la liberté d’expression ? », Talal Asad nous dit qu’en islam, la croyance n’est pas conçue comme un ensemble d’idées, de propositions auxquelles on adhérerait parce qu’on les tiendrait pour vraies (« croire que… »), mais comme un engagement que le fidèle prendrait envers Dieu devant sa communauté (« croire à… », « avoir foi en… »). Dans son for intérieur, le musulman peut penser ce qu’il veut, y compris que Dieu est une crapule ou un non-être : tant qu’il garde son opinion pour lui, il demeure en accord avec les prescriptions de l’islam. Par contre, toute communication hétérodoxe, même en privé à ses proches et a fortiori dans la société civile ou dans l’espace public, doit être sanctionnée, parce qu’elle est assimilée à une tentative de séduction d’autrui : elle « travaille à le rendre infidèle, à lui faire rompre un engagement social existant », et de ce fait, elle met en danger « l’ordre social », « la communauté ». Malgré les manœuvres rhétoriques d’Asad, qui exalte à plusieurs reprises le respect de la tradition islamique pour la liberté intérieure (car le forçage des consciences, normal dans le christianisme, y est prohibé), et la conception sophistiquée qu’elle se fait de la séduction, le message de l’islam est clair : il reconnaît absolument la liberté de croyance, mais il interdit absolument la liberté d’expression – dès lors, la question de savoir comment il « pense » celle-ci paraît secondaire.
L’auteur noircit plusieurs pages dans l’intention de nous faire saisir la logique de la condamnation pour apostasie qui frappa en 1995 le professeur égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, car il avait enseigné l’herméneutique du Coran (plusieurs années après Mohammed Arkoun en France). Selon Asad, Abu Zayd a enfreint les règles de « l’engagement islamique », il est donc normal qu’il soit condamné à subir les « conséquences sociales » de sa conduite : renvoi de l’université, dissolution de son mariage… (l’auteur ne signale ni que les plaignants étaient des salafistes, ni que le professeur Abu Zayd dut s’enfuir avec son épouse pour demeurer marié et survivre)17. Ces pages, dont la logique échappe à la première lecture, ont en réalité pour objectif de faire comprendre à la fois pourquoi il est urgent de rompre avec une conception laïque de la religion, et quelle notion en avaient les musulmans du Moyen-Orient et d’Asie qui ont protesté avec violence contre les « caricatures » de Mahomet en 2005-2006.
Selon Asad, puisque la foi islamique n’a pas de contenu propositionnel (elle ne dit pas ce qu’il faut croire) et qu’elle est un « engagement » de toute la personne envers Dieu-et-la-communauté (il faut avoir foi en ce monolithe), les Occidentaux devraient cesser d’être surpris par la « violence irrationnelle des musulmans face à la publication des caricatures »18. Comment le fidèle pourrait-il « garder le silence » devant un blasphème dont la présence menace « cette relation vivante » ? il exprime ses croyances parce qu’il « doit le faire ». Les modernes héritiers du christianisme ont été habitués par le processus de sécularisation à donner des contenus propositionnels à leurs idées sur Dieu, à particulariser leurs liens (avec Dieu, avec la société, avec le prochain), à pratiquer le détachement envers les « engagements », et à refuser tous les tabous : il est temps qu’ils admettent qu’ils ont désormais parmi eux des gens susceptibles d’agir, éventuellement avec violence, en vertu de « passions morales », au nom d’une « religion politique ». (Asad ne signale pas qu’ils sont aidés en cela par le poids géopolitique des États dans lesquels l’islam est majoritaire, et par le fait que l’islam est la seule religion au monde à disposer d’une organisation internationale reconnue, l’Organisation de la Conférence islamique. Celle-ci a proclamé en 1990 une Déclaration des droits de l’homme en islam, placés sous l’autorité de la Ummah et de la charia ; la liberté de religion en est exclue, et la liberté d’expression soumise à des limitations drastiques.)
L’islam dévot et la sémiotique de l’image
Saba Mahmood est connue du public français pour l’enquête qu’elle a effectuée au Caire, de 1995 à 1997, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique19. Arrivée en Égypte féministe laïque, elle semble y avoir eu la révélation de ce que peut un mouvement religieux, surtout quand il concerne des femmes qui s’inculquent mutuellement les pratiques de piété et l’intériorisation des vertus islamiques. La plus importante d’entre elles est la modestie, dont Mahmood nous détaille l’apprentissage, mais en insistant sur l’extraordinaire autonomie (la fameuse agency) que, paradoxalement, ces femmes conquièrent grâce leur passage par le « mouvement des mosquées ». Problème : cette ethnographie si minutieuse ne fait aucune référence à l’organisation du mouvement, à son histoire, à sa relation avec un quelconque courant religieux ou politique, ni, enfin, à une quelconque autorité masculine. L’anthropologue américaine paraît du moins avoir découvert à cette occasion qu’une religion est plus qu’une doctrine, un ensemble d’idées sur les êtres naturels et surnaturels, plus même qu’un ensemble de textes sacrés, des rites et des règles de conduite : c’est avant tout une réunion de communautés vivantes qui font circuler des valeurs spirituelles entre l’espace collectif (« public ») et le for intérieur de ses membres.
Dans La Critique est-elle laïque ?, la communication de Saba Mahmood porte sur « l’affrontement » implacable entre deux « visions du monde », « laïque » et « religieuse », que l’affaire des dessins de Mahomet aurait dévoilé avec un singulier éclat20. À l’instar de ses collègues, l’anthropologue affirme que « l’État laïc », tout en se prétendant neutre en matière de convictions ultimes, promulgue des lois qui contraignent les religions de multiples manières, et qui en réduisent le domaine d’exercice au « privé », le for intérieur des individus21. Or, quand ils travaillent sur le terrain, les anthropologues ne rencontreraient jamais des individus (ces fictions juridiques, dont la loi dit qu’ils opèrent librement leurs choix entre les « doctrines » auxquelles ils sont susceptibles d’adhérer), mais seulement des personnes, des êtres complexes, engendrés par une communauté qu’ils n’ont pas choisie et qui fait d’eux ce qu’ils sont, y compris en matière religieuse.
À travers le monde, les musulmans hostiles à la publication des dessins danois y ont réagi soit par des protestations verbales, soit par des violences. Parmi ces conduites, Saba Mahmood élimine les violences et les plaintes relatives à la commission d’un blasphème par les artistes : non pas qu’elle les dénie, mais parce qu’elle les juge inappropriées. Elle voudrait en effet mettre sa compétence professionnelle au service de la cohabitation pacifique de tous dans des sociétés euro-américaines désormais multiculturelles. Aussi, se pose-t-elle cette unique question sur les événements de 2005-2006 : pourquoi les partisans de la « vision laïque du monde » ont-ils été incapables de comprendre l’offense subie par les musulmans, le fait qu’ils aient ressenti une atteinte portée à l’image du Prophète comme si elle avait visé leur personne propre ? Plus précisément : pourquoi les non-musulmans ont-ils été incapables de voir que les « caricatures » n’étaient pas pour les fidèles de l’islam de simples « représentations », car la personne de Mahomet est pour eux une « figure d’exemplarité » avec laquelle ils ont « une relation plus proche de l’assimilation et de l’incorporation que de la représentation »22 ?
Son analyse porte donc exclusivement sur une fraction des fidèles de l’islam, qu’on pourrait désigner par le terme de dévots, afin de souligner leur engagement dans des pratiques d’adoration les conduisant à se souder à la personne du Prophète. Or même une « laïciste » dans mon genre peut parfaitement comprendre qu’ils aient ressenti une « blessure morale » devant des caricatures du Prophète (quatre dessins sur les douze qu’a publiés le Jyllands-Posten), et qu’ils se soient sentis atteints au plus profond d’eux-mêmes. Pourquoi Mahmood s’imagine-t-elle que j’ai l’esprit bouché par « la sémiotique classique de l’image » (qui semble avoir été promulguée avec les lois de laïcité), et que je ferais mieux de l’échanger avec une autre, qui fait des images des êtres dotés d’agencéité ? Il se trouve que je lis depuis quinze ans les publications relatives à cette théorie de « l’acte d’image », qui tente de démontrer que les images ont un effet par elles-mêmes sur leurs spectateurs, indépendamment des dispositions intérieures de ceux-ci et des intentions de l’artiste. Selon Mahmood, cette théorie permettrait d’avancer « que les images sont des êtres animés, vivants, sensibles, renfermant des sentiments, des intentions et des désirs, et qu’elles exercent une action sur le monde qui ne tient pas à la seule interprétation » du spectateur ; car « elles créent une forme de relation au spectateur, elles apportent une transformation sociale, elles agissent sur le réel ». L’anthropologue conclut triomphalement : « Voilà pourquoi […] certaines images sont ‘offensantes ' »23. Voilà pourquoi votre fille est muette.
S’il se vérifiait toutefois que les images, dès l’instant de leur publication, échappent à ce point à leurs créateurs, je ne vois pas quelle politique serait concevable, sinon une interdiction universelle des images, au titre du principe de précaution — qu’il s’agisse de dessiner des Prophètes, des bambins ou des voitures. Comme cela ne semble pas être la voie vers laquelle l’humanité se dirige, j’aimerais au moins que Mahmood explicite ce qu’aurait dû faire la rédaction du Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 : puisque des chrétiens n’ont pas à se soumettre aux interdits d’autres religions, les artistes étaient donc en droit de représenter le Prophète ; mais concrètement, comment auraient-ils dû le faire, puisque fatalement leur création devait leur échapper ? Déjà, les auteurs de La Critique est-elle laïque ?, sans pourtant avoir donné à penser qu’ils étaient eux-mêmes des dévots, ont vu des caricatures dans tous les dessins. L’on peut craindre dès lors que les artistes danois auraient eu beau faire, dès lors qu’ils produisaient une image du Prophète, elle aurait fatalement « bouleversé la relation affective », ou « violé l’intimité » que les « musulmans pieux et orthodoxes » entretiennent avec leur « figure d’exemplarité »24. Ergo, seuls les musulmans sont fondés à le dessiner. Mais justement, c’est interdit. Au secours.
La Critique non laïque est-elle une activité sensée ?
Notes
1 – La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, par Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood (2015), traduit par Francie Crebs et Franck Lemonde, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 182 pp.
2 – Dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (voir les références à la note 4). Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages. On trouvera une bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’École des hautes études en sciences sociales qui a consacré une journée d’étude à ses travaux en 2012 http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408
3 – Berkeley, Townsend Center for the Humanities, 154 p.
4 – Paris, 2007, Les prairies ordinaires. Je l’ai republié l’an dernier chez Fayard, augmenté de données et des réflexions sur les affaires Rushdie en 1989 et Charlie-Hebdo/l’Hyper-Cacher en janvier 2015. Mon travail se fonde sur une enquête effectuée au Danemark, et sur la consultation de la presse des pays concernés.
5 – Talal Asad estime « trop facile » mais sans dire pourquoi l’idée d’une « peur paralysante de critiquer les musulmans » chez les artistes (op. cit. p. 74).
6 – Favret-Saada, op. cit., pp. 81-86.
7 – La Critique majuscule, ce sera l' »examen raisonné et systématique », et non le criticism, banal jugement de valeur, souvent défavorable (id. pp 19-20). Wendy Brown en parle aussi comme de « la Critique politique, sociale, et culturelle » (ibid. p. 22).
8 – « Note sur la traduction », ibid. pp. 19 et 20. Les traducteurs ne commentent pas le fait qu’en parlant de « laïcistes », ils emploient le même terme que les dévots du christianisme, selon qui les laïques manquent par définition de modération.
9 – 1993, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford University Press. 2006 ; David Scott & Charles Hirschkind, eds. Powers of the Secular Modern : Talal Asad and his Interlocutors, Stanford, Stanford University Press.
10 – Wendy Brown, Introduction, ibid. pp. 21 et 22. Ou encore : « La Critique est-elle ou doit-elle être laïque en elle-même ? La laïcité est-elle un préréquisit de la Critique ? » (ibid. p. 33).
11 – Les amateurs de novlangue déconstructiviste trouveront p. 22 une vingtaine de lignes savoureuses.
12 – Wendy Brown, ibid. p. 21.
13 – Malgré sa maladresse, le discours de Benoît XVI semble plutôt avoir voulu réunir la Chrétienté et l’Islam sous le patronage du logos – en engageant il est vrai l’islam à entrer dans le conflit des interprétations de la tradition. Cf. Jean Bollack, Christian Jambet, Abdelwahab Meddeb (2007), La conférence de Ratisbonne : enjeux et controverses, Paris, Bayard Presse.
14 – De jeunes sociologues danois ont effectué une inventive enquête d’opinion au plus fort de la crise : Sniderman, Paul M., Petersen, Michael Bang, Slothuus, Ruth, Stubager, Rune (2014), Paradoxes of Liberal Democracy. Islam, Western Europe, and the Danish Cartoon Crisis, Princeton, Princeton University Press.
15 – Peu avant le 30 septembre 2005, l’un d’entre eux, Ahmed Abu Laban, téléphona au rédacteur en chef du Jyllands-Posten pour le convaincre de ne pas enfreindre l’interdit religieux de l’islam : cette démarche n’était que déplacée. Elle eut pour effet de confirmer le journal dans le bien-fondé de son projet.
16 – Talal Asad évoque de façon oblique Edward Saïd, l’auteur de Orientalisme (1978, Londres, Routledge and Kegan Paul), sans préciser que celui-ci a été foncièrement libéral, démocrate, et laïque, qu’il dénonçait sans ambages ce qu’il ne craignait pas d’appeler « le fondamentalisme musulman » (notamment dans le mouvement Palestinien), et qu’il a exhorté les intellectuels du Moyen-Orient à prendre publiquement la défense de Salman Rushdie (« Contre les orthodoxies », dans Pour Rushdie, Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, Paris, 1993, La Découverte, pp. 257-258).
17 – Il se trouve que j’ai étudié ce cas, et que j’ai lu la même bibliographie en anglais et en français que Talal Asad. Il ne dit pas qu’au cours des années 1990, des activistes salafistes ont investi les institutions judiciaires égyptiennes, les contraignant à appliquer la charia contre quelques esprits libres ; et que des attentats ont été commis contre des journalistes et des écrivains : c’est à cette époque que Naguib Mahfouz a été attaqué au couteau, que Farag Foda a été assassiné, etc.
18 – Ibid. p. 35, n. 2.
19 – Traduction N. Marzouki, Paris, La Découverte, 2009. Saba Mahmood enseigne l’anthropologie sociale et culturelle à l’université de Berkeley.
20 – J’avoue n’avoir pas saisi la pertinence du chiasme qu’elle introduit dans son titre, « Raison religieuse et affect laïque : un clivage incommensurable ? » – bien que j’aie scruté le texte avec attention, ainsi que trois interviews que Mahmood a données à Paris (Mediapart, 25 décembre 2015, Le Monde, 8 janvier 2016, et Libération, 18 janvier 2016).
21 – Encore la méprise (décidément increvable) sur les domaines respectifs du « privé » et du « public » en régime laïque. Selon Mahmood (Mediapart), l’Etat laïque « désarticule » le lien « entre le ressenti intérieur et la manifestation extérieure, entre l’intimité de la foi et l’expression publique de celle-ci ».
22 – Extraits de son interview à Mediapart.
23 – Le Monde. Comme lectrice des travaux sur « l’acte d’image », je signale qu’ils n’osent pas souvent des affirmations aussi naïvement animistes que celles-ci.
24 – Extraits des interviews de Mahmood à Libération et Le Monde.
© Jeanne Favret-Saada et Mezetulle, 2016.
Ping : Histoire des Caricatures Danoises | LaïCité Midi
Bonjour,
Je suis le co-traducteur de l’ouvrage La critique est-elle laïque ? dont il est ici question. Je ne tiens absolument pas à entrer dans une polémique interminable, plutôt à dissiper un malentendu. En aucun cas, à aucun moment cet ouvrage ne prétend éconduire la laïcité, comme le titre de l’article voudrait le faire croire, ni prôner une « critique non laïque », ou « anti-laïque ». La tournure interrogative n’était pas là pour une supposée vertu magique, mais pour ouvrir un espace de réflexion, de recherche, là où un certain confort intellectuel semblait de mise. Il ne s’agissait certes pas de « propulser la Critique au-delà de la laïcité », mais plutôt d’engager la laïcité à un mouvement d’autocritique, pour ne pas reproduire un nouveau dogmatisme. Celui qui consiste à placer tous les droits du côté de la « raison » et tous les torts du côté de la « religion ». Non pas pour renverser l’opposition terme à terme, banaliser ou justifier les violences commises au nom du religieux, mais engager un mouvement de « traduction culturelle ». Visiblement c’est râté. Que l’ouvrage ne couvre pas la totalité de « l’affaire » des caricatures, que les choix de traduction soient discutables, nous en avons conscience. Mais en attribuant aux auteurs une sorte de théorie complotiste à des fins de manipulation, vous ne me semblez rendre justice ni au ton, ni au contenu de ce livre. Celui-ci n’est pas un manifeste, il n’a pas l’Occident pour cible, ni l’Islam pour drapeau. Il n’aspire qu’à étendre le champ d’intelligibilité de pratiques (religieuses) jugées irrationnelles sans trop d’examen, et à s’interroger sur les limites de pratiques (libérales) jugées rationnelles sans trop d’examen. Mais il semblerait que toute tentative de désacralisation de la liberté d’expression (expression de quoi ? à quelles fins ? de quelle manière ? aux dépens de qui ?) ou de redéfinition de la laïcité (dont il est bien dit qu’elle n’est pas « seulement » la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais « aussi » une régulation de celle-là par celui-ci; ce n’est pas un chef d’accusation mais un phénomène historique) soit aujourd’hui assimilée à du sabotage anti-occidental ou de la collaboration pro-terroriste. Toute tentative de traduction culturelle est identifiée à de la complaisance avec l’ennemi. Il reste peu de place pour le dialogue. Je suis désolé de voir que l’ouvrage suscite l’effet contraire de celui escompté. Cordialement, Franck Lemonde
Mezetulle a reçu la réponse de Jeanne Favret-Saada :
************
Donc, « la laïcité » et « la religion » constitueraient deux « cultures » différentes aux langages mutuellement intraduisibles car la première, cédant au « nouveau dogmatisme », se serait attribué le bénéfice exclusif de la « raison » et des droits politiques. Donc, les auteurs de La Critique est-elle laïque ? entendraient rétablir la possibilité d’une « traduction culturelle » entre leurs « pratiques » respectives. Comme anthropologue, j’enregistre toutefois que mon contradicteur applique le vieux concept de « culture », mille fois stigmatisé pour sa désespérante polysémie, à ces ensembles empiriques improbables que constituent « la laïcité » et « la religion » — un placage que les auteurs du livre ont d’ailleurs tenté d’éviter pour ne pas encourir le reproche de relativisme.
Au surplus, puis-je signaler à Franck Lemonde qu’il n’existe aucun conflit de principe entre « la laïcité » et « la religion », puisque nombre de croyants estiment que seul un régime de laïcité peut protéger la liberté religieuse. Les conflits, quand il y en a, sont avec certaines versions de certaines religions, pour qui la communauté de foi est au principe de l’association politique.
JF-S
Je me suis mal fait comprendre: c’est précisément contre l’idée qu’il y aurait un conflit de principe entre laïcité et religion que l’ouvrage est bâti. Autant que je sache, je n’ai pas appliqué le vieux concept de « culture », dont je n’ignore pas la caducité en anthropologie, mais celui de « traduction culturelle », utilisé par Judith Butler (p. 114) et par Wendy Brown (p.176). Ce n’est pas tout à fait la même chose, et c’est peut-être pour remédier aux défauts du concept de « culture » que celui-ci a été proposé: il s’agit d’étudier des traditions discursives, aussi concrètes, changeantes et cohérentes que des langages. Et c’est précisément pour témoigner de la traduisibilité de ces formes de vie (sans gommer les points d’opacité), que l’ouvrage a été entrepris. Un bel exemple me semble être le rapprochement entre le modèle « assimilatif » du rapport au Prophète en Islam et celui du Corpus Christi dans la tradition chrétienne opéré par Saba Mahmood. Pour information le dernier ouvrage de cette dernière traite des minorités religieuses au Moyen-Orient, j’ose espérer qu’il vous convaincra davantage de son sérieux et de son équité.
Mezetulle a reçu la réponse de Jeanne Favret-Saada :
***********
Selon mon contradicteur, La Critique est-elle laïque ? est bâti contre l’idée qu’il y aurait un conflit de principe entre laïcité et religion. Il oublie toutefois de préciser quels efforts particuliers seraient nécessaires pour assurer un état de paix perpétuelle : la religion et la politique ne seraient plus séparés ; et les Etats reconnaîtraient aux religions (ces « communautés »), le droit de faire valoir leurs exigences sur celles des individus. Au lecteur de juger si de telles conditions n’engagent que la « traductibilité » d’un « discours » dans un autre.
Je partage pleinement les réserves de Jeanne Favret Saada quant à cet ouvrage, et on peut vraiment se poser la question de la pertinence d’une telle traduction. Ce livre et les thèses qui y sont avancées ont bien heureusement fait l’objet de fortes critiques dans le monde académique anglophone, qui n’est pas complètement acquis à l’idéologie post-séculière. Je renvoie les lecteurs du site à deux vives critiques, une de Andrew March, un libéral tendance John Rawls, une de Amir Mufti, spécialiste de Edward Said (qui était laïc comme Jeanne Favret Saada le rappelle opportunément) :
https://www.academia.edu/462864/_Speaking_about_Muhammad_Speaking_for_Muslims_
https://www.academia.edu/5566365/Why_I_Am_not_a_Postsecularist
Jeanne Favret Saada écrit : « leur définition est impropre et elle repose, comme Catherine Kintzler ne se lasse pas de le répéter, sur une confusion entre le domaine de l’autorité publique (qui s’abstient en matière de croyance et d’incroyance) et celui de la société civile, libre d’afficher en public ses opinions, même religieuses ».
J’étais justement en train de lire un ouvrage – français cette fois – qui réitère le même type de confusions. En voici un extrait : « Considérer la religion comme une affaire exclusivement privée, n’est-ce pas ostraciser le religieux en l’empêchant de jouer pleinement son rôle dans l’espace public ? (…) Il y a place pour une reconnaissance citoyenne et laïque des religions dans la sphère publique » (Jean-Paul Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique, pour une laïcité de reconnaissance et de dialogue, 2008, p. 8)
Mais depuis quand la laïcité réduit-elle la religion à une affaire privée ? Comme le rappelle Jeanne Favret Saada ici-même, en régime de laïcité l’espace de la société civile rend libre d’afficher en public ses opinions, même religieuses. Et vous aurez sans doute remarqué, dans l’extrait précédent de Willaime, le passage de « espace public » à « sphère publique », posés comme à peu près équivalents. Alors que la différence est évidemment de taille…
Autre exemple : « si le processus d’autonomisation du politique par rapport au religieux est une conquête importante des sociétés démocratiques, cela ne signifie aucunement la fin des relations entre ces deux pouvoirs » (même livre p. 14). Ah bon, le « religieux » est un « pouvoir » ?
L’auteur est directeur d’études à l’EPHE –Sorbonne et a été longtemps directeur de l’Institut Européen en Sciences des Religions. Il y a donc effectivement du souci à se faire.
Ping : Info Dernière février 2016 | LaïCité Midi
Ping : "Au bon plaisir des 'docteurs graves'. À propos de Judith Butler" de S. Prokhoris, lu par J. Favret-Saada - Mezetulle
Ping : On vous ment ! - La laïcité (enfin) alternative de Joan Scott - Mezetulle
Ping : Genre et islamisme intersectionnel - à partir de Judith Butler - Mezetulle