« Après le relativisme » d’Emmanuel-Juste Duits

Dans son essai Après le relativisme, Emmanuel-Juste Duits1 part de plusieurs constats révélateurs de la crise profonde qui selon lui affecte la France : fragmentation de la société en communautés antagonistes, confusion et désorientation collectives et succession infinie de débats monolithiques où l’on donne dans la psychiatrisation permanente de l’adversaire. Cette guerre de tous contre tous est mue par le relativisme postmoderne qui a abandonné l’idée de vérité au profit d’un nihilisme mortifère où règnent les évidences et les croyances irrationnelles.

Cet essai tente d’esquisser les bases théoriques qui permettraient de sortir du manichéisme infernal d’une société qui ne supporte plus la contradiction et qui a remplacé la confrontation intellectuelle par de faux débats où « l’opinion s’érige en un droit sacré » (p. 23). C’est ce qu’Emmanuel-Juste Duits appelle le « post-relativisme » (p. 74-77) : méthode opérative contre la « mauvaise complexité » intellectuelle qui a tourné le dos à la vérité (p. 151) et dont l’auteur dégage trois principes : l’argumentation rationnelle qui donne de la pertinence à la discussion, la permanence des idées qui rendent lisibles les points de vue et la stabilité argumentaire qui prend sa source dans le passé (p. 142-145).

Même si l’auteur se réfère à des figures aussi différentes que Socrate, Descartes, Kant, Popper, Habermas et même Boudon, le lecteur reste souvent sur sa faim et a parfois l’impression d’avoir affaire à un mélange d’idées et de références, de passer d’un questionnement à un autre sans véritable approfondissement et sans que l’on sache toujours où l’auteur veut en venir. Sont ainsi effleurés des thèmes essentiels en rapport avec le sujet principal du livre comme le problème du multiculturalisme (p. 43), le lien entre « vivre-ensemble » et relativisme, la pertinence ou non d’établir une hiérarchie entre les civilisations (p. 48) ou la notion d’espace public (p. 87, 112 et 114) que l’auteur a raison de défendre.

Nous suivons l’auteur dans sa proposition de reconstruire la raison par la création des espaces non partisans de confrontation intellectuelle (p. 134-137) qui réhabilitent le dissensus, un cadre où la recherche du vrai passe par la présentation structurée, méthodique et précise des arguments afin de « renouer avec le geste de la philosophie antique » (p. 139) et de contrer les forces irrationnelles du relativisme.

En revanche, nous ne suivons pas sa critique contre « les républicains farouches » (p. 12) (qui sont-ils exactement ?) qui imposent leurs valeurs par la force, un peu comme des « talibans » (sic) (p. 155), en interdisant, par exemple, « les signes religieux ostentatoires » (p. 53) – l’auteur oublie de spécifier que cette interdiction n’est valable que dans l’espace qui participe de l’autorité publique. Nous ne suivons pas non plus certaines affirmations approximatives comme celle de l’existence d’une prétendue « position « universaliste » porteuse de dérives » (p. 47), ni celle qui établit un lien entre Lumières et esclavage ou l’amalgame simpliste entre le colonialisme et Jules Ferry (p. 49). Son plaidoyer en faveur d’une « coexistence pacifiée des différentes philosophies et religions » (p. 157) laisse perplexe puisqu’une telle « coexistence » – qui met sur le même plan la croyance et l’incroyance – nous ferait retrouver inévitablement le relativisme et la logique du dialogue infini. C’est également le cas de sa défense de « la pensée complexe » d’Edgar Morin (p. 75 et 110) dont le discours jargonnant a précisément nourri le relativisme culturel, notamment en matière d’éducation.

Le livre d’Emmanuel-Juste Duits, malgré quelques réflexions intéressantes, contourne une idée-clé : la puissance du désaccord argumenté qui, loin de diviser, réunit et nous éloigne de l’alignement idéologique, volontiers relativiste, du renoncement à la raison et de la segmentation de l’humanité. Le désaccord ainsi conçu est un puissant antidote contre le relativisme, la graine qui fait éclore la liberté de conscience et donc la laïcité.

© Jorge Morales et Mezetulle, 2016.

  1. Emmanuel-Juste Duits, Après le relativisme, Paris : Cerf, 2016. Rappelons que l’auteur a publié en collaboration avec Didier Barbier La Logique de la bête, 2014, éd. de l’Eclat – voir l’article. []

1 thoughts on “« Après le relativisme » d’Emmanuel-Juste Duits

  1. Emmanuel-Juste Duits

    Cher Jorge Morales,

    tout d’abord merci pour votre lecture attentive et vos critiques argumentées de mon texte.

    Je comprends ces critiques mais il me semble qu’il y a quelques malentendus sur ma position, notamment quand je parle de l’universalisme républicain. Je fais part de critiques envers l’universalisme, critiques dont me semble-t-il il faut tenir compte, mais je ne les fais pas miennes. Mon but est au contraire de rétablir l’universalisme, en y incluant l’apport des multiples civilisations et cultures (d’où la référence à E. Morin, surtout à « Pour entrer dans le XXIème siècle », qui ne tombe pas à mon avis sous vos critiques et constitue un antidote aux pensées dogmatiques).

    Vous avez raison d’insister sur la force du dissensus ; j’esquisse me semble-t-il cette possibilité de dissensus structurants comme issues possibles des débats méthodiques et éclairés (pages 151-152).

    Personne (?) à ma connaissance ne propose la création d’espaces de confrontations intellectuelles
    non partisans et ouverts à tous les courants d’idées, pour mettre à plat les arguments de chacun et clarifier les débats (voire, savoir « qui a raison » sur certains problèmes et choix fondamentaux). Un tel projet se heurte à beaucoup d’obstacles préalables et demande de déconstruire des arguments issus des marxistes
    (qui nient la notion de « Bien commun »), de Weber (qui considère les conflits de valeurs comme insolubles) etc.
    Il m’a semblé que mes diverses citations et références s’inscrivaient dans un parcours lisible, car ordonné autour de la justification de la raison – tant décriée aujourd’hui – et une proposition d’action concrète en vue de la recherche de la vérité.

    Quant à la comparaison entre ceux qui voudraient imposer les valeurs de la République et des talibans, elle est évidemment outrancière ; ce que j’essaie de dire, c’est que les valeurs de la République ne devraient pas s’imposer a priori, mais être débattues et se mettre à l’écoute de ceux qui les contestent, pour arriver à une discussion sur les fondements mêmes des systèmes de valeurs respectifs (par exemple entre ceux qui pensent que la loi doit être liée à une Révélation divine et ceux qui pensent qu’elle doit émerger au cours de décisions humaines.) Quitte à choquer, je propose une hypothèse, à savoir que le débat sur le voile etc. n’est peut-être pas situé à un niveau de profondeur suffisant. Derrière ces importants débats sur la laïcité se cachent des débats logiquement supérieurs, par ex. sur l’existence – ou non – d’une forme de transcendance et son rapport aux sociétés humaines.

    Bien à vous,
    Emmanuel-Juste Duits

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