En proposant une analyse de l’ouvrage récent d’Emilio Gentile Chi è fascita1, Samuël Tomei rappelle, non sans humour, que l’usage prétendument générique, en réalité imaginaire, analogique et projectif, du terme « fasciste » n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour qualifier tout régime autoritaire ou tout dirigeant nationaliste avec en prime un avertissement au sujet d’un retour « des années les plus sombres de notre histoire ». Cet usage idéologique, confusionniste et moralisateur s’érige aujourd’hui à peu de frais en « antifascisme » ; il relève d’une paresse intellectuelle prétentieuse et aveugle qui brandit une démocratie de façade impuissante face aux oligarchies.
Nombreux sont ceux, et non des moindres, qui prédisent le retour des « années les plus sombres de notre histoire » – les années 1930-1940, car l’histoire commence pour eux avec le XXe siècle –, à savoir le retour du fascisme avec ces dirigeants « populistes » ou « illibéraux » : hier Berlusconi, Renzi, aujourd’hui Orbán, Salvini, Bolsonaro, Trump (à propos duquel Alastair Campbell, ex-conseiller d’Anthony Blair, évoque Adolf Hitler, tout en nuançant son propos, si l’on peut dire : « Je ne dis pas qu’il va tuer six millions de personnes. Je dis que les graines du fascisme sont semées. Si nous ne faisons pas attention, nous nous dirigeons vers un endroit sombre et dangereux. » (cité par The Guardian, 22 juillet 2019) ), sans oublier, bien sûr, Poutine ou le nouveau Premier ministre britannique Boris Johnson… On se souvient qu’à la veille du référendum sur le traité de Maëstricht, le directeur du Monde, alors considéré à l’étranger comme le quotidien français de référence, avertissait l’électeur : « Un “non” au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir. » (Jacques Lesourne, Le Monde, 19 septembre 1992). Nous aurions alors échappé de justesse au pire et, pour l’éviter à nouveau, une bonne décennie plus tard, il a fallu contourner le « non » français au « traité constitutionnel » européen grâce au traité de Lisbonne qui en reprenait les dispositions dans un autre ordre.
Au lendemain des élections européennes de 2019, les commentateurs s’inquiètent de la montée des forces obscures. Le même journal Le Monde a d’ailleurs pris soin, dans ses graphiques et autres camemberts, d’attribuer la couleur brune au Rassemblement national, parfois c’est le noir – toujours cette piqûre de rappel : le fascisme menace.
Or on commémore le centenaire de la fondation, le 23 mars 1919, à Milan, des Faisceaux de combat.
À l’heure, donc, où nous semblons sur le point de vivre un grand recommencement, un des tout meilleurs spécialistes du fascisme, Emilio Gentile, dans un bref mais dense et roboratif ouvrage, répond à la question : « Qui est fasciste ? » (reprise du titre d’un article de Benedetto Croce, du 29 octobre 1944).
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue stimulant entre l’historien et un interlocuteur fictif.
Tous fascistes
Court l’idée qu’il existerait un fascisme générique que la langue anglaise écrit fascism, avec une minuscule, pour le distinguer du Fascism italien, spécifique, avec une majuscule. Si bien qu’ont été tour à tour qualifiés de fascistes Juan Perón, Charles de Gaulle, Richard Nixon… le régime grec des colonels ; on a évoqué le « fascisme rouge » de la gauche extraparlementaire, parlé d’« involution fasciste » du régime chinois après la répression de la place Tienanmen en 1989 ; on est allé jusqu’à dénoncer le « fascisme moyen-oriental » des Saddam Hussein, Bachar el Assad… L’auteur aurait pu ajouter Nasser (qui à son tour considérait les baasistes comme des fascistes). Et l’on n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour taxer tout régime autoritaire, tout dirigeant nationaliste de fasciste.
Dès la scission de 1921, en effet, les communistes italiens entendent non seulement combattre le fascisme au pouvoir mais encore le semi-fascisme des socialistes réformistes (Gramsci, au comité central d’août 1924) ; ces derniers, au même moment, reprochent aux communistes de pratiquer très subtilement un « classisme de type fasciste ». Staline impose en 1929 le concept de « social-fascisme » pour dénoncer les réformistes, coupables d’avoir, selon Togliatti, « des bases idéologiques communes » avec le parti national fasciste – n’ont-ils pas en commun l’invocation du Risorgimento et le refus d’éliminer la bourgeoisie et le régime capitaliste ? Pour les communistes, sont par conséquent fascistes les séides de Mussolini mais également les antifascistes non communistes. Tout change quand Staline, en 1934, impose à la IIIe Internationale l’union des socialistes et des communistes contre Mussolini et Hitler.
Mais le virage opéré est si marqué qu’il prend une forme pour le moins déroutante en Italie : Emilio Gentile rappelle qu’après la conquête de l’Éthiopie, au moment de la plus forte adhésion des Italiens au fascisme, Mario Montagnana, l’un des fondateurs du PCI, affirme en plein comité central, en août 1936, que les communistes doivent avoir le courage d’admettre qu’ils ne se proposent pas d’abattre le fascisme : « Nous voulons améliorer le fascisme parce que nous ne pouvons pas faire plus. Liberté, paix, un meilleur salaire, voilà ce que nous devons obtenir aujourd’hui. » Lors d’une réunion ultérieure, constatant l’inefficacité de l’antifascisme, il soutient « qu’il faut que nos camarades deviennent les dirigeants des dirigeants fascistes ». L’interlocuteur imaginaire de Gentile n’en croit pas non plus ses oreilles et suggère qu’on a là affaire à un cas forcément isolé. L’historien répond qu’il n’en est rien, que cette opinion a été discutée et même considérée comme compatible avec l’antifascisme communiste ! Déjà en août 1935, le comité central du Parti et ses principaux dirigeants, dont Togliatti, signaient même un manifeste contenant un « appel aux frères en chemise noire » pour réaliser l’union de tous les Italiens, indiquant que les communistes faisaient leur le programme fasciste de 1919, « programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs » ; enfin, ils s’inscrivaient dans la filiation du Risorgimento honni la veille encore… Les socialistes eurent beau jeu de rejeter cette main tendue, Nenni considérant comme « équivoque, inacceptable et inutile » la réconciliation entre fascistes et non-fascistes.
Tout le monde est-il donc le fasciste d’un autre ? Le fascisme est-il à ce point de tous lieux et de tous temps ? (Et encore l’auteur ne cite-t-il pas Roland Barthes selon qui « la langue est fasciste »…)
Astoriologia, astrologia…
Emilio Gentile forge, pour définir cette tendance à voir ressurgir périodiquement le fascisme, le néologisme d’astoriologia (littéralement : a-historiologie) qui désigne « un nouveau genre de narration historique fortement mêlé d’imagination et qui est à l’histoire ce que l’astrologie est à l’astronomie » – il joue sur la ressemblance entre les deux mots en italien : astoriologia et astrologia. Selon l’astoriologia, « le passé historique est continuellement adapté aux désirs, aux espoirs, aux peurs actuels » au détriment de l’analyse des faits. Or, en avançant que l’histoire certes ne se répète pas mais revient sous d’autres formes, « il est facile de découvrir des analogies qui démontrent l’existence d’un « fascisme éternel », et de faire des pronostics sur son retour périodique. Mais les analogies de l’astoriologia sont aussi inconsistantes que celles de l’astrologie ». Cette pratique fait paraître semblables des phénomènes profondément différents.
Ainsi de Gaulle, on l’a vu, a-t-il été, par une certaine gauche – le lecteur français se souvient des ambiguïtés de Mitterrand dans Le Coup d’État permanent2 –, considéré comme fasciste parce que « nationaliste traditionnel », chef charismatique convaincu d’incarner la nation, parce qu’il institua un pouvoir exécutif fort, qu’il fit récurremment appel au peuple à travers des référendums et qu’il poursuivit une politique de puissance visant à donner à la France un rôle mondial. Reste que fasciste, il ne l’était pas, selon Gentile, « parce que le président général reconnaissait la tradition révolutionnaire de la France, l’intangibilité de la souveraineté populaire, le suffrage comme unique légitimation du pouvoir et, même s’il méprisait les partis, il n’a jamais proposé leur suppression » – il en a même fondé un et qui n’avait pas vocation à se substituer aux autres par la violence. Pour savoir ce qu’est un fasciste, il n’est aux yeux de l’auteur que d’en appeler à l’histoire.
Différence de nature entre le fascisme de 1919 et celui de 1921
L’adjectif « fasciste » a précédé le substantif, tous deux dérivés du mot fascio, faisceau, synonyme au XIXe siècle d’association au sein de la gauche républicaine et populaire : il existe des faisceaux ouvriers dans le Nord de l’Italie, des faisceaux de travailleurs siciliens – c’est de leur agitation que naîtra, en 1893, le mot « fasciste ». L’expression « mouvement fasciste » est reprise par Benito Mussolini le 24 janvier 1915 : les Faisceaux d’action soutiennent l’intervention de l’Italie, membre de la Triplice, auprès des alliés français et britanniques. C’est le 22 mai 1919 que le même Mussolini, à Fiume, emploie le mot dans sa forme substantivée, quand il évoque « le devoir du fascisme, en train de devenir l’âme et la conscience de la nouvelle démocratie nationale ».
Emilio Gentile considère que 2019 est un « faux centenaire » car il y a solution de continuité entre le fascisme de 1919, le fascisme diciannovista (dix-neuviémiste) et le fascisme de 1921, qu’il nomme « fascisme historique ».
Les fascistes de 1919-1920, en effet, ne sont pas anticapitalistes ni populistes ni non plus révolutionnaires car ils prônent la collaboration des classes. Ils excluent une conquête insurrectionnelle du pouvoir et prônent l’abolition du Sénat, la représentation des catégories productives à la Chambre des députés, l’instauration du suffrage féminin, l’abaissement de l’âge du droit de vote à dix-huit ans et la décentralisation régionale. Le fascisme dix-neuviémiste, se voulant une élite aristocratique, se considère comme un anti-parti politique, réformiste, libertaire et provisoire. Le 6 avril 1920, Mussolini plaide pour l’individu contre l’État, « Moloch à l’aspect effrayant » : « À nous qui sommes prêts à mourir pour l’individualisme, il ne reste […] que la religion désormais absurde mais toujours consolatrice de l’Anarchie ». On mesure ce qui sépare ce Mussolini de celui qui sera quelques années plus tard le Duce statolâtre d’un régime totalitaire.
Aussi, selon Gentile, le fascisme de 1919, loin d’être une préfiguration du fascisme historique, est-il plutôt une reprise, ajournée, du mouvement interventionniste de 1915. Il est facile de trouver des analogies entre ce fascisme et bien des mouvements politiques contemporains même si l’on voit vite, à supposer que nos sonneurs d’alarme songent à ce fascisme-ci, que nulle assimilation globale ne saurait tenir. Ils se réfèrent de toute façon au fascisme de 1921. Si le fascisme historique a évolué au fil du temps, on peut tout de même recenser les caractères essentiels de ce qui fut « un processus continu », aux antipodes du phénomène réactionnaire, traditionaliste et pro-catholique souvent décrit. L’auteur les synthétise à la fin de son livre.
Le fascisme a ainsi tout d’abord une dimension organisationnelle : mouvement de masse interclassiste, « parti milice » investi d’une mission de régénération nationale, il se considère en guerre contre ses adversaires politiques et vise au monopole du pouvoir par la violence et donc la destruction de la démocratie parlementaire. Le fascisme a ensuite une dimension culturelle : fondé sur le jeunisme, le virilisme, le militarisme, le futurisme, il est « une idéologie à caractère anti-idéologique et pragmatique », populiste, qui se veut anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-marxiste et anti-capitaliste ; il vise à forger un « homme nouveau » dans toutes ses dimensions, une nouvelle race d’Italiens adeptes d’une religion laïque dont la figure centrale est le Duce (« qui a toujours raison »…) ; il s’agit, « à travers l’État totalitaire, de réaliser la fusion de l’individu et des masses dans l’unité organique et mystique de la nation comme communauté ethnique et morale », racisme et antisémitisme étant la conséquence de cette révolution anthropologique. Enfin le fascisme revêt une dimension institutionnelle : État hiérarchique, policier, ayant recours à la terreur organisée contre ses opposants ; parti unique, organe de la « révolution continue » ; organisation corporatiste de l’économie dépourvue de liberté syndicale. Pour ce qui est de la politique étrangère, le fascisme a une « vocation impérialiste et belliqueuse » visant à « la création d’un nouvel ordre et d’une nouvelle civilisation ».
Or le fascisme est la combinaison de toutes ces composantes et, puisque solidaires les unes des autres, en prendre une ou quelques-unes pour traiter un adversaire politique de fasciste est malhonnête et revient à banaliser le phénomène. À cette aune, s’il n’est pas question de justifier celles de leurs actions que la morale républicaine réprouve, il est non seulement sans fondement mais ridicule de voir de nouveaux fascistes en Orbán, Trump, Renzi, Di Maio, Berlusconi, Le Pen, Salvini, Johnson… Gentile ne prétend pas qu’il n’y ait plus de fascistes depuis 1945, mais le sont ceux qui se veulent les héritiers du fascisme historique.
En finir avec une délétère paresse intellectuelle
Par conséquent, considérer qu’on assiste à un retour du fascisme en Italie, en Europe ou ailleurs dans le monde n’a pour Emilio Gentile aucun sens historique ni politique.
On ajoutera que les antifascistes d’aujourd’hui sont à la fois prétentieux et aveugles. Aveugles car, pour reprendre Péguy, ils ne voient pas ce qu’ils voient ; prétentieux car ils prennent la pose du Résistant à très peu de frais (dévalorisant par là même la Résistance historique). Surtout, ils sont paresseux car ils ne se donnent pas la peine d’analyser en profondeur des phénomènes nouveaux et donc de trouver le meilleur moyen de les combattre.
Pour en revenir à Emilio Gentile, dans d’autres ouvrages il a mis en garde contre une démocratie de façade mobilisant les électeurs à intervalles réguliers, le pouvoir étant exercé de fait par des oligarchies productrices d’inégalités et de corruption ; « le vrai danger, ce ne sont pas les fascistes, réels ou supposés, mais les démocrates sans idéal démocratique ». Or cet idéal n’est-il pas battu en brèche à la fois par la droite ethniciste et par la gauche intersectionnelle (racialiste, sexiste et différentialiste) – avers et revers de la même médaille ? – dans leur rejet commun d’une citoyenneté transcendant les différences naturelles (qu’il n’est pas question de nier, au contraire, mais qui ne doivent pas créer de droits particuliers), dans leur rejet du patriotisme cosmopolite, de la nation civique, bref de l’idéal laïque et démocratique des républicains ?
Notes
1 – Emilio Gentile, Chi è fascista, Bari-Roma, Laterza, 2019.
2 – « Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? À quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus […] » (François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, 10/18, 1993 (Plon, 1964), p. 99.
© Samuël Tomei, Mezetulle, 2019.
Bonjour,
Bien sûr, on peut toujours être le fasciste de quelqu’un d’autre… ça fonctionne avec plein de jugements et qualificatifs.
Cependant, c’est une façon bien simpliste d’évacuer le problème. En réalité, à l’exception de 2 fascismes qui se combattent (comme dans l’exemple stalinien), si ce type d’appréciation peut se croiser s’est forcément qu’il y en a une des deux qui est dans des phénomènes qu’on appelle : la projection, le déni, la disjonction cognitive, et autres problèmes qui font déraisonner, très bien identifiés par la psychologie.
On pourrait établir un tableau logique à double entrée en mettant fasciste et démocrate sur une ligne qui s’adresse à un fasciste ou un démocrate de l’autre côté en se qualifiant mutuellement de fasciste ; et on voit tout de suite, sauf à déformer le réel et la réalité, qu’une proposition ne peut pas être vraie et fausse en même temps.
Par ailleurs, même si je partage le constat d’abus et de paresse intellectuelle qui prévalent pour l’usage de ce mot, pour autant il semble (à ce que je lis de ce résumé d’ouvrage) qu’Emilio Gentile soit lui même dans 2 dénis ou « oublis » :
– on peut être intrinsèquement un fervent démocrate et poser des actes de nature fasciste, c’est loin d’être antinomique.
Je pourrais multiplier les exemples qui se déroulent actuellement dans nos soi-disant démocraties, mais prenons-en un (qui va peut-être faire grincer des dents) : quand un écologiste impose des mesures coercitives aux 75 % de Français qui ne peuvent pas se passer de leur véhicule, il pose un acte antidémocratique à mon sens de nature fasciste. Et c’est d’ailleurs, généralement le cas de tous ceux qui veulent faire le « bonheur » des autres contre leur volonté sans majorité démocratique.
– en conséquence, ne pas reconnaître la nature fasciste d’un acte sous prétexte que celui qui le pose n’est pas par nature un fasciste c’est aussi, au mieux, une paresse intellectuelle (qui possiblement peut faire accepter tout et n’importe quoi), et au pire une façon bien commode de ne pas interroger la légitimité de l’acte.
Bref, je ne sais pas quels étaient les buts d’Emilio Gentile, mais il est loin de m’avoir convaincu. Rappelons-nous en outre qu’Hitler et Mussolini ne sont pas arrivés dans un premier temps au pouvoir par des coups d’État. On aura cependant du mal à penser qu’en conséquence ils n’étaient pas des fascistes, d’autant qu’ils le revendiquaient, contrairement à tous nos « nouveaux fascistes » qui avancent à visage masqué… et c’est bien, à mon sens, ce qui différencie nos fascistes historiques de ceux qui agissent maintenant sous couvert de « démocratie » : ils ne revendiquent pas le fascisme, mais tout dans leurs actes est de nature fasciste. C’est bien plus grave et pervers à mon sens.
Bien cordialement.
P.-S. : Avec le recul je pense que la question est mal posée. Si on se demande « qui est fasciste ? », c’est assez simple de répondre quasiment personne dans les pays démocratiques (même pour ceux qui avancent à visage masqué).
Il aurait été plus judicieux, pertinent et surtout utile de poser la question : « qu’est-ce qu’un acte ou une pensée fascistes « , et là, ça aurait été vraiment intéressant… Il y a tant de décisions qui sont prises dans des pays soi-disant démocratiques qui sont par nature fascistes que cela aurait été une bonne occasion de donner des repères, afin que les gens ne se trompent plus sur ce qui est légitime de penser ou de faire, ou pas, dans une démocratie digne de ce nom.
Cher M. Incognitototo,
Loin d’évacuer le problème d’une façon simpliste (sic), Emilio Gentile le prend à bras-le-corps et montre précisément que le fascisme répond à une définition combinant plusieurs éléments et qu’en prendre un seul ou plusieurs ne permet pas de qualifier une personne, un mouvement, un régime de fasciste. En demandant qu’on appréhende le phénomène dans sa globalité et son historicité, E. Gentile nous conduit à éviter tout confusionnisme.
On peut certes, comme vous le soulignez, se dire démocrate alors que son action politique recèle des traits propres au fascisme ; mais parce que cette action ne les recèle pas tous, on ne saurait considérer cette action comme fasciste à moins de tomber dans le travers dénoncé par Gentile. Je ne comprends pas l’exemple de votre écologiste : de qui s’agit-il, de quelle décision s’agit-il et prise dans quel cadre ? Vous semblez postuler que toute décision gouvernementale illégitime (fût-elle légale) est de nature fasciste. C’est, encore une fois, cette généralisation que Gentile souhaite que nous évitions – en partie parce qu’elle banalise le fascisme et nous permet de ne pas faire l’effort de caractériser la décision (ou l’acte) en question.
Rappelons-nous en outre qu’Hitler et Mussolini ne sont pas arrivés dans un premier temps au pouvoir par des coups d’État », écrivez-vous. Il faut en finir avec l’idée selon laquelle Mussolini serait arrivé tranquillement au pouvoir et par les urnes (rappelons qu’à l’issue des élections de 1921, sur quelque 600 députés, on ne compte que 35 fascistes). Sa nomination à la présidence du conseil par le roi d’Italie en 1922, certes constitutionnelle, au-delà de pression psychologique exercée par la marche sur Rome, s’inscrit dans un contexte d’une rare violence – or le fascisme est indissociable de la violence – : les squadre, bénéficiant de la passivité des forces de l’ordre, ont fait régner un climat de terreur pendant le biennio nero (1921-1922) : l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci rappelle que la guerre civile larvée a causé la mort de 3 000 personnes dont les trois quarts sont des adversaires du fascisme. Selon l’historienne, « du nord au sud de l’Italie, il n’est guère de localité qui n’ait connu, à un moment ou à un autre, des événements violents : rixes, assassinats, incendies, intimidations, sans compter les victimes de balles perdues » (Totalitarisme fasciste, Paris, CNRS, 2018, chapitre 1 : « La violence, au cœur de l’univers et des pratiques du fascisme », p. 13-37).
Je réponds pour finir à la fin de votre message et à son post scriptum. À la question de savoir s’il soutient qu’il n’y a plus de fascistes aujourd’hui, E. Gentile répond : « Je ne le soutiens pas du tout. Au contraire je reconnais qu’il y a encore aujourd’hui des fascistes, comme il y en a eu au cours des soixante dernières années. » Et qui donc est fasciste aujourd’hui ? « La réponse est une lapalissade : est fasciste qui se considère comme héritier du fascisme historique, pense et agit selon les idées et les méthodes du fascisme historique, milite dans des organisations qui se réclament du fascisme historique, aspire à réaliser une conception fasciste de la nation et de l’État, pas nécessairement identique à l’État mussolinien. En outre, est fasciste quiconque affiche des idées, un langage, des symboles, des gestes typiques du fascisme italien. » Aussi ne faut-il pas confondre fascisme et totalitarisme, le fascisme n’étant qu’un aspect du totalitarisme, le rôle des citoyens et des intellectuels, et ici nous pouvons nous rejoindre, étant de déceler et de combattre de nouvelles formes de totalitarisme (qui, en effet, peuvent se cacher derrière un paravent démocratique) – mais qui ont peu à voir avec le fascisme historique.
ST.
Hé bien, c’est que nous avons une conception différente du fascisme.
C’est sûr, que si vous ne vous référez qu’au fascisme historique pour affirmer que personne ne serait fasciste aujourd’hui dans notre Europe démocratique, franchement ce n’était pas la peine de faire un bouquin là-dessus. Même nos extrêmes droites européennes (qui copinent avec des nazis ou ex-nazis) récusent ce terme et font des procès pour diffamation quand on les qualifie de fascistes.
Mais faut-il défendre en tous points les thèses fascistes, pour avoir des comportements et des positions qualifiables de fascistes ? C’est tout ce que je dis et c’est tout ce qui m’intéresse. D’autant que c’est une caractéristique supplémentaire de nos fascistes actuels, c’est qu’ils n’annoncent jamais qu’ils le sont.
Sans aller chercher un Viktor Orbán (qui entre autres bâillonne les médias et asservit la justice), prenons juste, par exemple, Macron. Est-il fasciste ? Bé non, la réponse semble évidente. Mais au fond pas tant que cela.
1 – Qu’est-ce qui lui donne sa légitimité ?
Il ne représente réellement que 18,2 % des électeurs. Mais, notre système démocratique dévoyé fait qu’avec 43,6 % au deuxième tour, cela lui donne toute « légitimité » pour faire ce qu’il veut.
2 – Et il ne sent est pas privé.
Le grand public l’ignore : le nombre de lois fondamentales que celui-ci a modifié le plus souvent par décret, est colossal. Il applique dans tous les secteurs de la société un traitement de choc qui donne toujours plus de pouvoirs aux puissants et prive toujours plus les autres de toute justice.
Hé bien, c’est tout à fait anormal. On ne modifie pas des lois fondamentales quand on n’a pas une majorité qualifiée pour le faire.
Dernièrement, il nous a imposé le CETA sans rien demander aux électeurs. Accepteriez-vous que quelqu’un décide de vous marier contre votre volonté ? Pour moi, c’est du même ordre et c’est totalement fasciste. Mais cet homme n’est pas fasciste, il agit au nom de la liberté… c’est à vomir.
Alors franchement en quoi est-ce intéressant de savoir qu’il n’est pas fasciste et que ce mot serait dévoyé dans son cas, alors que tous ces actes relèvent du fascisme ? Les méthodes sont différentes, moins de violence visible (à part nos morts et nos éborgnés des manifs de gilets jaunes), plus de blabla, plus de rhétorique sophiste, mais le but est le même il agit tout autant au nom d’un idéal collectif suprême : le néo-libéralisme… qu’il nous fera rentrer dans la gorge coûte que coûte.
Quant à votre analyse sur le fait que Mussolini est arrivé au pouvoir par la violence… désolé, mais bien des historiens ne partagent pas votre vision. Bien sûr il y avait de la violence, beaucoup de violence, mais l a surtout bénéficié de la complicité de Victor-Emmanuel III, sans laquelle il ne serait jamais arrivé à ses fins. D’ailleurs, il n’était pas personnellement à la marche sur Rome (juste à l’arrivée), parce qu’il ne craignait qu’une chose c’est que le gouvernement lui oppose l’armée et toutes ses ambitions auraient été anéanties d’un coup.
Hitler n’avait pas non plus annoncé dans son programme qu’ils voulaient assassiner tous les Juifs, les handicapés, les gitans, les homosexuels, les communistes… mais il l’a fait.
Peut-être d’ailleurs est-ce un trait commun à tous les fascistes même à ceux qui s’ignorent : la duplicité.
En cela, je ne partage pas du tout la définition d’Emilio Gentile qui voudrait que 3 facteurs soient réunis pour qu’il y ait fascisme, je le cite : « Le fascisme, c’est à la fois le totalitarisme, la militarisation et la volonté impérialiste. ».
Celui qui est présent dans nos pays démocratiques a appris du passé qu’il faut se dissimuler pour durer et il y arrive parfaitement.
Sans vouloir manquer de respect à Emilio Gentile, je pense qu’il n’a pas évolué avec son temps. Plus besoin de violence, les armes du fascisme actuel sont : la désinformation, la disjonction cognitive, le mensonge historique, la dénégation, et faire appel aux bas instincts (liste non exhaustive)… Rester figé dans l’histoire ne fera pas avancer le schmilblick, c’est même à mon sens dangereux.
Bien cordialement.
1 – Comme indiqué dans la précédente réponse et à la fin de l’article initial, E. Gentile n’a jamais nié qu’il y ait eu des fascistes après 1945, pour peu qu’ils se réclament du fascisme historique et en adoptent les signes et le langage. Le mouvement social italien (MSI) de Giorgio Almirante a ainsi été un parti ouvertement néo-fasciste – et qui à ce titre ne faisait pas partie de l’arc constitutionnel –, jusqu’au congrès de Fiuggi de 1995 où ce mouvement, sous l’impulsion de Gianfranco Fini, a renié en bloc le fascisme. D’autres groupuscules ouvertement néo-fascistes ou néo-nazis existent bel et bien sur notre continent mais la plupart des (grands) partis d’extrême droite européens ne peuvent être qualifiés de fascistes dès lors qu’ils n’en rassemblent pas les caractéristiques – pourquoi diable ce refus d’un minimum de rigueur alors que cette imputation facile, au fond, leur profite ?
2 – Emmanuel Macron n’est pas fasciste pour la raison que lui-même ni son mouvement ne présentent aucun des traits du fascisme : LRM n’est pas un parti-milice et ses militants n’ont jamais tué aucun de leurs adversaires ; la majorité et le Gouvernement respectent l’État de droit, le verdict des urnes et le pluralisme ; le macronisme ne vise pas à créer un « nouveau Français » suivant un projet anthropologique qui aurait pour conséquence d’exclure de la nation les juifs par exemple (ou toute catégorie de la population qui ne serait pas jugée ethniquement française) ; enfin, la France de M. Macron n’a pas plus de visées impérialistes que celle de ses prédécesseurs immédiats. Qu’on conteste sa politique et même fermement, pourquoi pas, encore faut-il la qualifier avec les bons termes, à savoir viser juste, si l’on veut avoir quelque chance que ses coups portent. Plus clairement : toute décision, toute attitude anti-républicaine n’est pas fasciste.
Quant au CETA, tous les députés LRM ne l’ont pas voté et il a été négocié par les gouvernements précédents (à ce titre, MM. Sarkozy et Hollande doivent-ils donc être considérés eux aussi comme fascistes ?) et était déjà en bonne partie en application…
3 – La duplicité est un trait qui n’est pas propre au fascisme mais à l’activité politique, qu’on soit conseiller municipal ou chef d’État.
4 – Je ne dis pas que Mussolini est arrivé au pouvoir par la violence mais dans un contexte de violence et de pression psychologique (la marche sur Rome) qu’on néglige trop quand on veut à toute force trouver des analogies. J’ai écrit qu’il était arrivé constitutionnellement au pouvoir. Quant à Hitler, tout était dit dans Mein Kampf que certains ont lu à l’époque de sa parution et qui ont sonné en vain l’alarme, comme André Tardieu dans… Gringoire (l’histoire est une ironiste de premier ordre).
5 – Emilio Gentile propose précisément, encore une fois, qu’on ne banalise pas le fascisme – ce qui est faire injure à ceux qui lui ont résisté au péril de leur vie – en définissant comme fascistes des phénomènes qui n’ont rien à voir avec le fascisme historique (il en va de même, du reste, avec les mots « stalinien », « jacobin » etc.). Il considère donc, lui aussi, qu’il est un stade qu’il faut dépasser (nous ne sommes plus dans les années 1930) et qu’il serait temps de tâcher de définir, pour mieux les combattre, de nouvelles formes de pratiques anti-démocratiques voire totalitaires.
Vous me ramenez encore à l’histoire pour tenir mordicus à votre définition. Les sens ne se résument pas à leur création historique, ou alors seuls les Romains peuvent revendiquer ce terme et tous ceux qui l’ont utilisé après (dont la Révolution française ou les faisceaux siciliens) sont des usurpateurs, y inclus Mussolini.
C’est à peu près le même combat que celui de ceux qui refusent les nouvelles définitions d’un vocabulaire sous prétexte que le sens initial historique et/ou étymologique n’est pas respecté.
Bon pas grave, sauf par rapport au fait qu’en restreignant l’usage de ce mot à ceux qui se revendiquent de Musssolini, on ne se permet pas de penser aux dangers que représentent tous ces gens qui agissent au nom d’un idéal collectif qu’ils voudraient imposer à tous. La prochaine fois que vous discuterez avec Emilio Gentile demandez-lui s’il pense que le communisme est un fascisme.
Je continuerai donc à penser que les pratiques que je vous décrivais sont de nature fasciste, et vous continuerez à penser que c’est un abus de langage.
Merci pour cet échange néanmoins instructif.
Vous mélangez tout et allez même jusqu’à inventer votre propre « fascisme » pour justifier de pouvoir continuer à utiliser votre mantra.
Alors vous n’avez pas la même définition du fascisme que Gentile mais la sienne est infiniment plus juste et intéressante que la vôtre tout simplement parce qu’il en sait infiniment plus que vous sur le sujet pour avoir consacré sa vie à y réfléchir. Reconnaissez-le.
??? Alors là, je suis soufflé… Mais, je vous reconnais volontiers, qu’à court d’arguments, vous invoquiez des pratiques rhétoriques qui se nomment :
– l’argument d’autorité,
– l’accusation d’amalgame.
Je n’invoque pas mon propre fascisme, je vous explique qu’Emilio Gentile a sa propre convention restrictive et que je la partage d’autant moins qu’avant Mussolini d’autres mouvements politiques (et syndicaux) ont tout également fait référence à ce mot avec d’autres définitions.
Mon père a fondé et dirigé une des premières sections partisanes italiennes bien avant qu’Emilio Gentile ne naisse. Alors, je pense qu’il m’a appris à reconnaître le fascisme mieux que ne pourra jamais le faire un universitaire, même quand il se présente sans faire le salut romain et sans violence apparente.
Voilà un argument d’autorité qui pourrait avoir une valeur démonstrative un peu plus conséquente que celle d’un homme qui n’a connu le fascisme que dans les livres ; mais je ne vous ferai pas l’affront de vous faire croire que c’est ce qui pourrait me donner raison.
Par contre, penser que le fascisme n’est pas capable d’apprendre de l’histoire pour se présenter à nous sous de nouvelles formes, ça dénote soit un angélisme dangereux, soit une bien faible capacité d’analyse de la réalité…. l’un allant peut-être avec l’autre.
Bien cordialement.
Cher Samuel Tomeï,
J’admire votre patience à vous échiner à répéter et répéter encore à votre interlocuteur ce qui fait le fascisme (en gros ce qui est nécessaire pour qu’il y ait fascisme). Personnellement, j’ai beaucoup de mal avec l’antifascisme contemporain, à la recherche permanente d’un nouvel ennemi fasciste qui pourrait lui donner la satisfaction de n’avoir pas manqué une occasion historique. Malgré tout, votre interlocuteur n’a-t-il pas un peu raison?
-Yannick Jadot dit bien qu’il n’est ni de gauche ni de droite. « Ni gauche ni droite » n’est -il pas un slogan typiquement fasciste (CF Zeev Sternheel) ? Et dans les années trente les milices de Roland Dorgères ne portaient –ils pas des chemises vertes? Yannick Jadot serait-il un nouveau fûhrer?
-Par ailleurs, connaissez-vous le le mouvement politique dont le leader charismatique, tribun reconnu, n’est élu par personne? La France insoumise ne serait-elle pas l’embryon d’un fascisme français contemporain ?
J’invite Toto à méditer ces deux exemples.
PS. Quel dommage que l’ouvrage d’Emilio Gentile ne soit pas disponible en français. Peut-on espérer une traduction?
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