Le livre de Nedjib Sidi Moussa ‘La Fabrique du Musulman’

Recension

Note du 25 novembre 2024. L’article ci-dessous a été publié en 2017 (c’est également la date de publication du livre analysé). Il conserve à mes yeux sa pertinence, pourvu qu’on soit attentif à la chronologie. Je n’ai pas lu les textes ultérieurs de Nedjib Sidi Moussa, et je ne connais pas l’évolution de sa pensée ni de ses positions après 2017.
Il se trouve que j’ai regardé hier 24 novembre 2024 l’émission « C’est politique » diffusée sur la chaîne FranceTV 5, où il était invité. À plusieurs reprises, sans ambiguïté, et sur un ton qui respirait une froide animosité, il a tenu des propos accablant l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lequel a été arrêté à Alger le 16 novembre 2024 et a été jeté depuis dans les geôles algériennes sans pouvoir donner de nouvelles. Selon Nedjib Sidi Moussa, Boualem Sansal aurait commis de graves fautes de goût. Jugez plutôt : il est soutenu par des personnes et des organismes « de droite » et même, horresco referens, « d’extrême-droite », il ose critiquer l’islamisme (ce qui conduirait à « stimagtiser les musulmans ») allant jusqu’à mettre en garde les Français contre ce mouvement grandissant, et puis il critique l’Algérie – ce n’est pas bien de blesser le sentiment national.
Non content de tirer sur un homme à terre, Nedjib Sidi Moussa a sorti une cible supplémentaire de sa besace pour la placer dans le dos de l’écrivain Kamel Daoud (prix Goncourt 2024) auquel il reproche, entre autres dérives « de droite », de vouloir effacer la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne en promouvant celle des « années noires ». Il suffit de lire le roman de Daoud Houris pour voir que ce reproche est infondé : le roman ne milite pas pour un effacement, mais montre combien le récit mémorial officiel algérien fait délibérément obstacle à tout ce qui pourrait rappeler les atrocités de la décennie 1990-2000.
J’invite les lecteurs à mesurer l’écart qui sépare le livre de 2017 (en aurais-je fait une lecture totalement naïve ?) des propos tenus publiquement hier par N. Sidi Moussa.

L’émission du 24 novembre est disponible pendant un mois sur le site de FranceTV 5  et on peut en trouver des extraits significatifs sur X (par exemple sur Boualem Sansal https://x.com/i/status/1860828865813188664  ou sur Kamel Daoud https://x.com/i/status/1860782180877627824 )

C’est à dessein, et non en vertu d’une négligence typographique assez répandue, que Nedjib Sidi Moussa met une majuscule à « musulman » dans son livre La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale1. Faisant fi des singularités, de la variété et des divisions d’un ensemble qui ne comprend pas que des pratiquants, cette majuscule emphatique enveloppe une communauté coalisée et « fabriquée » par un mouvement qui, depuis des années, place les préoccupations identitaires au-dessus – ou plutôt à la place – des questions sociales. Non seulement ces dernières sont surclassées, mais elle sont instrumentalisées au profit d’une culture de l’excuse en vertu de laquelle un comportement identitaire, pourvu qu’il puisse être reconverti en termes de victimisation post-coloniale et/ou raciale, quelque violent et séparatiste qu’il soit, est encouragé.

Même si cette catégorisation en forme de « sous-nationalité de substitution », cette coalition identitaire au « confessionnalisme honteux dans le pays de la loi de 1905 », procède en partie de facteurs objectifs propres à la situation de l’immigration maghrébine et à l’évolution de la société française, elle a pour artisans principaux des « entrepreneurs communautaires » où l’on trouve militants associatifs, religieux, hauts fonctionnaires, élus, journalistes, éditeurs, universitaires.

Aux manettes de ce rouleau compresseur qui prétend soumettre tout un pan de la société à une bigoterie impérative et régressive, qui contraint nombre de personnes de culture musulmane à dissimuler leurs convictions, qui jette aux oubliettes le mouvement émancipateur du combat social et des luttes ouvrières, bien sûr les communautaristes musulmans ne sont pas en reste, mais leur entreprise n’aurait pas eu tant d’efficacité sans le soutien actif d’intellectuels, de journalistes et de militants pas seulement de « la gauche de la gauche ».

L’introduction de l’ouvrage est explicite :

« […] en quête d’un prolétariat de substitution ou d’une nouvelle cause étrangère de proximité, ces activistes ont ainsi trouvé les ‘Musulmans’ quand ils ne les ont pas réinventés à leur image. Qu’elle récuse ou non le label ‘islamo-gauchiste’, cette gauche cléricale à tendance racialiste a substitué la lutte des races à la lutte des classes, en vouant aux gémonies le vieux combat contre l’oppression religieuse, sans oublier celui de la séparation des Églises et de l’État.
Ce faisant, cette gauche bien spécifique participe avec les racistes antimusulmans, les institutions étatiques et les entrepreneurs identitaires à la formation d’une communauté musulmane distincte des autres composantes de la société dans son organisation, ses objectifs et ses moyens d’expression politique » (p. 20-21)

Inspiré et éclairé par l’étude de ce qu’on doit toujours appeler du beau nom de « classiques du mouvement social ouvrier », le livre fait l’histoire de ce basculement, de cette subreption identitaire dont la victimisation est un des plus puissants leviers ; il en identifie les promoteurs avec une grande minutie, fournissant de nombreuses références. Pour effectuer le tour de ces mouvements de « fabrication » et de promotion, il remonte chaque fois à leur apparition, à leurs racines historiques, à leurs sources d’inspiration.

Après une présentation thématique (Introduction et chap. 1), l’analyse factuelle commence (chap. 2 et 3) par l’émergence du statut de « victime héréditaire » et celle de la « promotion de la race ». C’est le « moment postcolonial » avec le parcours des « Indigènes » depuis leur appel de 2005 jusqu’aux réunions de 2016 « pour le droit à la non-mixité », et celui de sa figure de proue Houria Bouteldja. Ce moment engage un travail ethnodifférentialiste qui promeut la conversion religieuse, l’endogamie raciale et la non-mixité. Cela à grand renfort de diatribes anti-Lumières dont Sidi Moussa fait remarquer l’impertinence « car ce genre de propos est réfuté par l’histoire du mouvement anticolonialiste en Algérie dont les dirigeants opposaient les principes de la Révolution française de 1789 à la France coloniale » (p. 59). J’ajouterais volontiers que ces propos rejoignent – la qualité littéraire en moins – les déclarations antirévolutionnaires développées outre-Manche et outre-Rhin au nom d’un ordre social distributif et de l’ordre naturel du Volksgeist que les Soldats de l’An deux sont venus troubler.

L’auteur s’intéresse (chap. 4) bien sûr à la dérive religieuse, réactionnaire et antisémite du soutien inconditionnel aux Palestiniens, corrélative de l’abandon par la gauche d’un internationalisme conséquent issu du mouvement ouvrier (p. 69). Cette dérive s’illustre notamment par les relations sinueuses entre Dieudonné et les Indigènes, qui finissent par le soutenir en 2014, à tel point que Bouteldja présente ce « mouvement de balancier vers la droite » comme une libération.

La notion d’ « islamophobie » en prend pour son grade (chap. 5). On trouvera une note très utile rappelant son origine – laquelle se situe au sein même du colonialisme français au début du XXe siècle2. Le terme s’est largement répandu depuis 2003, en se déportant sur l’objectif de censure qu’on lui connaît aujourd’hui et que Sidi Moussa n’est ni le premier ni le seul à souligner. Il le fait en ces termes :

« […] loin de se limiter aux discriminations ou violences contre les musulmans présumés – ce qui effectivement doit être combattu – elle engloberait les œuvres jugées « blessantes » et viserait à empêcher, sur le plan juridique, la critique de la religion musulmane. » p. 94

C’est l’occasion de rappeler la fondation et les lignes directrices de mouvements et d’organisations tels que le CCIF, le CRI (Coordination contre le racisme et l’islamophobie dont le président «Abdelaziz Chaambi fut le cofondateur en 1987 du groupe islamique Union des jeunes musulmans qui a manifesté à Lyon pour l’interdiction du livre de Salman Rushdie »), de l’OCI (Organisation de la Conférence islamique) qui en 2008 dénonce, après la publication des caricatures de Mahomet, « L’usage à mauvais escient de la liberté d’expression ». On n’oublie pas le rôle de représentants du NPA, du Front de gauche, du PCF, attesté notamment par leur présence active à la « Journée d’études internationales, enjeux et débats autour de la reconnaissance de l’islamophobie… » du 13 décembre 2013 à la Bourse du Travail de Paris.

Le chapitre 6 intitulé « La représentation des musulmans » élargit la perspective historique en remontant à la diffusion de la dynamique djihadiste algérienne des années 1990, enclenchant la multiplication des mouvements identitaires, ce que l’auteur appelle l’« émulation communautariste ». Il rappelle la création du Parti des musulmans de France en 1997, puis le rassemblement pro-palestinien de novembre 2000 où l’on put entendre le slogan « Mort aux Juifs ! ». Ce chapitre propose une profusion d’informations sur les réseaux et mouvances islamistes, promouvant ou soutenant l’islam politique.

Enfin, le 7e et dernier chapitre boucle le cercle en évoquant « le flirt de l’extrême droite avec les islamo-conservateurs », en soulignant le rôle central d’Alain Soral dans l’élaboration de « visions partagées antisémites et différentialistes, séparatisme communautaire, traditionalisme, obsession alimentaire-identitaire.. » et antiféministes p. 137

La conclusion reprend la thématique de cette calamiteuse recomposition, en la caractérisant de manière oxymorique comme « processus d’intégration dans la séparation » et comme « subversion falsifiée ». Elle se place sous un régime critique appelant les militants du combat social à sortir de l’aveuglement et du paternalisme qui refuse chez les réactionnaires chrétiens ou juifs ce qu’il tolère chez leurs homologues musulmans. En voici, pour terminer, deux extraits :

« Habillage théorique d’une politique du ghetto, par le ghetto et pour le ghetto, l’ethnodifférentialisme ne peut devenir un point d’appui pour les partisans de l’égalité et de la liberté sauf à condamner définitivement ces idéaux. » p. 142

« L’antifascisme qui ne verrait le totalitarisme survenir que du côté d’une extrême droite classique commettrait une erreur d’appréciation de la situation qui exige d’associer à la vague brune-marine les plus larges masses, sans distinction d’origine ou de religion. En flattant leur misogynie, leur antisémitisme, leur bigoterie, leur homophobie, leur avidité ou leur complotisme, les fascistes cherchent à séduire les réactionnaires musulmans, politisés de façon superficielle et gavés de thèses confusionnistes, qui ne demandent qu’à manifester une francité rebelle, à défaut d’être révoltés. La subversion falsifiée fournit à la réaction des bras et des voix, tandis que les révolutionnaires font mine de ne pas comprendre pour ne pas combattre. » p.144-145.

  •  Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Paris : Libertalia, 2017.
  • Je saisis l’occasion de rappeler le livre de Julien Landfried Contre le communautarisme (Paris, Armand Colin, 2007), qui analysait le phénomène des revendications identitaires, et démontait, exemples à l’appui, le mécanisme de victimisation sous l’angle d’une ontologisation des différences. Mezetulle en avait proposé une recension en novembre 2007, toujours en ligne sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-13849093.html
  • On peut lire un long entretien avec Nedjib Sidi Moussa sur le site Diacritik.
  • Voir aussi la recension du livre de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement (Paris : Cerf, 2017).

Notes

1 – Paris : Libertalia, 2017.

2 – Cf. notamment Alain Quellien La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, Émile Larose, 1910.

8 thoughts on “Le livre de Nedjib Sidi Moussa ‘La Fabrique du Musulman’

  1. Ping : La Fabrique du Musulman : échos – [سي نجيب]

  2. Braize François

    Merci infiniment pour le signalement de cet ouvrage salutaire
    Il y a des lectures qui font du bien et on a envie de l’offrir à E. Plénel comme à tous ceux (et toutes celles !) qui jouant à Ponce Pilate en appelle au calme et couper la poire en deux entre CHARLIE et MEDIAPART.
    La laïcité doit être « ouverte » mais ils ne veulent pas que la guerre le soit… Quel compromis allons nous devoir encore faire sur les principes républicains pour ne pas les chagriner ?
    Désolé, mais avec Nedjib Sidi Moussa, j’ai l’impression qu’on a déjà tout lâché…

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  3. Jeanne Favret-Saada

    J’ai immédiatement commandé le livre de Nedjib Sidi Moussa parce que je cherchais depuis longtemps un ouvrage informé sur ce sujet. En 2007, quand j’ai rédigé « Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins », mon éditeur, Les Prairies ordinaires, a multiplié les pressions pour que je n’y dise pas que les principaux « imams danois » responsables de la crise dite des « caricatures de Mahomet » étaient des Palestiniens. Il a détesté ce livre qu’il n’a pu me convaincre de corriger. La presse de gauche en a fait autant : on m’a fait savoir que Libé, Le Nouvel Obs et même Le Monde me considéraient comme « islamophobe ». Donc, aucun compte-rendu de presse.

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  4. Ping : Le livre de Fatiha Boudjahlat 'Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture' - Mezetulle

  5. Jeanne Favret-Saada

    J’ai lu ce livre absolument précieux non seulement par la clarté et la vigueur de la pensée, mais par la chronologie qu’il permet de construire. Je n’aurais pas compris sans lui l’importance des événements apparemment distincts que nous avons vécus en 2004 et 2005 : l’opposition à la loi sur le port des insignes religieux à l’Ecole publique, l’échec du rejet du projet de Constitution européenne, les émeutes des banlieues, la naissance du PIR…
    Enfin, cette histoire s’est jouée sur le fond d’un drame plus général, la disparition du mouvement ouvrier en Europe, dont nous avons quelque difficulté à mesurer l’importance.

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