Gildas Richard1 propose une réflexion de haut niveau qui nourrit un débat sur le rapport des religions monothéistes à la violence – débat inauguré par André Perrin ici même 2. La force de ce texte est qu’il examine le Coran, non en scrutant son contenu ni en le rapportant à son histoire, mais sous l’angle du statut du discours qui s’y déroule. Si Dieu doit être considéré comme l’auteur du texte, alors un certain nombre de questions et de conséquences en découlent, relativement à la nature du texte et à sa portée. L’ensemble, placé sous les catégories philosophiques de l’extériorité et de la clôture, conduit à une autorité absolue du texte, appelle à l’obéissance et fait de Dieu une entité entièrement tournée vers son bien propre qu’il s’agit de servir. Ce tableau sévère est construit déductivement avec un grand détail, et analysé indirectement par la lumière latérale qu’apportent des comparaisons systématiques et contrastées avec le christianisme. La pensée se déroule impeccablement et implacablement tout au long d’un texte-fleuve qui tient le lecteur en haleine.
Loin d’être conquise par sa conclusion plus que pessimiste s’agissant d’une possible réforme de l’islam – conclusion qui diffère très sensiblement de celle du texte d’André Perrin – , m’interrogeant parfois sur ses prémisses et ses non-dits3, j’ai été sensible à la puissance du texte, à sa poignante rigueur argumentative, à son élégance, à la hauteur de ses vues et, s’il ne fallait en retenir qu’une propriété, à son caractère résolument et magnifiquement spéculatif.
Et certes, on ne peut subir aucun dommage en prenant au sérieux des questions aussi profondes que le statut de la vérité, celui du discours et de la parole, celui du sujet et de la substance, de l’autorité et de l’obéissance ; et il n’est pas nécessaire d’être croyant pour s’interroger sur le rapport que le dieu du monothéisme entretient avec les hommes mais aussi avec lui-même. On ne peut sortir de là que revigoré, y compris dans les dissonances qu’on est alors invité à travailler. Parcourir un chemin, ce n’est pas le suivre aveuglément : on peut y découvrir des aspects de soi-même qu’on ignorait, des pensées qu’on ne savait pas qu’on pensait, outre que c’est toujours un plaisir d’être conduit par une main dont la fermeté s’autorise du rude exercice de la raison commune. C’est dans cette perspective que je convie les lecteurs à emprunter l’itinéraire d’altitude que trace l’auteur, et en souhaitant que la discussion qu’il devrait susciter en respecte et en conserve la hauteur.
- 1 – La question et la méthode
- 2 – Dieu et sa parole
- 3 – Dieu et l’homme
- La réception de la parole divine
- Le bien de Dieu et le bien de l’homme
- Ce que l’homme vaut
- Sens et place de la violence dans l’horizon fondamental de la relation
- 4 – L’homme et l’homme
- Être homme, être musulman
- Sens et formes des rapports entre musulmans et non-musulmans selon l’esprit de l’islam
- Notes
1 – La question et la méthode
Nous partons d’un fait : des hommes exercent des actes de violence au nom de l’islam, affirmant que ces actes sont légitimés et même exigés par cette religion. Un tel constat, à lui seul, ne permet pas de répondre à la question de savoir si, en lui-même, l’islam est une religion qui appelle, favorise ou tolère la violence, et à cet égard il faut se garder de toute conclusion hâtive. Mais tout aussi clairement, ce constat oblige à poser cette question, en se gardant d’écarter hâtivement aucune conclusion par avance. Par suite, pour quiconque cherche loyalement à comprendre, un double écueil est ici à éviter : conclure immédiatement que l’islam est violent par nature, exclure tout aussi immédiatement la possibilité qu’il le soit. Dans le premier cas on se fierait aveuglément aux apparences, accordant aux terroristes que leurs actes sont bien justifiés par leur religion, au simple motif qu’ils le prétendent ; dans le second cas, on se fierait aveuglément à une opinion a priori, stipulant qu’il faut penser que l’islam ne promeut pas la violence ; dans un cas comme dans l’autre l’on affirmerait la réponse avant d’avoir examiné la question, et à vrai dire, avant de l’avoir seulement posée.
Or la vérité est bien que nous sommes, ou que nous devons nous mettre devant une question, qui a la forme d’une alternative simple : la violence des terroristes se réclamant de l’islam a-t-elle son origine véritable ailleurs que dans l’islam, dans des motivations et/ou des causes économiques, politiques, psychologiques, etc., de sorte que l’islam serait soit utilisé comme un prétexte, soit incompris, déformé et trahi, par ceux qui s’en recommandent de cette manière ? Ou bien y a-t-il dans l’islam, intrinsèquement et constitutivement, quelque chose qui favorise ou même implique la violence, de sorte que le recours à cette dernière ne résulterait pas d’une manipulation ou d’une trahison de cette doctrine religieuse, mais serait plutôt quelque chose comme une (des) manifestation(s) authentique(s) de son essence ?
Pour aborder cette question avec quelque chance de parvenir à un résultat solide, il faut commencer par repérer les lieux où la réponse, en toute rigueur, ne peut pas être trouvée. Ainsi l’histoire, qu’elle soit ancienne ou contemporaine, ne peut-elle nous être ici d’aucun secours. Elle n’a à nous offrir que des faits, et ces derniers, outre qu’ils peuvent toujours faire l’objet de contestation ou de déni, ne nous disent pas s’ils sont, ou non, les conséquences authentiques d’une certaine doctrine : or telle est précisément la question. Que l’islam se soit répandu principalement par la conquête militaire n’implique pas immédiatement que c’était là un mode de propagation qui lui fût consubstantiel. Que le monde musulman ait pratiqué l’esclavage sur une échelle spatiale et temporelle inégalée, sans que nulle voix ne s’élevât publiquement en son sein pour s’en offusquer, cela ne prouve pas immédiatement qu’une telle pratique est compatible avec la doctrine islamique. Qu’enfin de multiples violences aient été et continuent d’être commises en son nom – y compris en réaction à de supposées accusations de violence, comme dans l’affaire du Discours de Ratisbonne4 –, cela pourrait être imputable à la stupidité des hommes (surtout lorsqu’ils confirment le bien-fondé de l’accusation par la manière même dont ils y répondent) plutôt qu’à la religion elle-même.
Il faut donc se tourner vers la doctrine et elle seule, pour décider si les violences empiriques que l’on constate trouvent en elle leur véritable source. Et comme la doctrine est, ici, censée être contenue dans un livre (le Coran), examiner la doctrine de l’islam signifie nécessairement examiner ce livre. Mais encore cet examen peut-il prendre deux formes, qui ne s’excluent d’ailleurs pas, mais dont le sens et les résultats seront de natures différentes.
Premièrement, examiner la parole exposée dans le livre peut signifier : scruter son contenu matériel explicite, autrement dit ce qui y est effectivement formulé ou non ; il s’agit alors de voir si le texte contient des prescriptions, commandements, conseils, etc., qui encouragent ou promeuvent la violence. Nous n’emprunterons pas cette voie pour une double raison. D’une part, parce qu’elle a déjà été abondamment explorée, de manière telle qu’il n’y a guère à y ajouter. D’autre part et surtout, parce qu’un tel mode d’examen ne saurait échapper de façon décisive aux interminables querelles d’interprétation, ni aux discussions infinies à propos de la règle des versets « abrogeants », de sa légitimité intrinsèque – particulièrement sous le rapport de sa compatibilité avec le caractère censément incréé de la parole coranique – comme de ses modalités d’application.
Deuxièmement, examiner la parole coranique peut signifier : chercher à saisir son statut fondamental, autrement dit la nature même de la relation entretenue par cette parole avec celui qui la tient (censément Dieu lui-même), d’une part, et avec ceux à qui elle s’adresse (les hommes), d’autre part. Ce double point détermine directement le cadre, le sens et la nature profonde des relations pouvant et devant exister entre Dieu et l’homme – et, indirectement, entre les hommes eux-mêmes. À son tour la nature de l’horizon des relations possibles entre Dieu et l’homme décide de la place de la violence dans ces relations : sa présence ou son absence, sa présence accidentelle ou nécessaire, accessoire ou constitutive, momentanée ou indépassable. Enfin la nature de cet horizon détermine la place de la violence au sein des relations inter-humaines, dans la mesure où l’homme se comportera envers son semblable et envers lui-même en fonction de la considération et du genre d’attente que, selon lui, Dieu a envers l’homme.
Or la saisie de ce statut fondamental de la parole ne requiert pas de se plonger dans l’exploration du contenu matériel de cette dernière – ou plus exactement, cela requiert de ne s’y plonger que pour en extraire la forme, non pas bien sûr au sens littéraire, mais au sens logique et structurel de ce terme. Si, par exemple, l’on considère un instant ce mode de manifestation de la parole qu’est la dictée, on comprend que cette dernière instaure par nature un certain type de rapport entre celui qui l’énonce et celui qui la reçoit, et cela quelles que soient les choses dictées prises dans leur contenu déterminé. C’est ce genre de rapport qu’il s’agira pour nous de dégager du discours coranique, en une entreprise qui ne relève donc pas de l’interprétation au sens courant de ce terme, mais plutôt d’une herméneutique visant à manifester le genre de relation à l’autre qui anime et gouverne le texte dans sa totalité, et de manière nécessaire.
Il faut pour cela partir d’un peu loin, c’est-à-dire aborder des points qui paraissent à première vue sans rapport avec la question de la violence entre les hommes, mais qui, nous espérons le montrer, constituent en réalité les conditions d’intelligibilité de cette question.
2 – Dieu et sa parole
La parole réduite au discours
Puisqu’il est question d’envisager la parole coranique dans son principe d’unité et dans sa nature, la première question qui demande à être examinée est celle de la divinité de cette parole, autrement dit : la question du rapport fondamental existant entre Dieu et sa parole, tel qu’il peut être déduit de cette parole même. Dans l’islam en effet, la manière dont Dieu entre en relation avec l’homme consiste à lui communiquer sa parole. Le degré et la nature de la relation ainsi établie entre Dieu et l’homme dépend alors directement du genre de lien existant, selon cette religion, entre cette parole et Dieu lui-même : plus ce lien sera étroit, plus la communication de la parole s’apparentera, de la part de Celui qui la profère, à une communication de Soi, et plus la relation avec celui qui la reçoit sera alors elle-même intime et réelle.
Dans l’islam comme dans le judaïsme et dans le christianisme, Dieu adresse à l’homme une parole qui a la forme d’un discours, c’est-à-dire d’un ensemble de mots et de phrases ; dans l’islam ce discours est le Coran. Dès l’abord intervient un élément doctrinal qui distingue l’islam des deux autres monothéismes, à savoir que celui-là voit en Dieu l’auteur, au sens strict, du discours, tandis que ceux-ci voient en Lui son inspirateur. La différence est considérable, puisque, dans un cas (le Dieu inspirateur) l’homme est partie prenante dans l’élaboration du discours, alors que dans l’autre (le Dieu auteur) l’homme est pur réceptacle d’un discours qui a sa source entièrement hors de lui et uniquement en Dieu. De multiples conséquences en découlent, en particulier celle-ci : résultant d’une sorte de collaboration entre Dieu et l’homme, le discours inspiré est dès le principe le lieu et le début d’une rencontre entre Dieu et l’homme, alors que le discours dicté, étant l’œuvre de Dieu seul, maintient dès le principe une extériorité radicale entre Dieu et l’homme lors même que le premier entre en relation avec le second. Mais surtout, faire de Dieu l’auteur du discours coranique impose à l’islam d’affronter des difficultés qui lui sont propres, qui touchent à la conception de Dieu Lui-même, et plus particulièrement au rapport qu’Il entretient avec sa parole. Ces difficultés ont pour enjeu le redoutable écueil de l’anthropomorphisme. En effet, le discours fait de mots et de phrases est anthropomorphe, en ce sens que c’est précisément ainsi que l’homme parle ; faire de Dieu son auteur risque donc d’estomper ou même d’abolir la différence de nature qui existe entre Dieu et l’homme. Entre alors en jeu la question de savoir quel est le statut du discours de Dieu par rapport à Dieu Lui-même ; ce qui est clair, c’est qu’il provient de Lui, mais la nature de cette provenance demande, elle, à être éclaircie. Or lorsqu’on tente de le faire, on se heurte rapidement à une alternative qui a toutes les apparences d’une impasse.
Plus en effet cette provenance s’apparentera à une expression de soi, plus le discours aura pour contenu la pensée et la volonté mêmes de Dieu, mais plus il faudra en conclure que Dieu pense et veut comme un homme – puisque le discours, qui est humain, est apte à offrir une manifestation pleinement adéquate de cette pensée et de cette volonté. En sens inverse, plus le mode de provenance du discours s’apparentera à une création, c’est-à-dire à la position hors de soi de quelque chose d’autre que soi, « détaché » de soi, plus Dieu Lui-même sera préservé du caractère anthropomorphe qui affecte le discours, mais moins ce discours aura pour contenu ce que Dieu veut et pense – puisque cette pensée et cette volonté ne restent proprement divines qu’en n’entrant pas dans la forme du discours, qui est humaine. En bref : le discours étant anthropomorphe par nature, on voit mal comment il pourrait être divin sans que, du même coup, Dieu ne soit humanisé, ni comment on pourrait éviter d’humaniser Dieu autrement qu’en dédivinisant le discours.
Pour tenter de briser ce cercle, il faut considérer que le discours n’est ni la seule ni la meilleure forme que puisse prendre l’expression de la pensée et de la volonté de Dieu. Il faut, autrement dit, envisager l’existence d’une différence entre le discours de Dieu et la parole de Dieu, en définissant cette dernière comme expression non-discursive de la pensée et de la volonté de Dieu, expression totale et parfaite puisque exempte des limites constitutives du discours, et demeurant en Dieu Lui-même plutôt que lancée à l’extérieur de Lui. Le discours coranique serait alors comme une « traduction », destinée à l’homme, de la pensée et de la volonté de Dieu, ou du moins de ce que Dieu décide d’en communiquer à l’homme, et l’anthropomorphisme serait évité.
Mais ce sont alors d’autres difficultés qui surgissent, et qui conduisent à douter que l’islam puisse établir une véritable différence entre discours et parole divins. Tout d’abord cette tentative de différenciation pose problème dans la mesure où le texte coranique semble la contredire, lorsqu’il suggère une stricte identité entre le discours que Dieu adresse à l’homme, et la parole éternelle de Dieu5. L’affirmation de cette identité est à rapprocher de la thèse, devenue orthodoxe dans l’islam, du Coran incréé6. Ensuite, même si l’on préserve l’existence d’une parole divine distincte du discours divin, celle-ci ne pourra qu’être fondamentalement de même nature que ce dernier : en effet quel que soit son contenu, et bien que celui-ci demeure inconnu et inconnaissable pour l’homme (puisque non traduit, ou non traduisible en mots et en phrases), ce qui est bien certain c’est qu’il ne peut être précisément qu’un contenu, quelque chose, un ensemble de pensées et de volontés, et donc autre chose que Dieu Lui-même, qui, pour sa part, est la source de ce contenu, un sujet – non pas quelque chose mais Quelqu’un. Cette appartenance de la parole à la catégorie du « quelque chose » relativise de manière essentielle la différence pouvant exister entre elle et le discours, puisque celui-ci, aussi bien, relève de cette même catégorie : un discours si beau et si vrai soit-il est toujours tout autre chose que le sujet qui en est l’auteur, et l’altérité qui l’en sépare est précisément celle qui se tient entre quelque chose et quelqu’un.
Ainsi donc, dans l’islam, soit il n’y pas du tout de parole de Dieu demeurant distincte du discours de Dieu, soit il y en a une mais elle n’est pas fondamentalement d’une autre nature que lui. Et Dieu, quant à Lui, demeure nécessairement distinct de l’une comme de l’autre, car Il n’est évidemment pas un ensemble de mots et de phrases, ni même un ensemble de pensées et de volontés ; inversement, selon l’islam la parole de Dieu n’est pas de même nature que Lui (un sujet, une personne, quelqu’un) mais seulement choses dites ou choses pensées, choses voulues – ou, comme l’on pourrait encore dire, non pas une parole parlante mais une parole seulement parlée. En elle la nature de sa source, qui est précisément celle d’une source ou d’un sujet, ne s’est pas communiquée ni introduite, mais elle lui reste extérieure : la parole est « divine » non pas en ce sens qu’elle aurait Dieu pour substance et contenu, encore moins en ce sens qu’elle serait elle-même Dieu, mais seulement en ce sens qu’elle a Dieu pour auteur, qu’elle est « sa » parole.
Ce point ressort avec netteté si l’on établit une rapide comparaison avec ce qu’il en est dans le christianisme. Dans cette religion en effet, le Verbe éternel de Dieu est vu comme étant tout autre chose qu’un discours, adéquatement traduisible en mots et en phrases, qui aurait seulement comme caractère distinctif d’être « celui de Dieu » : ce Verbe est lui-même sujet vivant et agissant – et à vrai dire, d’une vie et d’une volonté qui ne sont autres que celles de Dieu même. Parce qu’en lui Dieu se « dit », et qu’en lui par conséquent il est Lui-même effectivement présent, ce n’est justement pas d’un simple « dire » qu’il s’agit là, mais bien d’une absolue expression ou d’un engendrement, dont le fruit est de même nature que la source. Le christianisme affirme ainsi une différence principielle et essentielle entre parole et discours : dans le second est absente la dimension de l’expression de soi et de la communication de soi, qui caractérise la première ; aussi le discours est-il vu comme ne pouvant être qu’une lointaine image, une première et imparfaite apparition de ce qui, en soi, est d’un tout autre ordre : il est d’emblée envisagé par rapport à un au-delà de lui-même, en lequel il est appelé à s’accomplir7. – Mais dans l’islam il en va tout autrement : il y a d’une part un sujet de parole, et d’autre part une parole seulement parlée – un ensemble de choses dites ou pensées, voulues ; d’une part ce que Dieu dit, pense et veut, et d’autre part ce que Dieu est ; et la différence entre les deux est posée comme première, définitive et indépassable, comme l’atteste l’aptitude reconnue au discours (et donc au livre) d’être l’expression pleinement adéquate de la parole de Dieu – au moins pour la part de celle-ci que Dieu décide de communiquer à l’homme.
Force est d’en conclure que la parole de Dieu telle que la conçoit l’islam ne diffère pas fondamentalement de la parole humaine, qui, tout aussi bien, consiste en mots et en phrases, ne présente pas le caractère de sujet vivant qui est celui de son auteur, et ne peut donc être que quelque chose alors que ce dernier est quelqu’un. – C’est la crainte de briser l’unité de Dieu en le « dédoublant », en faisant surgir un « deuxième Dieu », qui conduit l’islam à refuser le statut de personne à la parole divine. Mais il court ainsi le risque de tomber d’un faux Charybde en un vrai Scylla, et de n’éviter un polythéisme peut-être tout apparent que pour chuter dans un anthropomorphisme bien réel.
Un discours doublement clos
La seconde caractéristique essentielle de la parole divine telle que la conçoit l’islam est qu’elle se présente comme un discours clos, complet et définitif, et cela en un double sens.
D’une part, c’est un discours qui ne sera désormais suivi d’aucun autre discours venant de Dieu8. La parole coranique est l’ultime rappel de ce que Dieu a dit précédemment, qui énonce de façon complète la pensée et la volonté de Dieu concernant l’homme – ou du moins, celles que Dieu veut communiquer à l’homme par ce moyen – et qui est donc sans « après ». Le « sans après » dans le temps est ici la traduction d’un « sans après » en soi, le Coran étant alors, pour ainsi dire, ce en quoi le sens chronologique et le sens ontologique du « sans après » se rejoignent. Il en va de même dans la direction opposée : non seulement sans après, le discours coranique est aussi sans avant. Créée ou incréée, la parole de Dieu n’a que Dieu en amont d’elle-même ; pas plus qu’elle n’a à être prolongée ou complétée, elle n’est elle-même le complément ou le prolongement de rien. C’est la fameuse thèse islamique selon laquelle les discours divins précédant le Coran (la Bible, juive ou chrétienne) étaient, en leur contenu, identiques à celui-ci, mais ont été déformés par leurs récepteurs9. Le Coran ne fait que rétablir dans son intégrité un discours déjà tenu ; ce qui semble l’avoir précédé n’était en fait rien d’autre que lui, de sorte que rien ne l’a réellement précédé. – Le discours coranique occupe ainsi intégralement et à lui seul l’espace, ou plutôt le temps, du discours divin, ne laissant place à aucun autre.
Mais d’autre part et surtout, le discours coranique est clos et définitif en ce sens qu’il ne laisse aucune possibilité à la parole divine de prendre une meilleure forme que celle du discours. Non seulement il ne sera suivi d’aucun autre discours, mais il ne sera suivi de rien d’autre qu’un discours : clôture pleinement ontologique cette fois. En aucune façon le texte coranique ne s’avoue ni ne se montre comme ce que l’on pourrait nommer une contestation textuelle de la textualité, ou une auto-négation du discours comme forme ultime de la parole, autrement dit : la manifestation ou l’indication, par des mots, que la parole de Dieu ne consiste finalement pas en des mots, le renvoi, de l’intérieur du discours lui-même, à un au-delà du discours, et donc l’aveu que le discours n’est là que pour annoncer et servir une tout autre modalité de la parole. – Ici encore la comparaison avec le christianisme peut jeter une lumière vive sur la particularité de la position islamique. Si l’on considère en effet le statut fondamental de l’Évangile dans l’économie globale de la doctrine chrétienne, on ne peut manquer de voir que le discours fait de mots s’y nie lui-même comme mode d’être véritable de la parole. Annonçant et affirmant que le Verbe de Dieu est quelqu’un, une personne, et non pas un ensemble de pensées ou de volontés exprimables au moyens d’éléments sonores ou graphiques, et effectuant cette annonce précisément au travers de tels signes, l’Évangile se donne par là comme le discours qui dit que la parole de Dieu n’est pas discours. C’est le livre qui affirme l’impuissance radicale et définitive de tout livre à délivrer vraiment la parole divine. L’on a pu dire qu’il est en cela « le dernier de tous les livres », non pas au sens (qui sera celui de l’islam) où il serait l’expression ultime de la parole, mais au sens où s’y donne à voir définitivement la disproportion infinie entre parole et discours – et cela au moyen du discours lui-même, qui atteint ainsi son comble. C’est, si l’on ose le dire ainsi, le livre en lequel s’accomplit et se dépasse la « librité » elle-même – livre qui délivre du livre.
Ce dépassement du livre est rejeté par l’islam et interprété par lui comme une détérioration du livre. Le discours prétendant se nier lui-même comme mode ultime de la parole ne peut être à ses yeux qu’un discours faussé, mal compris ou sciemment déformé, cette négation étant sentie par lui comme un préjudice fait au discours, qu’il s’agirait alors de réparer. C’est le Coran qui est censé constituer cette réparation, en tant qu’il rétablirait le discours divin dans son intégrité. En croyant ainsi que toute l’affaire est de revenir à un discours intact, l’islam ignore et exclut la possibilité de passer du discours à autre chose. Il referme la brèche en et par laquelle le discours s’ouvrait sur ce qui l’outrepasse infiniment, suturant ainsi ce qu’il croit être une plaie.
Aux yeux du christianisme, ce soi-disant remède est en réalité le véritable préjudice, et l’islam porte atteinte au discours précisément là où il croit lui porter secours. Car si la destination la plus authentique du discours est de faire signe vers une parole que lui-même n’est pas, qui est personne et non chose, alors le refermer sur lui-même n’est pas le guérir mais le blesser ; il serait même plus juste de dire qu’en un sens, il y a bien guérison, mais que c’est alors la guérison qui est elle-même et en tant que telle la blessure. Inversement, ne se tourner vers le discours que pour s’en détourner au profit de ce que lui-même indique comme son au-delà, ce n’est pas le fausser mais le garder intègre ; ou pour mieux dire là encore, c’est le blesser en effet, mais d’une blessure qui précisément le sauve10. – Là donc où l’islam s’évertue à mettre en avant le livre parfait, le christianisme veut mettre en lumière ce qui est plus parfait que tout livre. Du même mouvement, là où l’islam pense honorer Dieu en faisant de Lui le meilleur des écrivains, c’est-à-dire en le plaçant au premier rang à l’intérieur d’un registre qui demeure humain – celui du discours11 –, le christianisme ne voit en cela qu’un très insuffisant hommage, et reconnaît bien plutôt la divinité de Dieu dans son aptitude à dépasser absolument un tel registre12.
Un indépassable principe d’autorité
La double clôture qui vient d’être indiquée entraîne à son tour une conséquence capitale, appelée à affecter (ou manifester) directement le genre de considération que Dieu a pour l’homme, et indirectement – mais nécessairement – le genre de considération que les hommes peuvent et doivent avoir les uns pour les autres.
Tout comme il en va pour l’homme, la parole de Dieu comme discours est autre, en nature et en contenu, que celui qui la profère. Mais alors que le discours humain peut être, ou s’efforcer d’être l’expression d’un vrai ou d’un bien universels, distincts du locuteur, ayant leur sens et leur consistance en eux-mêmes, il ne peut en aller de même pour le Dieu de l’islam. Le discours de ce dernier ne saurait en effet tenir sa valeur de sa conformité à un référent autre que Lui-même : cela placerait Dieu en position de subordination à l’égard d’un Vrai (ou d’un Bien) que Lui-même ne serait pas – un peu comme il en va du démiurge platonicien à l’égard des Idées. C’est là, on le comprend, un point qui vaut pour le monothéisme en général.
Mais il en est un second, qui tient à la spécificité du Dieu de l’islam. Car le discours de celui-ci ne saurait non plus tenir sa valeur du fait qu’en lui Dieu, ne faisant qu’un avec le Vrai, se dirait, de sorte que provenir de Lui et être vrai coïncideraient absolument par identité médiate de l’universel et du singulier en Dieu – un peu comme si, cette fois, l’Idée platonicienne du Bien se mettait à parler, non pas fictivement et sur le mode de la prosopopée, mais effectivement en tant qu’agent de sa propre expression : son discours étant alors aussi bien celui d’un sujet nécessairement singulier, que constitué d’un contenu pleinement universel.
Cela supposerait, en effet, que Dieu soit à la fois l’universel qui est dit et le singulier qui dit, à la fois le contenu et l’auteur, le sujet singulier ne se distinguant pas du contenu universel, dans la mesure où il ne serait que le soi de celui-ci, et s’en distinguant cependant dans la mesure où serait ainsi exprimé, par lui, autre chose que sa singularité pure, idiosyncrasique et arbitraire. Il y faudrait donc l’existence en Dieu d’une distance et d’une altérité intérieures qui, loin de briser l’unité du Soi, l’accomplissent en une vivante union avec Soi-même. Une telle constitution intime, faisant pour ainsi dire de Dieu comme universel son propre référent comme sujet singulier, suppose d’une part que le singulier sorte de son statut de source pure et immédiate – de sujet pensant mais non lui-même pensé – pour devenir substance intelligible, puisqu’il est lui-même le contenu exprimé ; et d’autre part que l’universel sorte de son statut de simple Idée – de chose seulement pensée mais non elle-même pensante – pour devenir sujet, puisqu’il est lui-même l’agent de l’expression. Le premier point contient et implique la substantialité du sujet, le second la subjectivité de la substance ; et ce dernier, pris en lui-même, signifie précisément que c’est ce qui est dit qui parle, ou que la parole est non seulement quelque chose mais encore quelqu’un. Mais le Dieu de l’islam, on l’a vu, est seulement parlant (ou pensant), c’est-à-dire sujet, et sa parole est seulement parlée (ou pensée), c’est-à-dire idée, quelque chose. La parole divine ne peut alors tenir son universalité ni de son Auteur, car il faudrait qu’elle soit expression de Soi de Celui-ci, et donc elle-même sujet : ce que l’islam refuse ; ni d’autre chose que Lui, car cela signifierait qu’existe un Vrai autre que Dieu et indépendant de Lui : ce qui ne se peut.
Il en ressort que le discours du Dieu de l’islam doit être tenu pour vrai parce que c’est le sien, sans que cette provenance ne puisse signifier une auto-expression du Vrai lui-même ; c’est uniquement par sa singularité que l’auteur, ici, garantit le discours. C’est la définition même du « principe d’autorité », porté ici à l’absolu. Selon le sens bien connu de ce « principe », l’autorité dont il s’agit là ne réside pas dans l’aptitude à voir, comprendre et exposer un contenu universel, vrai en soi, mais dans le fait de se poser soi-même, en tant que ce singulier-ci, comme source et gage de vérité. Et une telle manière d’être auteur ne saurait, ici, être provisoire, mais elle se présente au contraire comme indépassable et définitive, dès lors qu’il ne peut être fait appel à aucune universalité qui serait soit extérieurement soit intérieurement distincte de Celui qui parle. Le discours coranique est ainsi fondamentalement autoritaire non seulement pour nous, mais en soi. – Il y eut un temps dans l’histoire du monde islamique où cette question fut discutée : le discours divin (coranique) est-il vrai en vertu de son contenu, par conformité parfaite à un « Vrai en soi » ? Ou bien l’est-il en vertu de son Auteur, et donc uniquement parce que c’est Lui qui le dit ?13 Mais premièrement, le fait même que l’on ait pu voir là les termes d’une alternative entre lesquels il fallait trancher montre que, dès le principe, l’idée d’une expression de soi du Vrai, d’une identité médiate de l’universel et du singulier était exclue. Deuxièmement, il apparaît à la lumière des analyses qui précèdent que, si c’est la deuxième branche de l’alternative qui s’est finalement imposée14, on ne doit pas y voir seulement un fait historique contingent mais l’issue nécessaire du débat, étant donnée la conception de Dieu posée au départ15.
Il est permis de remarquer qu’en cela, le discours « divin » se montre inférieur au discours humain, ce dernier ayant du moins la possibilité de chercher à se conformer à un universel, si bien que pour lui le principe d’autorité reste, en droit, toujours dépassable. Mais pour notre propos, l’essentiel est d’en déduire le genre de rapport à l’autre impliqué par ce rapport entre le sujet et sa parole. La forme première et fondamentale du rapport à l’autre est ici celle du rapport entre Dieu et l’homme.
3 – Dieu et l’homme
La réception de la parole divine
Le mode de réception de la parole découle directement de la nature de cette dernière. Réduite au discours, et au discours indépassablement autoritaire, la parole divine islamique demande à être reçue immédiatement, et cela en deux sens conjoints.
L’immédiateté de la réception est d’abord à entendre de manière temporelle, en ce sens que, idéalement, le contenu doit être apporté et reçu de façon instantanée, comme en un éclair. Ensemble clos ayant pour source un sujet sans épaisseur, son entrée dans le temps doit s’effectuer autant que possible en un point de celui-ci, lui-même sans épaisseur – et si l’islam doit bien admettre que la réception de la « parole divine » par son prophète a pris un certain temps, il a toujours eu soin de donner à cette durée la plus grande brièveté possible, et mis en avant cette brièveté comme un gage d’authenticité du message lui-même. La raison le plus souvent avancée est que ce non-étalement dans le temps met le message à l’abri des erreurs dans sa transmission et sa notation ; mais peut-être faut-il voir, plus fondamentalement, dans cette brièveté temporelle, comme une manifestation et une confirmation du caractère éternel du message et de la singularité absolument ponctuelle de sa source. Cette façon d’entrer dans le temps est une manière de ne pas y entrer – ou d’en ressortir aussitôt sans avoir à séjourner en lui –, de réduire au minimum tout commerce avec lui, et par là d’exclure que le rapport entre Dieu et l’homme puisse prendre la forme et le sens d’une rencontre au sein d’une histoire : nous y reviendrons.
C’est donc encore et surtout en un sens conceptuel et spirituel qu’il faut entendre l’immédiateté de la réception de la parole coranique. Cette parole est à réceptionner sur le mode du constat et de l’enregistrement, comme le donne à entendre le fameux dogme de la « dictée » divine : dogme logique et cohérent, qui énonce simplement le mode de transmission appelé par la nature du contenu. Celui qui tient un discours exprimant sa volonté singulière et arbitraire ne peut que le dicter, c’est-à-dire attendre de ceux à qui Il l’adresse qu’ils l’apprennent et, lorsque ce discours est prescripteur d’actes, qu’ils l’appliquent. Sous ces deux formes, l’extériorité entre auteur et discours se répercute et se maintient en extériorité entre discours et auditeur.
L’« apprentissage », consistant alors essentiellement en une inscription dans la mémoire (appelant par suite la pratique de la récitation) est une intériorisation qui, conservant la radicale extériorité de ce qui est reçu, n’en est pas une – pas davantage, et pour cause, que la profération du discours ne signifiait l’extériorisation de Soi d’un universel en droit intelligible. L’« application » de son côté consiste en la mise en œuvre d’actes et de gestes valant immédiatement par leur conformité avec le discours, ne nécessitant ni le bouleversement ni l’engagement de l’intériorité – pas davantage, et pour cause, que l’Auteur Lui-même n’avait engagé la sienne dans l’acte de profération de son discours.
Cette extériorité de l’Auteur par rapport à son discours, la non-insertion ou le non-engagement de son être en celui-ci, est la raison profonde pour laquelle l’islam est un légalisme, offrant un code de conduite dont le respect ou le non-respect sont offerts à la visibilité extérieure, empiriquement constatables, et donnent matière à jugement juridique. La tentative d’instaurer, avec le contenu prescriptif, un rapport plus intérieur, et donc de dépasser la simple application pour accéder à une reconnaissance du bien-fondé en soi des prescriptions, doit nécessairement se heurter à l’absence de dimension universelle du discours divin, signalée plus haut. Dans le courant soufiste, particulièrement chez Ghazali, se trouve bien une telle tentative, un souci de surmonter l’extériorité dans le rapport au discours divin et à Dieu Lui-même16 ; mais l’adhésion intérieure, à la fois morale et mystique, qui est ainsi cherchée, ne peut finalement signifier que la reconnaissance de l’autorité, non son dépassement ; l’admission de sa réalité de fait, non de sa légitimité fondamentale – sauf à définir la légitimité comme conformité à un ordre naturel des choses, dans lequel c’est la volonté du plus puissant qui prévaut. Davantage même, si le discours ne trouve sa justification ultime que dans la singularité et donc dans « l’autorité » de son auteur, la tentative d’adhésion intérieure prend au fond le sens d’une impiété, car elle implique de détacher le contenu de la pure singularité de l’auteur et d’apprécier sa consistance sub specie uniuersalitatis, autrement dit à l’aune d’autre chose que Dieu Lui-même. Inversement la « vraie » piété doit nécessairement consister à admettre que la prescription est bonne avant tout, et même uniquement, parce que c’est ce Singulier-ci qui l’énonce ; ce qui bloque toute intériorisation véritable. – C’est sans doute pourquoi, historiquement, le courant soufiste est resté marginal, voire regardé comme plus ou moins hérétique par l’islam orthodoxe. Cette issue est logique, s’il est vrai qu’un authentique dépassement du légalisme requiert des conditions que la doctrine islamique ne permet pas de remplir : en dernière analyse, comme nous le verrons, le primat de l’amour.
Le mode de réception de la parole divine impliqué par l’islam diffère de celui qu’implique le christianisme, autant que la réception d’un dépôt diffère de l’absorption d’une nourriture. Le premier de ces modes consiste à installer en soi quelque chose qui laisse fondamentalement intact – et donc séparé – le soi qui accueille, le contenu restant aussi distinct du donataire qu’il l’est originellement du donateur, ne pouvant pas plus être assimilé par celui-là qu’il n’avait pu être engendré par Celui-ci. Le second mode de réception consiste pour le donataire à laisser sa substance même être pénétrée par un contenu qui lui communique la sienne, et donc à faire communier le donataire avec la source de cet apport, dans l’exacte mesure où, dans ce dernier, cette source est elle-même présente : ainsi le contenu prend-il la consistance de la parole (et non du simple discours), et la source le visage du Père (et non d’un simple Auteur ou, si l’on ose jouer sur le terme de « dictée », d’un Dictateur). – La « digestion » en quoi consiste alors la réception est assurément bien différente de la digestion organique, déjà par le fait qu’elle ne détruit pas mais conserve ou même engendre à nouveau le contenu sur lequel elle s’exerce. Elle s’en distingue encore par ceci, qu’elle a pour but de transformer la substance de ce qui reçoit en celle de ce qui est reçu, et non l’inverse : l’aliment, loin d’être soumis au jugement de l’organisme qui l’absorbe – par mise au rebut de ce qu’il comporte d’inassimilable pour ce dernier – invite au contraire l’organisme à se réformer, pour évacuer de lui-même tout ce qui est inhospitalier au contenu accueilli. Mais elle s’y apparente bien sur ce point essentiel, qu’est niée l’extériorité réciproque de ce qui est reçu et de ce qui reçoit, que le contenu est effectivement fait sien par le destinataire, s’insère dans la constitution la plus intime de celui-ci, qui en est alors nourri17. Tel est manifestement le sens que confère le christianisme à son sacrement de l’eucharistie, moment essentiel de la réception de la parole de Dieu selon cette religion, et pour cela logiquement considéré par elle comme un aspect central de la vie religieuse du croyant18.
À l’arrière-plan de cette différence se laisse entrevoir un trait de la réception propre à l’islam, qui en confirme et en clarifie encore la nature. Comme le souligne à juste titre R. Brague, il n’existe rien dans l’islam qui s’apparenterait aux sacrements du christianisme, c’est-à-dire rien qui aurait pour sens et pour fonction d’aider l’homme à recevoir, en lui apportant non seulement un certain contenu mais encore tout ou partie de la réceptivité elle-même19. Le Dieu de l’islam laisse l’homme livré à lui-même devant l’apport qu’Il lui délivre, comme si, en énonçant son discours, Il avait fait le maximum de ce qu’Il veut ou peut faire pour l’homme. Apprendre et appliquer un discours ne requièrent rien d’autre que ce dont l’homme est capable par lui-même. – Dans le christianisme, Dieu est pour l’homme source d’un apport qui excède radicalement les capacités de réception naturelles de ce dernier ; ce qu’Il donne est infiniment plus que ce qui est possible pour l’homme, et même que ce qui est souhaitable par lui – à savoir, en dernière analyse, Lui-même. C’est donc à être exhaussé au-dessus de lui-même, à être affranchi des limites constitutives de son être, que l’homme est ici convié : Dieu ne se contente pas de combler le désir humain, Il veut l’amplifier infiniment pour le hisser à Sa divine (dé)mesure. Aussi l’homme ne recevra-t-il pas ce dont il s’agit, si l’on se contente de placer devant lui une offre comme si celle-ci était proportionnée à son horizon d’accueil.
Cette différence est évidemment liée à la différence des contenus apportés : discours d’un côté, parole de l’autre. La spécificité de cette dernière est que, comme engagement de soi dans l’extériorité, vers l’autre et pour lui, elle est non seulement offre de nourriture mais, d’emblée et conjointement, promesse de visite et de rencontre – et constitue déjà un début d’accomplissement de cette promesse. Or de façon générale, ce n’est déjà pas une même chose de recevoir quelque chose et d’accueillir quelqu’un – tout comme, du côté de la source, il y a bien de la différence entre envoyer un message à quelqu’un et venir le voir. Mais lorsque la personne à accueillir est l’absolu en personne, la différence prend une ampleur infinie : il ne suffira pas, pour recevoir, de ranger et d’apprêter la maison, mais il faudra laisser l’arrivant la rebâtir Lui-même de fond en comble afin qu’elle devienne pour Lui un séjour. Et il faut supposer pour cela qu’en Lui le désir de la rencontre est bien grand.
Le bien de Dieu et le bien de l’homme
Or précisément, ce qu’impliquent et révèlent la nature de la parole divine et le mode de transmission correspondant, tels que les envisage l’islam, c’est que, dans cette religion, la rencontre entre Dieu et l’homme n’est ni possible ni souhaitable. Rencontrer, en effet, ne prend son véritable sens que si, au-delà de la simple vision ou contemplation – qui demeurent unilatérales – est réalisée une communion, le partage d’une même vie et d’un même principe d’animation, comme le suggèrent les images chrétiennes de l’habitat et du repas en commun. La vraie rencontre, en somme, ne se fait que dans et par l’amour mutuel. Mais comme le laisse voir le mode de réception qui vient d’être examiné, il demeure et il doit demeurer, dans l’islam, un abîme infranchissable entre Dieu et l’homme alors même que l’un établit une relation avec l’autre. Discours, livre et dictée sont les moyens adéquats pour qui veut entrer en relation mais non entrer en contact, établir un lien fondamentalement unilatéral (l’homme étant lié à Dieu mais non l’inverse) qui lui permette de demeurer, au sens premier du mot, intact.
Précisément, l’incapacité du Dieu de l’islam à être touché, tactus – et ici cela signifie aussi et surtout ému (« mis en mouvement »), affecté – apparaît comme le corrélat logique de son incapacité à se communiquer, à se donner. Passage de soi en une extériorité, réception d’une extériorité en soi : dans les deux cas cela suppose rupture avec l’unité absolument immédiate du point géométrique, dont rien ne sort et où rien n’entre ; et à l’inverse, nécessairement, présence d’un rapport médiat de soi à soi, manière d’être un qui est unification plutôt que plate unité, souplesse infinie plutôt que minéralité inentamable. C’est seulement l’existence d’une telle vitalité interne qui rend possible, dans le même mouvement, la sortie hors de soi sans dissolution de soi, en direction d’un autre que soi, et l’accueil en soi de cet autre sans dénaturation de soi.
Certes il faut bien admettre, pour le Dieu de l’islam, la possibilité d’un certain affectus ou tactus, d’une certaine forme d’é-motion ; car en dictant à l’homme un discours, Il est nécessairement animé d’une certaine intention ou volonté, et par l’attente d’une certaine réponse. Il s’expose ainsi à la possibilité que son discours soit reçu ou non, appris et appliqué ou non, plus ou moins rapidement et plus ou moins complètement ; partant, la réponse de l’homme peut, si l’on ose dire, ne pas le laisser « de marbre », éventuellement le contrarier. Mais, premièrement, cette simple possibilité suppose bien une certaine plasticité intérieure, aucun sentir d’aucune sorte n’étant possible pour un être qui adhère absolument à soi-même sans écart : ce qui paraît déjà malaisément compatible avec la manière dont l’islam conçoit l’unité de Dieu. Deuxièmement, à supposer même qu’il soit possible, un tel affectus résulterait seulement d’un souci de Dieu pour la réalisation de sa volonté, ce qui n’équivaut pas du tout immédiatement à un souci de Dieu pour la réalisation du bien de l’homme, autrement dit à un affectus véritable, consistant à être touché non seulement par l’autre, mais pour lui.
Les deux termes, réalisation de la volonté de Dieu et réalisation du bien de l’homme, peuvent certes coïncider ; mais cette coïncidence peut être conçue de deux manières, qu’il importe fort de distinguer. Une première manière de les faire coïncider est de considérer que le bien de l’homme consiste dans la réalisation de la volonté de Dieu, celle-ci n’ayant pas pour autant nécessairement le bien de l’homme pour but : Dieu aurait une volonté, définie dans son contenu et dans son orientation purement à partir de Lui-même, et il n’y aurait rien de mieux pour l’homme que de s’y conformer. Une seconde manière de faire coïncider les deux termes consiste à croire que le bien de l’homme est lui-même un but pour la volonté de Dieu, et non simplement l’un de ses effets : Dieu voudrait le bien de l’homme pour l’homme lui-même, ce qui signifierait alors qu’Il ferait consister tout ou partie de son propre bien dans la réalisation du bien de l’homme. Si s’ajoute à cela l’idée que Dieu est Lui-même le Bien – l’universel en personne, et non un pur singulier – vouloir le plus grand bien de l’homme signifierait pour Dieu : vouloir que l’homme L’atteigne, Le rencontre et partage sa vie.
Or la première manière d’identifier les deux termes est conforme à la conception islamique de Dieu, de son rapport à son discours, et du rapport qu’Il entend établir avec ceux à qui Il l’adresse. Le discours qui énonce une volonté reflétant seulement la singularité de son auteur est et ne peut être que dicté. Le but d’une dictée qui se présente alors comme forme indépassable de la parole est l’obéissance comme forme indépassable de la réponse. L’obéissance dès lors qu’elle est indépassable est simple soumission, et loin d’être la forme première et provisoire de l’accès du soumis à son bien, elle constitue elle-même le bien de celui-ci, n’y ayant pour lui rien à attendre ni à atteindre au-delà de celle-ci en guise de mode de relation avec Dieu. Quant au bien de Celui qui soumet, dans la mesure où la direction qu’Il exerce est la forme ultime et indépassable de son rapport à ce qui n’est pas Lui, il se confond symétriquement avec l’obtention de cette soumission, c’est-à-dire avec l’instauration d’un rapport conforme à ce qu’Il est : une singularité reposant immédiatement en et sur elle-même, absolument au-delà de tout ce qui n’est pas elle, qui n’attend et ne peut attendre que la reconnaissance de cet être-au-delà lui-même.
Aussi, si le bien de Dieu et celui de l’homme consistent tous deux dans la soumission de l’homme à la volonté divine, il n’y a là qu’une coïncidence extérieure et apparente des deux biens – un « bien commun » qui n’en est pas un puisqu’il exclut toute communion. Ce qui le confirme, c’est la nature de la félicité promise à l’homme dans l’au-delà, autrement dit du plus grand bien auquel l’homme puisse aspirer et atteindre. Dans l’au-delà tel que l’islam le conçoit, l’homme et Dieu seront tous deux « satisfaits »20, mais sans que cela signifie, du côté de Dieu, que sa satisfaction résulte de celle de l’homme, comme s’il avait souci de ce dernier pour lui-même : rien ne s’oppose ici à ce que Dieu soit « satisfait » de l’homme, comme un maître peut l’être d’un esclave obéissant. La satisfaction de l’esclave n’est pas elle-même le but du maître, ni la cause de sa satisfaction à lui. Peu importe ici que la suprême félicité humaine ait une forme grossière, comme le texte du Coran peut le laisser croire (lait, miel et vierges21), ou qu’elle soit en vérité bien plus raffinée et plus spirituelle, allant jusqu’à la contemplation de la Face divine ; railler le texte coranique sur ce point serait facile mais passerait aussi à côté de l’essentiel. L’essentiel tient en ceci que, dans l’au-delà coranique, l’homme ne découvre pas à quel point le bien de l’homme est essentiel aux yeux de Dieu, et donc à quel point Dieu, qui est Lui-même le bien absolu, veut se donner à l’homme, faisant ainsi éclater les limites du désir humain, mais seulement comment Dieu peut remplir ces limites, en se montrant à lui autant qu’elles le permettent. Ce n’est pas l’amplification infinie du désir humain qui a lieu, la libération complète de l’homme à l’égard de l’étroitesse de son désir (si spirituel soit-il), mais seulement la satis-faction complète de ce désir – son remplissement maximal et, par là-même, sa clôture définitive. En ne donnant à l’homme que le maximum de ce qu’il est capable d’espérer et de recevoir par lui-même, Dieu ne brise pas l’insuffisance de l’homme mais la confirme, tout comme il confirme son refus de renoncer à sa propre auto-suffisance et à l’indépendance de son bien par rapport à celui de l’homme. Même dans l’au-delà le Dieu de l’islam ne se donne pas, ne laisse pas l’homme s’introduire en sa vie ; sa vie et celle de l’homme restent radicalement distinctes. – Il n’est pas excessif de dire qu’en cela, le paradis musulman a pour véritable sens la confirmation ultime de la non-rencontre, l’enfermement éternel de l’homme en lui-même et hors de Dieu, le maintien de Dieu au-delà de l’ « au-delà » promis à l’homme.
En sens inverse – et c’est la seconde façon d’identifier réalisation de la volonté de Dieu et réalisation du bien de l’homme – faire de l’accession de l’homme à son bien, Son bien à Soi ; Se savoir et Se vouloir comme étant Soi-même le bien de l’homme, et par suite, ne pas vouloir rester Soi-même intact si l’homme reste étranger à son bien, c’est-à-dire à Soi-même : c’est précisément ainsi que le Dieu du christianisme regarde l’homme, et c’est précisément ainsi que le Dieu de l’islam ne peut le regarder. Le regard sur l’homme du premier diffère de celui du second autant que le regard d’un père sur son enfant, ou celui d’un ami sur son ami, diffère du regard d’un chef sur son subordonné, ou d’un juge sur son justiciable. Cette différence consiste très simplement en ceci que le père souffre de la souffrance de son enfant, que l’ami est vulnérable aux blessures de son ami, le bien de l’enfant étant constitutif du bien du père comme le bien de l’ami constitue celui de son ami. Alors ce qui arrive à l’homme, et plus encore, ce que l’homme se fait à lui-même, cela arrive et est fait aussi bien à Dieu lui-même, qui s’en trouve atteint. Les plaies de l’homme deviennent les siennes, particulièrement celles qui ont pour sens et pour source les manquements de l’homme à son propre bien, que Dieu ne dissocie point du Sien : Il est non seulement offensé mais blessé chaque fois que l’homme se manque à lui-même22.
Mais qu’à Dieu l’homme puisse manquer, non seulement en ne lui accordant pas l’obéissance qui Lui est due, mais encore en étant cause, par là, d’un vide douloureux en Lui – de sorte que Dieu serait en manque de l’homme –, cela ne se peut dans l’islam. Son Dieu ne peut ni ne veut être pour l’homme un ami, et il ressemble en cela au dieu dont Aristote disait que nulle amitié ne peut exister entre l’homme et lui23 ; pas davantage un père, si ce n’est encore au sens où les Grecs anciens entendaient ce terme, lorsqu’ils en faisaient un qualificatif de Zeus, à savoir le détenteur de la puissance (il faut se rappeler ici ce qu’était un père dans l’esprit et dans le droit des Grecs anciens). Pour l’islam comme pour le paganisme antique, l’invulnérabilité reste un des attributs essentiels de l’Absolu. Les errements de l’homme peuvent à la limite irriter ou décevoir Celui-ci, mais non lui faire mal – et tel est le sens de sa « patience » : non la disposition à endurer la souffrance, mais l’assurance de n’y être jamais exposé.
Ce que l’homme vaut
Un mot résume ce qui est ainsi exclu par l’islam, comme mode de rapport entre Dieu et l’homme : l’amour. Mot qui peut bien être présent dans le texte coranique, sentiment qui peut bien être invoqué et revendiqué dans l’islam, surtout dans ses courants mystiques, mais à peu près exclusivement dans le sens d’un « amour » de l’homme pour Dieu ; et, lorsque par exception c’est l’amour de Dieu pour l’homme qui est évoqué, le terme reste sans réel contenu24. Or si aimer signifie vouloir le bien de l’autre pour lui-même, voir et traiter l’autre comme ayant une importance infinie en lui-même, appelant et justifiant un dévouement inconditionnel, et impliquant l’acceptation de souffrir par et pour l’autre, alors le Dieu de l’islam n’aime pas l’homme. La logique interne de l’islam implique même davantage que la simple absence d’amour. Loin que Dieu vise l’homme – chaque homme – comme une fin en soi, objet d’une sollicitude première et inconditionnelle, c’est en sens inverse l’obéissance de l’homme qui est fondamentalement la condition de la bienveillance de Dieu pour lui. L’homme n’aura d’importance et de valeur aux yeux de Dieu que pour autant qu’il recevra son discours, selon la double immédiateté indiquée plus haut.
Le Dieu de l’islam, en effet, ne se règle pas sur le bien de l’homme en et pour lui-même, mais sur l’accomplissement de Sa volonté. Par suite, le statut et la valeur que l’homme aura aux yeux de Dieu dépendent de la position que l’homme adopte par rapport à la volonté divine. Si l’homme refusant de se soumettre à cette volonté s’éloigne par là de son bien, ce n’est pas cet éloignement-là qui déterminera la réponse de Dieu à une telle conduite, mais bien plutôt l’éloignement, qui en résultera pour Dieu, de la réalisation de Son vouloir. Aussi la réponse de Dieu à l’insoumission n’aura-t-elle pas pour principe de tout faire pour que l’homme revienne vers son propre bien, comme si cela était important en soi (ainsi qu’il en va pour celui qui aime), mais de tout faire pour que Lui-même accomplisse sa volonté en dépit de ce qui y fait obstacle. Dans une telle logique, Dieu ne peut se montrer bienveillant pour l’homme ni lui reconnaître une valeur malgré son insoumission – et encore moins faire de ce manquement un motif de sollicitude accrue pour lui. Là où le Dieu du christianisme, berger paternel et aimant, se soucie d’autant plus de l’homme que celui-ci, brebis égarée, se détourne davantage de Lui25, le Dieu de l’islam se détourne de celui qui se détourne de Lui, faisant du détournement de celui-ci la cause et la mesure du sien26; tout au plus peut-Il se montrer « clément » ou « aimant » à l’égard de celui qui s’est engagé dans la voie de l’obéissance comme rapport le plus parfait à Lui, autrement dit à l’égard du musulman et de lui seul27.
Quant à celui qui se refuse à cet engagement, Dieu ne peut que se désintéresser de lui, et ce désintérêt peut se marquer de plusieurs façons. La plus radicale sans doute consiste à exclure le récalcitrant de l’ensemble des êtres susceptibles de soumission volontaire, autrement dit à ne plus voir en lui un être vraiment humain. Dans l’islam en effet, le propre et la grandeur de l’homme ne consistent pas dans la capacité de cet être à dépasser la simple soumission comme mode de rapport à Dieu, mais dans sa capacité à adopter volontairement ce mode de rapport, qui vaut pour les autres créatures aussi bien. Ce rapport est à la fois indépassable et nécessaire, car directement impliqué par la nature même du Dieu islamique ; la question n’est pas de savoir si la soumission de l’homme aura lieu ou non, mais seulement de savoir si elle sera volontairement accordée ou involontairement subie. Dans le premier cas l’homme se sera comporté en homme, accomplissant la fonction qui le définit en propre ; dans le second il aura refusé d’exercer cette fonction et se sera mis ainsi, à l’égard de Dieu, dans le même rapport que les êtres dépourvus de volonté. C’est pourquoi, selon une traduction possible d’un verset du Coran, l’homme réfractaire à la conversion islamique devient par là-même aux yeux de Dieu comme « le pire des animaux » 28 – idée qui n’est manifestement pas sans lien avec la pratique intensive de l’esclavage par le monde islamique : nous y reviendrons. Plus modérément et en jouant sur le double sens du mot « bête » en français, l’insoumis peut être vu comme un imbécile agissant contre son propre intérêt, se rendant indigne, par son endurcissement, que l’on continue de se soucier de lui. Mais dans un cas comme dans l’autre, son attitude fait injure et même obstacle à Dieu, dont le souci suprême et même unique est l’accomplissement de Sa volonté.
Aussi l’insoumis ne peut-il être plaint (il faudrait pour cela que son bien ait quelque importance en soi), ni même seulement ignoré, mais conformément à son statut d’obstacle il doit être finalement supprimé, et en tant qu’obstacle volontaire, puni. La punition consistera pour lui à être dévoré d’une éternelle souffrance qui ne sera point, comme dans le christianisme, l’accomplissement intérieur du tort qu’il se fait à lui-même, mais le prix de celui qu’il aura de facto prétendu infliger à Dieu – moyennant quoi cette punition aura fondamentalement le sens d’une vengeance. L’attitude « divine » à l’égard de l’homme est ici celle d’un maître qui énonce sa volonté, avertit, prévient, menace, et qui, ayant rappelé une bonne et dernière fois sa volonté, détruit ceux qui s’acharnent à ne pas s’y plier, en un « que puis-je faire de plus ? » et un « tant pis pour vous » exempts de douleur, suivis d’un châtiment appliqué sans tristesse29.
Sens et place de la violence dans l’horizon fondamental de la relation
Si nous considérons enfin l’ensemble de ces éléments afin d’en dégager l’horizon global des relations possibles entre Dieu et l’homme selon l’islam, nous voyons que cet horizon a pour clef de voûte, ou principe d’unité, l’accomplissement de la volonté de Dieu, celle-ci étant indépassablement singulière et ne visant qu’elle-même comme but. Par rapport à ce vouloir divin, l’homme a le statut fondamental de créature elle-même douée de volonté, cette dernière étant entendue toutefois comme simple pouvoir d’accepter ou de refuser : devant l’arbitraire de la volonté divine se tient la volonté humaine comme libre-arbitre – faculté qui n’engendre rien mais élit ou rejette des contenus extérieurement rencontrés. Le rapport spécifiquement humain à la volonté divine consiste alors en ce que cette dernière, dictée au moyen d’un discours, est placée devant l’homme comme contenu à élire, et par rapport à cette volonté, les possibilités de positionnement de l’homme se déploient entre les deux pôles de l‘instrument et de l’obstacle. Corrélativement, les possibilités de positionnement de Dieu par rapport à l’homme sont comprises entre la figure du maître qui accorde la jouissance et celle de la puissance qui détruit – récompense et destruction ayant en commun d’arriver à l’homme là aussi de l’extérieur, et pour résultat soit d’enfermer l’homme définitivement en lui-même en comblant le désir humain (« paradis »), soit de l’arracher à lui-même sans fin (« enfer »).
C’est, pensons-nous, ce cadre structurel qui constitue le « noyau dur » de la doctrine, sa colonne vertébrale, son centre de gravité, son esprit directeur, et c’est lui qui permet de discerner, parmi les éléments souvent divergents et parfois contradictoires du discours coranique, ceux qui tiennent à l’essence profonde de la religion islamique, et ceux qui, par rapport à cette essence, doivent être tenus pour contingents. Or dans un tel cadre la violence, comme non-respect de la libre intériorité de l’autre, occupe une place significative, à titre de possibilité légitime et suffisante. – Tandis en effet que l’amour, par nature, ne peut être que librement donné et n’existe que comme mouvement intérieur spontané, l’obéissance comme soumission admet par nature la contrainte et peut être obtenue de cette façon. Aucune force, pas même (et à vrai dire surtout pas) celle de Dieu, ne peut forcer à aimer. L’amour ne peut être qu’offert et demandé. Aussi le Dieu qui aime l’homme, et qui, parce qu’Il l’aime, veut être aimé de lui (en tant qu’Il est Lui-même le plus grand bien possible pour l’homme), ne peut fondamentalement adresser à l’homme qu’une invitation, lui faire une avance, le prier de bien vouloir accepter son offre. La formulation de cette avance pourrait être :
« Laisse-moi te rendre capable de Me recevoir, et de recevoir ainsi infiniment plus que ce que tu es capable de désirer. Cela n’est possible que si tu y consens, ma volonté ne peut s’accomplir ni contre la tienne ni sans elle, et c’est précisément ma volonté que ma volonté dépende ainsi de la tienne ».
Mais le Dieu qui veut seulement être obéi peut, quant à Lui, passer outre à l’adhésion intérieure de l’homme, car ce qu’Il attend de lui est d’une nature telle que cela peut être imposé. Certes, on l’a vu, il dépendra de l’homme que sa soumission à Dieu soit volontaire – mais non pas que son rapport à Dieu soit autre chose qu’une soumission. Or si un amour contraint n’est pas un amour, une soumission contrainte est une soumission. Et si la soumission volontaire est « meilleure » que la soumission contrainte, elle ne l’est que dans la mesure où il y aura de toute façon soumission, celle-ci constituant l’horizon indépassable de la relation. Ainsi ce Dieu-là n’adresse-t-il pas à l’homme une avance mais un avertissement, qui pourrait être :
« Que tu le veuilles ou non ma volonté s’imposera à toi. Ton assentiment n’est pas indispensable pour qu’elle se réalise, et c’est précisément ma volonté que ma volonté ne dépende que d’elle-même et pas de la tienne. Autant donc y consentir : tu obtiendras ainsi le maximum de ce que tu peux espérer, la totale satisfaction des désirs que tu es capable d’avoir par toi-même ».
Dans cette perspective en effet, l’esprit et le ton ne peuvent être ceux d’une invitation à établir une collaboration en vue de faire naître ensemble quelque chose (la plénitude de la rencontre), mais sont nécessairement ceux d’un appel ou d’un rappel à l’ordre, en vue de la réalisation d’une décision unilatérale (le maintien de l’abîme). Il ne s’agit pas d’exhausser l’homme mais de le (re)mettre à sa place, qui est celle d’un serviteur et non d’un ami30. La menace de violence, lors même qu’elle n’est pas explicite, se laisse entendre – ou « entr’entendre », comme l’on dit « entrevoir » – immédiatement sous la surface du discours, rumeur sourde qui accompagne comme son ombre la promesse de clémence, nullement incompatible avec cette dernière. Car la clémence n’a pas pour contraire la violence mais l’intransigeance, comme refus de tout écart et de tout délai entre ce qui doit être et ce qui est. Le contraire de la violence n’est pas la clémence, mais l’amour – et la violence reste, avec la clémence, l’une des modalités au moins possibles de l’exercice de l’autorité telle que celle-ci a été définie plus haut. Aussi ce qui a lieu ici n’est point l’exclusion fondamentale, radicale et définitive de la violence, mais l’affirmation au moins implicite de sa légitimité constitutive. Et ce qui autorise à l’affirmer, ce n’est pas le nombre et la fréquence des passages coraniques incitant à la violence, mais l’essence même de Dieu, celle de l’homme et celle de leur rapport, telles qu’elles se laissent déduire du statut fondamental de ce discours.
Ce regard du Dieu de l’islam sur l’homme va logiquement déterminer le regard que les hommes peuvent et doivent avoir les uns sur les autres.
4 – L’homme et l’homme
Être homme, être musulman
On l’a vu, selon l’islam, être un homme au sens plein du terme signifie : accepter d’être un instrument de la volonté de Dieu. Cette acceptation doit se traduire dans l’existence concrète d’une manière qui, formellement, peut être considérée comme double.
Le premier aspect, que l’on peut caractériser comme « positif », consiste pour l’homme à faire ce qui lui est présenté comme bon par le discours divin, et à s’abstenir de ce que ce même discours présente comme mauvais. Il s’agit d’une part d’accomplir certains actes déterminés, tels que la prière et les rites qui l’entourent, le pèlerinage, etc., de s’abstenir de certaines nourritures et certaines pratiques (l’usure par exemple), etc. ; d’autre part et de manière plus intérieure, de croire en Dieu tel que le Coran le montre, c’est-à-dire une singularité absolue qui ne vise que soi et sa propre volonté comme fin en soi. Quant à ce dernier point, il s’agit pour l’homme d’adopter le positionnement correct par rapport à Dieu, de « se tenir » devant Lui d’une manière conforme à Son essence, et cette manière consiste, en amont même de la décision d’être un instrument du vouloir divin, dans l’acceptation de l’alternative entre être instrument et être obstacle, dans la reconnaissance de ce que c’est devant ce choix que l’homme est fondamentalement placé – ou encore, comme l’on pourrait dire : dans la soumission à l’alternative entre soumission et insoumission.
Le second aspect, qui peut être caractérisé comme « négatif » et qui est directement corrélatif du précédent, consiste pour l’homme à supprimer ce qui fait obstacle à la volonté de Dieu, aussi bien en lui-même (combat intérieur) qu’en-dehors de lui (combat extérieur). Or de même qu’être un instrument du vouloir divin consiste d’abord à admettre que l’alternative décisive est celle de l’instrument et de l’obstacle, de même l’obstacle radical à la volonté divine sera constitué, non par celui qui optera pour la seconde branche de l’alternative, mais par celui qui refusera l’alternative dans son entier, et se tiendra tout à fait en-dehors de celle-ci – soit en croyant qu’un tout autre rapport à Dieu est possible (voire souhaitable), soit en ne croyant tout simplement pas en un Dieu unique, ou de quelque autre manière encore. Car la « simple » adoption du statut d’obstacle, par exemple en négligeant ou en refusant l’accomplissement de certaines prescriptions divines, ne remet pas directement ni nécessairement en cause l’essentiel, à savoir que l’homme est l’être qui doit choisir entre soumission et insoumission. Inversement, ne pas se soumettre à l’alternative entre soumission et insoumission constitue une contestation du dispositif doctrinal en son entier, une négation de la nature de l’homme, de Dieu lui-même, et de leurs rapports tels que l’islam les envisage.
Or l’acceptation de cette alternative définit, en même temps que l’homme véritable, le musulman comme tel ; sa méconnaissance, son ignorance ou son refus définissent symétriquement le non-musulman comme tel. Si donc l’islam implique que l’homme doit, en tant qu’instrument de Dieu, écarter tout obstacle à l’accomplissement de la volonté de Dieu, et d’abord l’obstacle le plus radical, cela signifie que les rapports entre musulmans et non-musulmans présenteront trois caractéristiques fondamentales : le non-musulman ne peut être vu comme un homme au sens plein du terme ; il doit être supprimé comme obstacle et/ou transformé en instrument ; et cela non d’abord pour son bien à lui mais pour celui de Dieu. – C’est le second de ces points qui dessine la tâche ou la « mission » du musulman à l’égard du non-musulman, tâche dont il faut, pour finir, préciser l’esprit et les modalités.
Sens et formes des rapports entre musulmans et non-musulmans selon l’esprit de l’islam
La suppression de l’autre comme obstacle à la volonté de Dieu et/ou sa transformation en instrument de cette volonté, formant les deux faces de l’attitude fondamentale envers l’autre, constituent aussi le principe à partir duquel se laissent déduire les formes concrètes essentielles que cette attitude peut prendre. Ces formes correspondent aux différentes possibilités de positionnement fondamental de l’homme devant la volonté divine, à savoir : l’obstacle involontaire, l’obstacle volontaire, l’instrument involontaire et l’instrument volontaire. Il en découle trois possibilités fondamentales de traitement d’autrui : en tant qu’il est à supprimer comme obstacle volontaire ou involontaire à la volonté de Dieu, le non-musulman est à éliminer ou à convertir (et il est, dans ce dernier cas, transformé du même coup en instrument volontaire de cette volonté) ; en tant qu’il est à conserver comme instrument involontaire de la volonté de Dieu, le non-musulman est à asservir.
a. Conversion. La forme la plus parfaite du rapport à l’autre, et celle qui réclame l’examen le plus étendu, est la tentative de conversion puisque c’est elle qui permet d’atteindre le but dans sa forme la plus parfaite : donner à Dieu de nouveaux instruments volontaires. Elle est du même coup la forme la plus parfaite de l’élimination. Elle consiste, positivement, à favoriser la soumission volontaire à la volonté de Dieu, et négativement, à éliminer non pas les personnes, mais ce qui, en elles, résiste à cette soumission. Cela du reste, aussi bien en soi-même qu’en autrui : car le musulman qui lutte contre ses penchants intérieurs allant à l’encontre de la volonté divine vise, au fond, à faire disparaître ce qu’il y a encore de non-musulman en lui.
En ce sens, le prosélytisme comme tentative de conversion est impliqué par la doctrine islamique elle-même, en son fondement, et non par quelque tendance psychologique ou sociologique à la « domination » ou à « l’affirmation de soi ». En visant comme but la conversion de l’humanité à l’islam, le musulman est fidèle à l’esprit fondamental de sa religion, et inversement il y dérogerait s’il n’œuvrait pas directement ou indirectement à ce but. À cet égard, nul appel à la « tolérance » ne peut avoir sérieusement de sens ni d’efficacité, si bien intentionné soit-il, et quand bien même il émanerait de certains musulmans, si tolérer veut dire (conformément au sens faux, mais désormais courant de ce terme) : reconnaître les autres religions, ou l’absence de religion, comme ayant même valeur et même « droit à exister » que l’islam. La seule tolérance qui puisse ici être envisagée, et qui est d’ailleurs la tolérance en son sens véritable, est celle qui consiste à supporter qu’existe ce qui, en soi, ne devrait pas exister ; acceptation, donc, par essence conditionnelle et provisoire, ou définitive seulement par défaut, si l’éradication de ce qui ne devrait pas être apparaît comme excédant les forces humaines. – Considéré ainsi formellement, le prosélytisme islamique paraît être inhérent au monothéisme comme tel plutôt qu’à la version particulière qu’en offre l’islam ; et il semble qu’il ne diffère pas en cela du christianisme, dont on peut dire qu’il vise lui aussi, constitutivement, à la conversion universelle. Mais en réalité, les raisons déjà indiquées qui déterminent l’islam au prosélytisme confèrent à ce dernier un sens bien spécifique, fort différent de celui qui caractérise le prosélytisme chrétien.
Ici se fait sentir en effet toute la différence, vue précédemment, entre le regard du Dieu islamique et celui du Dieu chrétien sur l’homme. Tout comme le chrétien, le musulman prosélyte peut et doit être animé de la sincère conviction qu’il œuvre pour le bien de l’humanité, qu’il apporte à autrui sinon son salut, du moins les conditions de son salut, et qu’il agit ainsi généreusement envers lui. Mais tandis que le salut selon le christianisme consiste pour l’homme à laisser Dieu le rendre capable de devenir pour Lui un fils et un ami, le salut selon l’islam consiste pour l’homme à se reconnaître comme étant pour Dieu un serviteur et un instrument. Ce dernier statut, selon l’islam et ainsi qu’on l’a vu, est de toute façon celui de l’homme ; aussi s’agit-il, dans le prosélytisme islamique, d’amener l’autre à reconnaître et à assumer ce fait, qu’il est soumis à la volonté de Dieu, et que son bien consiste à l’être volontairement. Deux conséquences essentielles en résultent.
Premièrement, ce n’est pas d’abord et essentiellement le bien de l’homme qui est ici visé par la conversion, mais celui de Dieu, qui en est fondamentalement distinct et qui le restera éternellement. La volonté du Dieu de l’islam, en effet, n’a point le bien de l’homme pour fin en soi, mais seulement pour effet conditionnel. Par suite, si le non-musulman se convertit, ce sera un bien pour lui, mais ce n’est pas ce bien-là qui peut et doit être la raison déterminante de l’opération ; car de ce bien-là, Dieu Lui-même ne se soucie pas comme d’une chose essentielle à ses yeux. – C’est pourquoi il ne peut exister, dans l’islam, rien d’équivalent à l’esprit missionnaire chrétien ; celui-ci en effet, qui consiste dans la tentative de proposer à l’autre l’amour de Dieu (au double sens du génitif), suppose que le bien d’autrui soit visé comme une fin en soi, c’est-à-dire de la manière dont Dieu Lui-même le vise. Envoyer au loin, en territoire inconnu ou hostile, des hommes isolés et désarmés, pour prêcher la parole de Dieu : cela ne se peut que par amour. Ici également le prosélytisme invite bien à l’acceptation d’un fait : non pas toutefois celui de la petitesse de l’homme devant la puissance de Dieu, mais celui de l’amour de Dieu malgré l’indignité de l’homme. D’autre part la conversion chrétienne vise certes le bien de Dieu mais tout aussi essentiellement le bien de l’homme, puisque le bien de l’homme est une fin en soi aux yeux de Dieu Lui-même ; non seulement viser autrui comme une fin en soi n’est pas incompatible avec la volonté de Dieu, mais c’en est l’exact accomplissement. L’islam, en lequel il ne s’agit pas d’aimer autrui par amour de Dieu, mais d’obéir à Dieu et d’amener autrui à donner à Dieu l’obéissance qu’Il réclame, n’envisage certes pas ainsi l’entreprise de conversion, et ce n’est pas non plus dans le don de sa vie pour une telle fin qu’il fait consister le martyre. Ce dernier se définira bien plutôt comme perte de la vie au cours d’une tentative, soit de détruire l’autre, soit de le dominer ; sacrifice qui réalise jusqu’au bout le statut d’instrument – non pas toutefois d’instrument d’un amour à proposer, mais d’une volonté à imposer.
Deuxièmement et par conséquent, s’agissant de sa modalité, la conversion selon l’islam peut être obtenue par la menace sans que cela ne contredise radicalement son sens. Sans doute est-il impossible de forcer quelqu’un à adhérer intérieurement à une doctrine ou à une croyance ; et sans doute la conversion demeure-t-elle imparfaite, qui consiste en l’adoption extérieure de certaines pratiques alors que persiste, dans le secret de la conscience, une indifférence ou même une hostilité à l’égard du contenu de foi en lui-même. Mais dans l’islam ce contenu consiste précisément dans l’affirmation d’un pur rapport d’autorité entre Dieu et l’homme, c’est-à-dire d’un rapport fondamentalement et définitivement extérieur. De ce fait l’adhésion intérieure, tout en étant préférable, se trouve frappée de contingence, et ne peut apparaître comme absolument indispensable à la réalité de la conversion. La volonté de l’homme ainsi converti peut bien rester, en son intimité, extérieure ou même hostile, il n’en reste pas moins que dans les faits cet homme se comportera exactement comme un bel et bon instrument de la volonté de Dieu (sans compter que, dès la génération suivante, l’éventuelle résistance intérieure aura toutes les chances de disparaître).
b. Élimination. La suppression physique du non-musulman, en cas de refus obstiné de toute forme de conversion à l’islam, ne peut certes être appliquée à la légère, ni considérée comme le meilleur des rapports à avoir avec le non-musulman ; mais elle ne peut pas non plus être tenue pour absolument incompatible avec l’esprit de l’islam, et l’on ne peut rien trouver en cet esprit qui s’y oppose radicalement. Vaut-il mieux laisser en vie le récalcitrant, soit en comptant sur une évolution ultérieure de ses dispositions, soit en estimant que son attitude est suffisamment résiduelle pour que l’on puisse sans inconvénient la laisser s’éteindre naturellement, soit, enfin, en considérant que son asservissement contribuera mieux à l’accomplissement de la volonté de Dieu ? Vaut-il mieux le supprimer purement et simplement ? C’est là fondamentalement affaire de circonstances, voire d’arbitraire personnel, et il n’y a entre ces différentes « solutions » qu’une différence de degré. Dans tous les cas, en effet, sera obtenu le résultat nécessairement exigé par le cœur de la doctrine : que soit écarté un obstacle à la volonté de Dieu, médiatement ou immédiatement.
Ici se retrouve la possibilité de la clémence et de la tolérance, mais précisément (on l’a vu plus haut) comme simples suspensions d’une violence qui, en droit, demeure possible et légitime. En refusant de devenir (ou de rester : cas de l’apostasie) un instrument volontaire de la volonté de Dieu, l’homme renonce du même coup à ce qui peut donner à son existence un caractère sacré ou même simplement précieux aux yeux de Dieu Lui-même. Il fait de lui-même un être à la valeur contingente et relative, dont l’estimation est légitimement livrée à la fluctuation des conditions extérieures. – On a souvent fait remarquer que, dans le Coran, les variations dans les prescriptions concernant les non-musulmans, allant de l’appel au meurtre à l’injonction de bienveillance, étaient liées de manière troublante avec les fluctuations de la situation de Mohammed, au moment de leur promulgation. Mais au lieu de n’y voir qu’un indice de l’origine purement humaine du discours coranique, il faut souligner ici que ce lien entre circonstances contingentes et nature des injonctions n’est pas lui-même contingent, et découle avec nécessité de la doctrine plutôt que de la subjectivité particulière de son messager. Si le traitement à infliger au non-musulman dépend de facteurs circonstanciels, et si l’élimination physique figure au nombre des traitements possibles, ce n’est pas essentiellement dû aux aléas de la vie de Mohammed, mais au fait que l’homme – tout homme – n’a pas de valeur absolue et inconditionnelle aux yeux du Dieu de l’islam.
c. Asservissement. Pour cette même raison, l’esclavage n’est ni ne peut être fondamentalement exclu par l’esprit de la doctrine islamique, trouvant au contraire une place naturelle et légitime dans l’horizon des rapports entre les hommes, qui est constitutif de l’islam. L’essentiel à cet égard a été vu plus haut, et ne demande qu’à être brièvement précisé.
Refuser de devenir (ou de rester) musulman, c’est s’exclure soi-même de la communauté des hommes au sens plein du terme, c’est-à-dire des êtres destinés à se soumettre volontairement à la volonté de Dieu ; c’est du même coup se rapprocher des êtres non-humains qui, pour leur part, se caractérisent par leur soumission de fait et involontaire à la volonté de Dieu. Il est donc contradictoire et illégitime d’asservir un musulman, c’est-à-dire de le réduire par force au rang d’instrument, car en tant que musulman il en est déjà un, qui plus est à l’égard de Dieu Lui-même – de sorte qu’en faire un instrument pour soi reviendrait à spolier Dieu. Mais à l’inverse il est légitime et cohérent d’infliger ce sort au non-musulman, car cela revient alors, au contraire, à offrir à Dieu un instrument de plus – non pas immédiatement comme il en va dans le cas de la conversion volontaire, mais médiatement, en tant que le non-musulman asservi devient instrument (involontaire) des instruments (volontaires) de Dieu. Il devient ainsi par force, pour le musulman, ce que l’être non-humain est par nature pour Dieu : un objet auquel s’impose une volonté extérieure. Comme la volonté qui s’impose à lui est elle-même soumise à la volonté de Dieu, il devient indirectement un instrument de la volonté de Dieu – se rapprochant ainsi du statut d’homme véritable, loin de s’en trouver dépouillé. Telle est en effet la conséquence étonnante de cette logique, que la réduction en esclavage, dès lors qu’elle est réservée au non-musulman, peut y être regardée comme une sorte de promotion ontologique ; car sans doute vaut-il mieux être, par rapport à la volonté de Dieu, un instrument involontaire et indirect qu’un obstacle direct et volontaire.
Il faut souligner ici aussi que la réduction en esclavage du non-musulman n’est pas la seule forme que puisse prendre son élévation au rang d’instrument (!). Le statut de dhimmi peut être considéré comme un état de sujétion doux, partiel et provisoire qui tient le milieu entre l’asservissement proprement dit et la liberté. Vaut-il mieux attendre avec « patience » l’extinction ou la conversion du non-musulman, et le laisser ainsi « paisiblement » soit disparaître comme obstacle soit se transformer en instrument volontaire ? Ou bien vaut-il mieux lui procurer la promotion moins parfaite mais plus rapide que constitue l’accès au rang d’instrument involontaire, c’est-à-dire en faire un esclave ? Et dans ce dernier cas, faut-il lui imposer une servitude sévère et définitive, ou clémente et révocable ? Ici encore les réponses relèvent du circonstanciel et de l’arbitraire, car il n’y a à l’égard du non-musulman aucun devoir inconditionnel. C’est précisément en cela que se tient l’essentiel : rien, dans l’islam, ne s’oppose radicalement et par principe à la pratique de l’esclavage (exclusivement envers les non-musulmans) ; cette pratique est fondée en droit, le droit en question étant bien moins, ici encore, celui qui est explicitement promulgué par le discours coranique, que celui qui découle de l’esprit fondamental de la doctrine. Et s’il n’y est pas fait recours, c’est seulement en vertu d’une décision contingente de ne pas appliquer ce droit dans toute sa rigueur : en quoi l’on retrouve la « clémence » comme abstention seulement circonstancielle ou arbitraire de violence – c’est-à-dire, dans ce dernier cas, comme abstention elle-même violente de violence.
Il est clair, en vertu de tout ce qui précède, qu’il en va tout autrement dans le christianisme, l’asservissement d’autrui allant radicalement à l’encontre de la volonté de Dieu, loin d’être l’un des modes possibles de son accomplissement. Plutôt que de répéter sur ce point les raisons déjà exposées, qui tiennent à la nature du Dieu chrétien et de son regard sur l’homme, on se bornera à remarquer que si, dans le passé, le « monde chrétien » a bien pratiqué l’esclavage – et peu importe que ce soit moins longtemps et sur moins de personnes que ne le fit l’islam31–, cette pratique a été condamnée, de manière toujours plus explicite et radicale au fil des siècles, par les autorités religieuses (la Papauté), comme contraire à la doctrine chrétienne32. On chercherait en vain l’équivalent de la part des différentes autorités religieuses islamiques, à l’égard de l’esclavage pratiqué par le monde musulman ; considération historique qui, certes, ne vaut pas preuve, mais prend rang de fait significatif lorsqu’on s’avise à quel point elle est conforme aux implications logiques de la doctrine.
À l’encontre de ce qui est fréquemment affirmé comme une évidence, voire comme un dogme de la doxa contemporaine, nous tenons donc que les violences commises au nom de l’islam ne sont pas, au regard de l’esprit de cette religion, des aberrations qui n’auraient « rien à voir » avec celui-ci ; que leurs motivations ne sont pas à chercher exclusivement en-dehors de la doctrine islamique elle-même ; que cette dernière fait l’objet, de la part des auteurs de ces actes, d’une interprétation particulièrement dure mais néanmoins légitime de son sens profond, et non d’une trahison ; que, sauf à définir la paix comme une domination dans le calme, l’islam n’est pas une « religion de paix », encore moins une « religion d’amour », si l’amour est autre chose que la mansuétude dans l’exercice de la domination – pas davantage que le christianisme, de son côté, n’est une « religion du livre ».
Quant à la possibilité d’une réforme de la religion islamique, qui viserait à épurer celle-ci de toute tendance à la violence, elle peut et doit être regardée comme radicalement problématique. Une réforme, en effet, a pour sens de corriger la manière dont une doctrine ou une institution s’expose ou fonctionne, en vue de la rendre plus adéquate à son esprit ; elle est, par définition et comme son nom l’indique, passage d’une forme à une autre (jugée meilleure) de la même chose. Que si c’est l’esprit même de la chose qui est en cause, il ne peut plus être question de réforme mais d’un changement de nature, autrement dit du passage de cette chose à une autre. Or précisément si, dans l’islam, la violence n’existe pas seulement sous forme de fragments de discours, que l’on pourrait supprimer ou modifier, mais se trouve logée dans l’âme même de sa doctrine, à laquelle on ne saurait toucher sans altérer son essence, alors vouloir extirper de l’islam toute tendance à la violence revient à demander à cette religion de devenir autre chose que ce qu’elle est.
Notes
1– Gildas Richard, agrégé et docteur en philosophie, est professeur en classes préparatoires, auteur de l’ouvrage Nature et formes du don (Paris, L’Harmattan, 2000), animateur du site Invitation à la philosophie où on trouvera la version initiale de ce texte.
2– [CK] Je recommande, parallèlement à celle du présent texte, la lecture de l’article d’André Perrin « Religion et violence, la question de l’interprétation« . Dans la présentation (« chapeau ») qui le précède, je pense m’être assez expliquée sur la légitimité et la nécessité, dans une association politique laïque, d’aborder des questions métaphysiques et l’étude spéculative des religions pour pouvoir m’en dispenser ici.
3– [CK] Je m’en explique plus amplement dans le premier commentaire ci-dessous. Je remercie Gildas Richard d’avoir accepté le principe de sa publication avant même d’en connaître le contenu, faisant ainsi pour son éditrice une exception aux règles de publication des commentaires sur Mezetulle.
4– Dans un discours prononcé à Ratisbonne le 12 septembre 2006, le pape Benoît XVI rapporte les propos d’un empereur byzantin accusant l’islam d’être intrinsèquement violent. Certains musulmans ont considéré que le pape reprenait ces propos à son compte, et y ont réagi en assassinant des chrétiens.
5 – Le Coran est « écrit sur une Table gardée », LXXXV, 21-22.
6 – À cette thèse s’est opposé un temps celle du Coran créé, défendue par les Mutazilites.
7 – Pour de riches suggestions sur ce point dans une perspective proche du judaïsme, voir les analyses de E. Lévinas sur le Dire et le Dit, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Livre de poche, coll. « bibio essais », 1974, pp.33-83.
8 – Coran, XXXIII, 40.
9– Coran, IV, 46.
10 – On peut penser ici aux belles et profondes images proposées par R.-L. Bruckberger, pour éviter de confondre l’accomplissement et la détérioration : La révélation de Jésus-Christ, Paris, Grasset, 1983, pp.69-71.
11 – Le Coran excipe de sa perfection comme livre pour se présenter comme un miracle montrant la divinité de son origine ; cf. X, 39 ; XVII, 90.
12 – C’est pourquoi le christianisme n’est pas une « religion du livre ». Cf. Catéchisme de l’Église catholique, Paris, Mame-Plon, 1992, §108 p.43. Voir notre texte Quand Dieu parle, II, 4 (http://philo.pourtous.free.fr – Textes et articles).
13– Au XIe siècle, par exemple l’opposition entre les vues de al-Nazzâm (tenant d’un “bien en soi”) et celles de Muhasibi, de Juwaynî ou de al-Ash’arî (soutenant que “est bien ce que Dieu commande”). Cf. Rémi Brague, La loi de Dieu, histoire philosophique d’une alliance, Paris, Gallimard, 2005, pp.201-203.
14– Cf. Rémi Brague, ibid ; E. Gilson, La philosophie au Moyen-Age, Paris, Payot, 1986, pp.345 sq.
15 – De cette conception, R. Brague tire la conséquence qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de théologie, au sens véritable de ce terme, dans l’islam. La loi de Dieu, op.cit., p.16 ; p.313.
16. Cf. R. Brague, op.cit., l’opposition entre les positions de Ghazali d’une part (p.225) et de Al-Ash’ari et Juwaynî d’autre part (p.203).
17 – Pour ces raisons, nous ne pensons pas pouvoir souscrire pleinement à la façon dont R. Brague oppose « inclusion et digestion » ; cf. Europe, la voie romaine, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », pp.138 sq. Mais les contextes étant différents (réception de textes humains non écrits en arabe d’une part, réception de la parole divine de l’autre), la divergence est sans doute plus apparente que réelle.
18 – Catéchisme de l’Église catholique, op.cit., §1324 p.346 ; §1331 p.347. – Voir N. Cabasilas, La vie en Christ, IV, 37, trad. Congourdeau, Paris, 1989, t.1, pp.297-299, cité par J.-L.Chrétien, Le regard de l’amour, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p.152.
19 – R. Brague, La loi de Dieu, op.cit., pp.291-292 ; p.312.
20 – Coran, V, 119.
21 – Voir entre autres LII, 20 ; LVI, 36-37.
22 – Voir St Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, III, §116 p.367ab ; §97, p.343b ; §122, 373b.
23– Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J.Tricot, Paris, Vrin, « bibliothèque des textes philosophiques », 1994, VIII, 9, 1159a, p.403.
24 – Pour s’en tenir au Coran, les passages où Dieu est dit aimer les hommes sont extrêmement rares, et ne donnent aucun contenu précis au mot, faisant de celui-ci un quasi synonyme de « clémence » (XI, 90 ; LXXXV, 14).
25 – Mt 18, 10-14 ; Lc 15, 1-7.
26 – Coran, III, 32.
27 – De nombreux passages du Coran font dire à Dieu qu’il aime, non pas les hommes, mais ceux qui se conforment à sa volonté, le « craignent » (cf.p.ex. III, 76 ; IX, 4,7).
28 – Coran, VIII, 22.
29 – Plus nombreux encore que les passages où Dieu précise qui Il « aime », sont les passages du Coran où Il indique qui Il n’aime pas : les injustes, les « incrédules » – c’est-à-dire les non-musulmans – etc. . Cf. p.ex. II, 98 (« Dieu est l’ennemi des incrédules »),190, 276 (« Il n’aime pas l’incrédule, le pécheur ») ; III, 57 ; IV, 36-37 ; etc.
30 – C’est le contraire dans le christianisme. Cf. Jean, 15,15.
31 – Voir p.ex. P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994, p.204.
32 – Il existe sur ce point une polémique, dans les méandres de laquelle il ne nous appartient pas d’entrer ici. Il suffit pour notre propos que la proscription de principe de l’esclavage, au travers de textes officiels de l’Eglise catholique, soit un fait irrécusable. Cf. Cathéchisme de l’Eglise catholique, op.cit., § 2414.
© Gildas Richard, Mezetulle, 2017.
Je ne m’attarderai pas de manière détaillée sur ce qui, à mes yeux, fait l’excellence du texte et qui repose sur la nature des questions posées. Afin de préciser ce préalable je n’en retiendrai qu’une – abordée au début du texte – à titre d’exemple d’un enjeu premier et général qu’aucun esprit, croyant ou non-croyant, ne peut déclarer sans intérêt. Comment un monothéisme peut-il accorder l’idée de vérité – telle qu’elle peut s’établir universellement et pour tous les esprits par démonstration ou par expérimentation falsifiable – avec le fonctionnement d’un entendement divin qui par définition ne s’inscrit pas dans la temporalité, alors que nous savons qu’aucune proposition vraie ne peut s’établir sans l’épreuve de sa fausseté et sans le parcours de l’erreur, sans ce que Bachelard appelle la réforme de l’esprit et le « repentir intellectuel » ? Le rapport du dieu des monothéistes au vrai est-il un rapport ou faut-il penser cela sous la forme d’une coïncidence : les propositions vraies peuvent-elles lui préexister, être indépendantes de lui ou bien émanent-elles de lui, ou encore font-elle corps avec lui ? La manière dont le dieu des monothéistes « sait » est-elle à proprement parler une « connaissance », et au fond, son « savoir » ne serait-il pas, purement singulier et intuitif, un idiotisme, une modalité de son existence unique et de sa plénitude ? La philosophie classique, en relation avec sa méditation des traditions monothéistes, a amplement traité ces questions et soulevé leurs difficultés de manière rationnelle – notamment les textes de Descartes, Pascal, Spinoza, Malebranche, Leibniz. Le présent article a l’immense mérite de susciter de manière vivante, rationnelle et urgente ce genre de questions, d’en faire, comme elles le sont en effet, le préalable nécessaire à l’examen d’une question aussi actuelle et aussi brûlante que celle du statut de la violence au sein de l’un de ces monothéismes. Ce n’est qu’un exemple, mais toutes les questions abordées par le texte de Gildas Richard me semblent de cet ordre, et le comble de la vulgarité intellectuelle serait de les évacuer au motif de leur caractère métaphysique ou « abstrait ». Oui, il y a toujours urgence à faire de la philosophie première.
Ce texte demande, mérite, une lecture exigeante. J’y retrouve, de manière accrue, le plaisir que j’avais à lire, et à critiquer, certains excellents travaux universitaires qui sont passés entre mes mains. Voici quelques points qui me semblent faire difficulté ou qui ont suscité ma réflexion en divergence avec ce que soutient l’auteur.
1 – La question de la réforme et de l’unicité de la doctrine islamique
La conclusion avance que, vu ce qui a été établi, la notion même de réforme est impensable pour l’islam : celui-ci ne peut que rester tel qu’il est ou se métamorphoser tellement qu’il en deviendrait autre.
Je ne peux sur ce point discuter à armes égales avec Gildas Richard, du fait que je n’ai pas comme lui étudié « le livre » qu’est le Coran et encore moins le statut de ce texte en relation aux hommes à qui il s’adresse. Ce sont donc des miettes, un peu de sable que j’essaie d’introduire dans la machine.
Il se trouve que l’article d’André Perrin, qui pourtant lui aussi affronte directement et sans aucune complaisance le problème de l’autorité dans la pensée islamique, qui puise souvent aux mêmes sources critiques (notamment les ouvrages de Rémi Brague) que celles que cite Gildas Richard, conclut très différemment.
Gildas Richard considère l’islam comme une doctrine unique et unifiée, il la déploie comme une orthodoxie établie dont personne en son sein ne s’écarte et sur laquelle tous les chercheurs seraient en accord. Je ne doute pas que les éléments qu’il tire de cet examen ne soient vrais et authentiques, mais on peut douter qu’ils soient la seule manière de rendre le texte du Coran intelligible ou même de le prendre en considération. Du reste, au moins à deux reprises, et sur des points fondamentaux (notes 13 et 16 – on parle aussi un peu plus loin d’une « traduction possible » d’un verset, ce qui suppose qu’une autre traduction tout aussi valide le serait), il est fait allusion à des écarts ou des tentatives de comprendre le texte autrement que ne le fait la version présentée ici comme unique, unifiée et qui probablement est dominante. On remarquera en outre que ces allusions à des écarts, à des traditions possiblement différentes, sont faites de seconde main, tirées de la lecture de Rémi Brague. La liste n’en est donc peut-être pas exhaustive et il doit être possible de trouver des spécialistes de l’islam, de première main, qui seraient en mesure de l’alimenter, de la renforcer et de la présenter comme décisive. Par exemple il serait intéressant (et pour ne citer qu’un chercheur, particulièrement éminent), de savoir ce que Christian Jambet pense d’une telle lecture.
Il se trouve que la question des interprétations jadis et naguère étouffées, marginalisées au sein de l’islam, et la question des divisions de celui-ci, reviennent aujourd’hui de manière explicite, précisément en relation avec le problème d’une violence qui lui serait liée. Mon ignorance m’empêche d’abonder sur ce sujet, mais je renverrai Gildas Richard à la lecture de la Lettre ouverte au monde musulman que Abdennour Bidar publia à l’automne 2014. Aucun déni dans ce texte, la violence y est bel et bien incluse comme un élément substantiel de l’islam, et A. Bidar y propose pourtant un travail critique qu’il lui semble urgent et possible de mener. L’un des appuis de son analyse est que l’épreuve critique des Lumières a été épargnée à l’islam, alors que les autres monothéismes ont dû l’affronter et la traverser – je reviendrai sur ce point.
Ce serait une bien triste philosophie que celle qui, sur ce sujet, serait embarrassée avec des analyses d’érudits et de spécialistes de l’islam tels que Abdennour Bidar, le regretté Abdelwahab Meddeb, Ghaleb Bencheikh, ou même de musulmans critiques tels que Mohamed Sifaoui. Certes la déploration n’est pas un argument, mais on peut s’interroger sur le silence entourant ici les musulmans et plus généralement les courants au sein de l’islam qui pensent qu’un travail critique, de réforme et même de refondation est possible.
2 – Sur le début du § « L’homme et l’homme » : le devoir du musulman consiste à accepter d’être l’instrument de la volonté de Dieu
L’auteur avance deux manières de traduire cette obligation dans la vie concrète.
L’une, « positive », est de respecter les prescriptions du culte et ses interdits – sont énumérés à ce sujet des exemples tels que la prière, les tabous alimentaires – et à adopter une forme d’attitude intérieure. C’est ce que fait non seulement tout musulman mais tout fidèle d’une religion, avec cette nuance que chez le musulman cela s’effectue selon un légalisme lié à l’extériorité du discours divin et que l’attitude intérieure revient toujours, selon l’auteur, à une forme de soumission. Mais qu’importe ? Car à moins qu’elle comporte expressément et impérativement des éléments incompatibles avec la loi civile (comme le seraient par exemple des mutilations invalidantes, l’obligation de mariages forcés ou de polygamie) la pratique du culte prise en ce sens ne requiert pas de quoi importuner ceux qui ne le pratiquent pas ou de quoi leur nuire – et c’est généralement ce que nous expérimentons de la part de nos concitoyens musulmans.
L’autre, « négative », consiste à supprimer les obstacles à la volonté de Dieu, obstacles présents en soi-même et qu’on rencontre aussi à l’extérieur de soi : on entre alors en guerre avec ce qui s’oppose à Dieu. C’est évidemment là que la question de la violence exercée sur autrui apparaît – il faut souligner que cette violence s’exerce aussi contre d’autres musulmans, comme le montrent les nombreux attentats revendiqués par l’EI ou Al Qaïda qui non seulement ne se soucient nullement d’atteindre des musulmans, mais les visent.
Or le lien entre les deux aspects est simplement et rapidement affirmé sous la forme d’une « corrélation » et nullement sous la forme d’une déduction nécessaire ou d’une consubstantialité. De sorte qu’on peut penser que la distinction entre les deux aspects ne relève pas seulement d’une disjonction empirique ou de circonstance, mais qu’elle peut recevoir un statut logique de disjonction. Travailler sur cette disjonction me semble donc possible et souhaitable dans une entreprise plus générale de mise à l’épreuve critique de l’islam.
3 – Religions et épreuve critique
À suivre l’auteur, la relation entre christianisme et violence n’est pas substantielle, alors qu’elle l’est entre islam et violence. Mais on peut aussi éclairer la question par un aspect qui est passé sous silence dans le texte.
J’élargirais volontiers la nécessité du moment critique en avançant que, pour juger d’une religion (mais cela vaut pour toute doctrine qui contient un ensemble prescriptif visant les comportements et les mœurs), il faut rapporter aussi le statut de la doctrine au pouvoir qu’ont ou non ses docteurs et ses adeptes de l’interpréter et de l’appliquer sans obstacle. Autrement dit, la véritable nature d’une telle doctrine (ici religieuse) s’apprécie lorsqu’on la place en situation hégémonique de pouvoir sans conteste, en situation où le moment critique lui est épargné et a fortiori lorsqu’il lui est inconnu : alors elle développe sans entrave ses aspects dogmatiques, elle se lit, se dit et s’exerce en termes d’absolu et ne souffre aucune entorse à son autorité.
Or, à la différence de l’islam, le christianisme a dû affronter l’épreuve critique de manière précoce, durable, ample et intense, et sous plusieurs formes – et qu’il l’affronte toujours. Dire cela, ce n’est pas subordonner l’analyse à l’introduction adventice d’une contingence historique, à une occurrence hasardeuse que serait l’existence ou non d’un discours critique puissant capable de faire obstacle à l’absolutisme religieux : l’origine du discours critique est certes historique (comme celle de tout discours), mais non pas (pas plus que celle du discours religieux) son commencement, sa constitution, sa portée ni sa structure. Ce qui est contingent, c’est la rencontre. Il est urgent, comme le disent ces intellectuels musulmans dont je parle plus haut, qu’elle se fasse avec l’islam. Comme le dit André Perrin à la fin de son article, il importe que le monde intellectuel puisse encourager et soutenir ceux qui se lancent dans cette entreprise très difficile au lieu, soit de fermer les yeux sur les rapports entre islam et violence en pratiquant le déni et l’excuse, soit de conclure – au terme d’un examen qui a déjà consenti à perpétuer une hétérogénéité radicale entre pensée islamique et pensée critique – que le travail critique est impossible au sein de l’islam. Au moment même où mon premier livre sur la laïcité est traduit en arabe, et donc devrait trouver des lecteurs, un « marché » dans des lieux où l’islam est largement répandu, il me semble devoir souligner que cette hétérogénéité n’est pas une fatalité.
Dans cette tendance expansionniste à s’exercer de manière absolue et autoritaire, en l’absence d’obstacle critique, le christianisme ne fait pas exception. L’auteur pourra m’objecter que ce fait ne règle pas en elle-même la question de savoir si cet absolutisme est consubstantiel au christianisme, ce qu’il nie. Accordons-lui cette thèse, faisons nôtre cette négation (« non, le rapport à la violence, à l’absolutisme, n’est pas consubstantiel au christianisme »), mais alors il en résulte un paradoxe.
Dans ses exercices « en contre-jour », l’auteur fait état de considérables différences entre christianisme et islam, notamment touchant le statut du texte sacré, le rapport de l’homme à Dieu, le rapport de Dieu à lui-même : ces différences existent, cela est certain. Mais j’en conclus que le christianisme, s’il est radicalement étranger à la violence et ne la pratique que de manière contingente, est donc et a toujours été en possession (à la différence de l’islam) d’antidotes intrinsèques lui permettant d’écarter la violence qui pourrait s’exercer en son nom, de l’écarter comme non-constitutive, de la dénoncer comme non-substantielle. Il est alors d’autant moins excusable de l’avoir pratiquée (et d’autant moins cohérent de l’avoir assumée et expliquée) comme faisant partie de son essence, comme si elle lui était consubstantielle, et cela non seulement pendant des siècles (je ne vais pas me lancer dans la litanie : Inquisition, guerre sainte, conversions forcées…) mais encore aujourd’hui dès qu’il se trouve en position de domination. Tout récemment, une jeune femme victime d’un viol a été condamnée à 30 ans de prison au Salvador pour avoir fait une fausse couche, sur le simple soupçon d’avoir provoqué un avortement, en application d’une des plus féroces et iniques lois anti ivg activement soutenue par l’Église catholique. Que dire de l’interventionnisme du Vatican pour freiner et même stopper la recherche sur les cellules-souche en France ? Que dire du discours tenu il n’y a pas si longtemps par un pape sur l’usage du préservatif contre le sida ? Que dire de l’histoire récente de la Pologne, où l’on a vu le catholicisme basculer en quelques années de la position de résistant à la position d’oppresseur ?
De manière générale, je ne vois aucun droit universel qui ait été directement établi par une religion en position dominante : ceux qui peuvent être revendiqués comme issus d’une religion ou obtenus grâce à son soutien l’ont été à partir de sa position minoritaire ou opprimée. Cette incapacité des religions à établir directement des droits par leur vertu intrinsèque, cet acharnement à freiner ceux qui pourraient s’installer sans leur consentement est encore plus patent si l’on considère les droits des femmes : chaque fois que la loi civile s’est avisée de leur accorder une autonomie, le christianisme, plus particulièrement l’Église catholique, s’est mis en travers. L’histoire du mariage civil et des dispositions légales qui lui sont liées (droits financiers et patrimoniaux, droit de travailler sans autorisation du conjoint, droit de pratiquer unilatéralement la contraception) en témoigne et c’est aujourd’hui, avec le mariage étendu aux personnes de même sexe, qu’on a vraiment sous les yeux l’abîme qui sépare le mariage civil, en termes d’obligations et de droits, de tout mariage religieux.
Il est vrai que l’esclavage est radicalement contraire à l’esprit du christianisme. Le servage, qui ne lui est pas contraire, est très différent de l’esclavage puisque le serf, à la différence de l’esclave, est propriétaire de son propre corps. Mais à ma connaissance ce n’est pas un pouvoir religieux qui a aboli l’esclavage et ce n’est nullement en vertu d’attendus chrétiens que la Révolution française l’a fait. Par ailleurs, il est pour le moins étrange que le christianisme fasse encore obstacle à la propriété du corps lorsqu’il s’agit des femmes en considérant comme illégitime la législation française, où l’accès à l’ivg n’est nullement un moyen contraceptif, mais un recours ultime permettant de préserver ladite propriété – quand ce n’est pas tout simplement la vie de la femme.
Cela n’invalide en aucune manière ce que Gildas Richard dit du christianisme et que je considère comme tout à fait vrai, mais je pense que sans le moment critique, sans les combats pour faire obstacle au moment hégémonique et autoritaire dont il fut porteur et dont il conserve les germes, les éléments que l’auteur met (à juste titre) en relief seraient moins éclatants. Il se trouve aussi que le christianisme, de persécuteur, est devenu aujourd’hui persécuté en maint point du globe et notamment (après l’avoir été par les régimes communistes) par un islam placé en position dominante, ce qui l’incline fortement vers ce qu’il contient de généreux et le détourne de ses aspects totalitaires. Je retiendrai enfin surtout que le moment critique ne peut pas se réduire à un combat contre les religions : en faisant obstacle à leur tendance hégémonique naturelle, il les traite comme des pensées à part entière et parties prenantes de l’humaine encyclopédie, il les invite à magnifier ce qu’il y a de meilleur en elles. Il en va du reste de même pour d’autres doctrines qui ne se présentent pas comme des religions.
4 – Sur les monothéismes
Je reviendrai, pour finir, à l’excellence du texte. Car l’auteur n’hésite pas à souligner ce qui, à d’autres égards, pourrait faire les délices d’un nietzschéen ou d’un athée. Même si le christianisme sort grandi de ce texte, le monothéisme en lui-même y est exposé sans complaisance sous son jour le plus spéculatif mais aussi le plus rude.
Le dieu islamique dont il y est question présente des points communs avec le dieu des philosophes grecs – l’auteur en fait la remarque, voir la note 23 – mais rappelons aussi que selon Epicure « les dieux ne sont pas à craindre ». Or à considérer cette entité tournée vers elle-même, cette plénitude obsessionnelle dont le seul souci est d’assurer sa propre splendeur, y compris en réclamant l’obéissance, cette structure magnifiquement autiste portée à la puissance ontologique, on se demande comment un être sensé peut vouloir l’approcher et s’y soumettre volontairement : on ne peut que fuir le plus vite et le plus loin possible ! Ou bien, comme Spinoza, il faut y voir la totalité elle-même, pour laquelle la notion même de volonté est vide de sens, qui ne requiert ni plainte ni prière ni louange, qui n’attend rien puisque rien ne pourrait lui échapper, pour qui rien ne peut être contraire ou mauvais puisqu’il n’y a rien qui lui soit extérieur et donc qui puisse lui être contraire, qui ne juge ni ne récompense ni ne condamne et qui ne s’aime lui-même qu’à travers l’amour que tout être se porte sainement et raisonnablement à lui-même (dont on déduit que, dans le cas des êtres rationnels, cet amour inclut celui d’autrui) : le seul culte qu’on puisse lui rendre, c’est la connaissance par l’exercice de la raison. Mais à ce compte, le nom de Dieu est superflu.
Quant au dieu chrétien, il connaît sans doute la faille, la demande, et sa complétude ne serait pas effective sans une forme d’incomplétude, sans le moment de l’invitation et du partage, et sans le souci de l’altérité. Mais que cette offre, cette invitation et ce souci sont pesants, encombrants, dévorateurs ! Il faudrait même, pour en recevoir l’infinité, non seulement préparer sa maison mais la lui livrer tout entière, sans réserve, abdiquer tout quant-à-soi : seul un dispositif de culpabilisation peut autoriser une telle logique sacrificielle. Mais sur le sujet, Nietzsche a écrit des pages fortes bien connues que je ne pourrais que paraphraser petitement.
Pour tout dire, je trouve ces dieux lourds, indiscrets, et cela de manière absolue liée à leur unicité, l’un par sa suffisance qui réclame la soumission, l’autre par ses avances perpétuelles. Ces dieux harceleurs ne pourraient-ils pas avoir l’élégance de nous tenir dans l’indifférence ?
On peut aussi, plus simplement, à la lecture du texte, se demander si les monothéismes parlent bien du même dieu, car à examiner avec Gildas Richard deux d’entre eux, il semble bien qu’ils soient incompatibles, et que finalement l’autorité n’ait pas d’autre siège et d’autre tribunal que la raison humaine elle-même : nous devons nous débrouiller avec nos seules ressources, avec nos seules pensées. Chacun des monothéismes certes expliquera à sa manière qu’il est le discours authentique, soit de présentation originale soit de réparation, en tout cas celui qui exhibe complètement le dieu vrai mais incomplet dont parlent les autres monothéismes. Comment le croire ? et lequel croire ? ni arguments définitifs qui feraient voler en éclats les autres monothéismes et avec eux a fortiori les polythéismes (encore que cela ne suffirait pas puisqu’il faudrait aussi faire voler en éclats toutes les formes de non-croyance, et là c’est une autre affaire) ni œuvres, ni témoignages certains.
Il faut cependant s’y intéresser et les prendre au sérieux, car, dans leur effort pour se penser, et comme le texte de Gildas Richard le montre fortement, ils ont nourri, enrichi (et même pour certaines construit) les questions les plus élevées que l’humanité ait été capable de formuler et de méditer, et ils l’ont fait en mobilisant les ressources humaines. Il faut s’y intéresser parce que l’exercice de la pensée et de la raison ne se borne pas aux objets positifs et comprend de plein droit les problèmes dont on sait qu’ils n’ont pas de solution. Il faut s’y intéresser, les travailler, se les approprier en tant que ce sont des pensées, appartenant à l’humanité entière. On pourrait dire (en paraphrasant, je crois, Alain) que le catholicisme est beau quand on n’y croit plus – ou quand on n’y croit pas : reste à souhaiter (et à œuvrer pour) qu’une telle proposition puisse être proférée publiquement en n’importe quel lieu s’agissant de l’islam sans produire de trouble, et sans que son auteur risque pour cela de mettre en péril sa vie, son intégrité physique, sa liberté (ou celles de ses proches), ses biens ou même sa réputation.
Un immense merci à Mezetulle pour la publication ce texte dont je dirai qu’on l’attendait pour sa rigueur implacable qui nous arme sérieusement face à une religion (et certains de ses thuriféraires) qui, en effet sur la violence, ne semble pas pouvoir évoluer sauf à ne plus être elle même. C’est effrayant, et même un peu désespérant, mais salutaire pour nourrir notre vigilance.
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Je tiens en tout premier lieu à remercier Mme Kintzler pour l’esprit authentiquement philosophique dans lequel elle a bien voulu accueillir mon texte, et en effectuer la lecture ; j’entends par là, le sincère et exigeant « amour de la vérité » qui transparaît dans ses propos, et qui, seul, lorsqu’il est partagé, rend possible le dialogue et tient en respect la polémique.
De ce commentaire substantiel qui en soulève bien plus, je me permets de retenir deux points me paraissant essentiels.
Le premier concerne la question de la possibilité d’une réforme de l’islam. C. Kintzler indique que je soutiens l’existence d’une « hétérogénéité radicale entre pensée islamique et pensée critique », et, en désaccord avec cette thèse (« cette hétérogénéité n’est pas une fatalité »), propose d’encourager les penseurs qui tentent de faire se rencontrer les deux. Il me semble que se tient ici, en amont de nos positions respectives, l’interrogation suivante qu’il faut clairement formuler : faut-il considérer a priori que toute doctrine ménage la possibilité d’une telle rencontre, et serait donc en soi réformable ? Ou bien que le caractère réformable d’une doctrine est suspendu à certaine(s) condition(s), non seulement extérieure(s) à la doctrine elle-même (situation politico-historique, bonne volonté des doctrinaires, etc.), mais encore inhérente(s) à celle-ci ? En complément de ce qui est rapidement suggéré dans la conclusion de mon texte, je dois indiquer ici que c’est la seconde hypothèse qui me paraît juste, et donc que c’est le contenu d’une pensée qui, d’abord et avant tout, décide de sa « réformabilité », celle-ci n’étant pas assurée a priori. Pour savoir ce qu’il en est de l’islam à cet égard, le point central m’a paru être celui de la présence ou de l’absence, dans l’absolu posé au principe, de la dimension de l’universel, ou comme l’on pourrait encore dire, du logos. C’est elle et elle seule, en effet, qui ménage et constitue l’espace du recul, du jugement critique, de l’interrogation sur l’adéquation entre ce qui est et ce qui est vrai, juste et bien. Si réformer signifie : modifier en vue de parfaire cette adéquation, alors n’est réformable que ce qui reconnaît par principe un écart entre sa propre facticité, singulière et particulière, et un vrai ou un bien universels. Dans le cas d’une doctrine religieuse, la question devient de savoir si l’absolu (« Dieu ») contient cet écart en lui-même – écart que l’on peut dire alors, en style hégélien, aussi bien effectif (universel et singulier étant différenciés) que supprimé (puisque le singulier n’est ici rien d’autre que la singularisation de soi de l’universel). L’examen de ce point, dans mon texte, me conduit à penser qu’un tel écart n’existe pas dans l’absolu tel que le conçoit l’islam, et par suite, qu’il n’y a pas de fond universel auquel on pourrait tenter de reconduire, ou dont on pourrait tenter de rapprocher, le discours coranique, qui est immédiatement celui de Dieu : si bien que la condition même de la critique et de la réforme est ici absente. Je résumerai donc ma position en disant que, selon moi, certaines doctrines sont irréformables en vertu du fondement même qu’elles se donnent, et que la doctrine islamique, dans la mesure où elle se donne pour fondement une Singularité pure, immédiate et exempte d’universalité, est l’une d’elles.
Le second point concerne les suggestions et interrogations à propos de la violence du christianisme. Quoique plus périphériques par rapport à mon objet, elles me paraissent soulever directement une question essentielle qui, dans mon texte, ne l’est que de façon indirecte : la question de savoir ce qui est violence et ce qui ne l’est pas. Le caractère problématique de cette identification apparaît dès que l’on propose des exemples de violence ; à cet égard le cas de l’ivg, évoqué par C. Kintzler, peut être regardé comme emblématique. Considérer, en effet, que l’interdiction de l’ivg (préconisée par la doctrine chrétienne) constitue une violence faite aux femmes, c’est présupposer que l’ivg est légitime en soi ; c’est plus précisément, me semble-t-il, trancher a priori une double question : 1) sur un plan très général, va-t-il de soi que la personne humaine doive être considérée comme propriétaire de son corps ? 2) plus particulièrement et plus radicalement, va-t-il de soi que, dans le cas de l’ivg, il n’y ait que le corps de la femme qui soit en cause, autrement dit que l’être en gestation soit à regarder, au moins en sa toute première forme (« embryon »), comme une simple excroissance de ce dernier ? Ici encore aucune réponse ne me semble pouvoir être considérée comme évidente ou acquise. Pour le chrétien, interdire l’ivg n’est pas commettre une violence, mais en empêcher une. A-t-il raison ? C’est à voir, mais l’essentiel me semble ici de remarquer que l’identification même de ce qui est violent ou non dépend d’une conception de la personne, elle-même peut-être nécessairement tributaire d’une conception de l’absolu – comme Claude Bruaire, par exemple, s’est attaché à le soutenir. De sorte que ce n’est pas seulement la présence, mais encore la nature même de la violence qui, dans ce débat, se dévoile comme étant à interroger plus avant par nous tous.
Si le dieu n’existe pas, tout cela perd de son intérêt, et constitue une perte de temps.
Si un tel dieu existait, en choisissant de se manifester il y a quelques millénaires sur l’axe asiatique Nazareth-Jérusalem-Bethléem-Hébron-Médine-La Mecque, il aurait commis une sacrée erreur manifeste d’appréciation (comme disent les juristes) sur le niveau d’évolution de l’espèce humaine dans cette région !! Ignorait-il donc ce qui se passait alors en Grèce et à Rome, pour faire des Hébreux un peuple élu, corps mystique de lui-même ??
Le principe même d’une Révélation istic et tunc est un signe d’arbitraire (pourquoi là-bas, et à cette époque-là plutôt qu’à une autre ?) qui s’accorde bien mal avec la notion d’un dieu parfait, tout-puissant et omniscient.
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Il faut, me semble-t-il, distinguer nettement deux points : d’une part la question de savoir si Dieu (et quel Dieu) existe, d’autre part la question de savoir quelles sont les conséquences logiques de la croyance en tel ou tel Dieu, sur les relations entre les hommes. Ce second point, qui est le seul dont je me sois occupé ici, est tout à fait indépendant du premier, tout de même que l’intérêt qu’il y a à l’examiner. Car s’il est douteux que le Dieu de l’islam existe, il est bien certain en revanche que la croyance en un tel Dieu existe ; que cette croyance emporte avec elle une certaine manière de voir et de traiter autrui, selon qu’il y adhère lui-même ou non ; et partant, qu’elle a un impact direct sur la réalité la plus empirique (mœurs, événements, etc.), celle-ci ne pouvant alors être ni correctement comprise ni judicieusement modifiée sans une véritable prise en compte de celle-là.
Quant au choix de Dieu de se révéler à tel endroit et à tel moment plutôt qu’à d’autres, c’est là une question qui ne touche que très indirectement à celle que je soulève. Mais en tout état de cause, il semble difficile de soutenir à la fois que ce choix est nécessairement arbitraire (« pourquoi là-bas, et à cette époque-là, plutôt qu’à une autre ? »), et que le choix de se révéler au Moyen-Orient voici deux mille ans constitue une « sacrée erreur d’appréciation » : ce dernier jugement suppose précisément qu’en la matière certains choix valent moins que d’autres, que Dieu eût été mieux inspiré de se manifester ailleurs et/ou à un autre moment, et donc que sa manifestation est susceptible d’obéir à certaines raisons.
La longue réflexion de Monsieur Gildas Richard est très intéressante. Le point 2 tente de décortiquer la complexité de Dieu, « chose » à laquelle on veut donner une parole, un discours et un statut. En fonction de ce statut, le statut de l’homme serait triste ou joyeux…. !
Si on en revient au mythe du Dieu biblique créant Adam et Eve, dès le départ ordre leur est donné de ne pas toucher à l’arbre de la connaissance. Qu’est ce Dieu- là ? Aime-t-il les créatures qu’il vient de fabriquer ? Ne veut-il pas en faire des êtres simplement et uniquement soumis à sa volonté et obéissant à TOUT ? Comment faut-il percevoir et juger cette interdiction originelle ? Quand il les renvoie du paradis, pour cause de désobéissance, en mettant la plus grande partie de la faute commise sur le dos de la pauvre Eve, les versets relatant cet épisode sont extrêmement violents et le moins que l’on puisse dire avec un peu d’humour : « Dieu n’était pas pour la paix des ménages ». Ce Dieu UN basique ne semble ni tendre ni aimant quand on lui fait dire : Je vous chasse du paradis et vous condamne à une vie rude ».
Les hommes qui ont transmis cette histoire ont pensé Dieu ainsi. Les évangiles adoucissent l’image d’un Dieu père fouettard, le sacrement de la communion donne une dimension particulière avec Lui.
Dans le Coran que j’ai lu deux fois (Muhamad Hamidullah et Malek Chebel) ce que j’ai trouvé le plus frappant c’est l’utilisation du vocable guerrier, on nage souvent dans ce bain-là comme si la vie du croyant était un combat permanent, comme si la marche avec d’autres dans la paix de Dieu était impossible. Dieu et ses adeptes font face à des ennemis. Se méfier de l’autre le polythéiste, le mécréant, les Gens du Livre. Que dire du mot « extermination » qui figure dans le Coran de Malek Chebel à la page 337 traitant aussi de la fameuse apocalypse ? Alors, et le texte de Monsieur Gildas Richard analyse bien la question : dans ce cas-là quelle relation établir avec l’autre : L’éviter ? Le fuir ? Le convertir ? Le combattre ? Le tuer ? Les points a/b/c du chapitre 3 me semblent particulièrement justes.
Que faire donc de la violence contenue dans les textes fondateurs aujourd’hui ? Que peut-il advenir des croyants s’ils en restent-là ?
Aucun Humain du XXIème siècle n’est responsable de la violence contenue dans les textes religieux qui fondent sa religion? Aucun ne doit se sentir coupable de cela mais cette violence est là, l’erreur et la faute sont de nier le fait. Dans l’islam les 99 attributs de Dieu vont de : miséricordieux et clément, à conquérant, vengeur et meurtrier. Jésus ne parle-t-il pas aussi d’être venu porter le glaive ?
L’apaisement des esprits pourrait peut-être venir, dans un premier temps, de la reconnaissance de cette violence (qu’elle soit biblique, coranique ou autre) et non de son occultation ou de sa négation. Que dire du sort de ceux qui tentent, ou ont tenté dans les siècles passés, à l’intérieur de l’islam de porter un regard lucide sur la réalité des textes, Coran ou hadiths ?
Je suis assez d’accord avec la conclusion de Monsieur Gildas Richard:
« Or précisément si, dans l’islam, la violence n’existe pas seulement sous forme de fragments de discours, que l’on pourrait supprimer ou modifier, mais se trouve logée dans l’âme même de sa doctrine, à laquelle on ne saurait toucher sans altérer son essence, alors vouloir extirper de l’islam toute tendance à la violence revient à demander à cette religion de devenir autre chose que ce qu’elle est ». Comment cette religion peut-elle faire sa mutation et en quoi peut-elle se transformer ?
Dans « L’islam face à la mort de Dieu l’actualité de Mohamed Iqbal » Abdennour Bidar, se référant à M Iqbal tente de porter un regard très original sur une évolution possible de l’islam, L’homme serait déjà Dieu, mais prend le soin de préciser dans son ouvrage : » Combien de musulmans connaissent Iqbal ? »
Peut-être faut-il simplement faire confiance aux croyants qu’ils « acceptent de lever le nez du guidon » en réfléchissant par eux-mêmes en cessant de faire des mythes, des réalités. Ne faudrait-il pas que les responsables religieux « lâchent, enfin, du lest », rendent leur Liberté aux musulmans ? Actuellement le couvercle semble vouloir rester fermé sur la marmite.
Bâtir ensemble un autre monde, nécessitera de s’appuyer sur des lois simplement humaines et non religieuses, promouvant le bien de tous .
C Crabère
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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C’est ici la religion en général et comme telle qui semble envisagée comme source de violence, ce qui ouvre un débat plus vaste que celui auquel s’en tenait mon texte ; aussi ne puis-je en dire que quelques mots rapides et sur le mode de l’interrogation. La suppression de la violence passe-t-elle par le renoncement à toute transcendance, ou du moins à toute altérité par rapport à l’homme ? Faut-il que les hommes ne soient plus qu’entre eux, pour qu’il n’y ait plus de violence entre eux ? Répondre par l’affirmative revient à admettre, entre autres, un présupposé qui me semble fort problématique : que, sans nulle référence à un Absolu, l’on puisse identifier la violence, et la juger mauvaise. C’est tout le problème du fondement de l’éthique qui est mis en jeu ici ; ce fondement peut-il être humain ? Comment condamner la violence, si ce n’est en référence à une « idée du bien » dont l’homme ne décide pas, qu’il peut seulement reconnaître comme indépendante de lui, ou écouter et suivre, si ce bien universel n’existe pas seulement en idée mais « en personne » ? (Le fameux épisode biblique de l’expulsion du Paradis me paraît pouvoir être relu à la lumière de cette interrogation). Inversement, c’est peut-être en voulant demeurer dans l’entre-soi de l’humain seul, que l’homme se condamnerait lui-même à ne pouvoir ni discerner ni rejeter la violence.
Après avoir rattrapé mon retard et lu tous les commentaires et les réponses de Gildas Richard, il me semble, intuitivement (on me dira si je me trompe), qu’il me semble préférer manifestement la doctrine chrétienne et son Dieu à l’opposé de celle de l’islam et du sien. Mais si cette doctrine chrétienne s’est « modernisée », malgré ce que peuvent être ses « tares » encore aujourd’hui, n’est ce pas parce que les églises se sont vidées depuis un demi siècle et, ce, dans tous les pays développés ? Je le pense car les églises et leurs croyances sont le fait des hommes. Ce qui peut donc constituer un désaccord radical avec l’auteur mais n’enlève rien à l’excellence de sa pensée sur la spécificité de l’islam.
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Si « préférer » une doctrine à une autre signifie qu’après réflexion, et en toute loyauté intellectuelle, l’on estime la première plus vraie, et/ou véhiculant une morale plus juste et plus belle que la seconde, alors je puis dire que, en l’état actuel de ma réflexion, je préfère le christianisme à l’islam. Mais j’insiste pour que ne soit pas inversé l’ordre des raisons : cette « préférence » est un résultat, non une prémisse.
Quant à la modernisation récente de la doctrine chrétienne, j’avoue ne pas être capable d’en indiquer la cause profonde. Mais surtout, il ne me semble pas qu’elle affecte l’essence même de cette doctrine, ses articles de foi fondamentaux ; le credo prononcé chaque dimanche par les chrétiens d’aujourd’hui, en lequel est condensé l’essentiel de ce en quoi ils croient, est le même qu’il y a dix-sept ou dix-huit siècles ; et il en va de même des prescriptions de l’Église catholique en matière de morale (on le lui fait suffisamment remarquer, du reste). Peut-être sont-ce certains de ces articles et prescriptions inchangés que M. Braize qualifie de « tares » résiduelles, sans doute au motif qu’ils seraient insuffisamment modernes. Mais que la modernisation soit bonne par nature, et par conséquent, que ce qu’elle rejette ou ne supporte pas soit évidemment mauvais, c’est ce que, pour ma part, je regarde comme fort douteux.
Enfin, « les églises et leurs croyances » sont-elles évidemment et nécessairement « le fait des hommes » ? Très vaste question, mais qui, précisément, me paraît devoir être prise et abordée comme une question à poser et à examiner ; je ne puis que prendre acte de la réponse de M. Braize tout en m’avouant incapable d’être aussi affirmatif.
Merci de ces éléments de réponse de M. Richard.
J’avais dit d’emblée dans mon premier commentaire tout le bien que je pensais de l’analyse de l’auteur invité sur l’islam qui nous apportait beaucoup. Je ne peux que dire ma déception de la mansuétude dont bénéficie la doctrine de l’église aux yeux de l’auteur que sa réponse ci-dessus ne fait qu’amplifier. On aurait aimé chez quelqu’un qui a cette acuité intellectuelle et cette lucidité sur l’islam qu’il l’applique à la doctrine qui réfute toujours la contraception, l’IVG, l’égalité des droits matrimoniaux qu’elle que soit l’orientation sexuelle, etc. etc. mais je ne vais pas me lancer dans un réquisitoire que d’autres ont bien mieux fait que moi…
L’incapacité de la doctrine de l’islam à la réforme que l’auteur a éclairée magnifiquement ressemble étrangement à la permanence du credo qu’il encense, même si les contenus sont différents et l’un plus détestable que l’autre. Mais ce qui est une incapacité à la réforme dans un cas devient une permanence de valeurs positives dans l’autre… Allez comprendre.
Pourtant, dans l’un et l’autre cas, entendant, depuis le religieux et sur son fondement, régir le sort des hommes sur terre, au besoin et si nécessaire malgré le point de vue contraire du reste de la société civile (certains Etats contemporains le montrent encore dans notre Europe même), cela reste, ontologiquement, aussi insupportable que l’islam, même si plus doux que ce dernier.
Pour être très clair, cher Monsieur Richard, et en renouvelant toute mon admiration pour votre analyse sur l’islam, je souhaite à l’Humanité que les mosquées se vident comme les églises l’ont fait.
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Ce qui passe ici au premier plan de la discussion, c’est la question de savoir si le christianisme, pour sa part, peut être réformé, et si oui, comment il devrait l’être. J’insiste tout d’abord sur le fait que ces deux points sont distincts et doivent faire l’objet d’un examen séparé. Autrement dit, qu’il ne faut pas présupposer ce que doit être sa réforme, si elle est possible, mais y voir une question à part entière. J’en dirai ici ces quelques mots :
1) Pas plus que n’importe quelle doctrine, le christianisme n’est réformable au sens où il s’agirait pour lui d’abandonner un ou plusieurs de ses fondements essentiels, qui le constituent et le définissent.
2) Il est réformable au sens d’un ajustement croissant de ses paroles, prescriptions et actes, au vrai et au bien universels qui, selon lui, forment la substance même de Dieu, et donc que Dieu révèle en se révélant (Dieu étant pour lui l’universel en personne, contrairement à l’islam selon moi). Remarquons que ce souci de tendre toujours plus vers une expression juste de son propre contenu – selon une sorte de « progression à l’infini » puisque la perfection n’est pas de ce monde – est visible tout au long de l’histoire de l’Église catholique, au travers d’évolutions qu’elle-même appelle précisément « réformes » (sans parler de la « Réforme » comme émergence du protestantisme, qui est encore autre chose).
3) Mais la réforme souhaitée par M. Braize est d’une autre nature : il s’agirait de modifier la doctrine chrétienne pour la rapprocher, non pas du bien et du vrai tels qu’elle-même les conçoit, mais de la façon dont la modernité conçoit le bien et le vrai. C’est cette vision-là qui devrait servir de critère pour savoir si, dans la doctrine catholique, il y aurait quelque chose à améliorer, si oui quoi, et comment.
4) La vision moderne du vrai et du bien peut et doit, comme toutes les autres, faire l’objet d’examen critique. Or il me semble, en toute sympathie, que M. Braize considère comme immédiatement évident qu’elle est la meilleure (en tout cas meilleure que celle du christianisme) ; et que loin d’avoir à être critiquée, c’est elle qui peut et doit être prise comme base de toute critique. Par exemple le « droit à l’ivg », dont j’ai dit quelques mots dans ma réponse à Mme Kintzler, est invoqué comme étant si évidemment conforme au bien que l’on peut s’en servir comme pierre de touche pour juger une doctrine ; c’est là, pense-t-on, une affaire entendue, une question réglée, un « acquis » (comme on dit) non seulement social et comportemental, mais intellectuel : voilà quelque chose que l’on sait, qui n’a plus à être discuté, ou qui ne peut plus être discuté que pour de mauvaises raisons.
Mon unique souci est d’inviter à voir que, en vérité, il y a bien une question là où l’on croit qu’il n’y en a plus. Que si l’examen de cette question débouche sur une autre réponse que celle de la modernité, cette réponse ne peut pas être jugée fausse ou mauvaise pour ce seul motif, mais seulement au terme d’une argumentation qui en examine les attendus avec rigueur et précision, dans l’élément « neutre » ou plutôt universel du logos, de la raison.
Sinon, on ne fait qu’affirmer une certitude purement subjective que l’on prétend imposer… c’est-à-dire exactement ce que l’on reproche de faire aux « croyants ».
5) De façon plus générale enfin – ces précisions et mon texte lui-même s’efforcent de le montrer – on ne peut pas transposer immédiatement une critique de l’islam en critique de la religion tout court, puisqu’il existe, entre les religions, des différences absolument fondamentales (ce que l’esprit moderne a quelque peine à admettre). Conjointement, critiquer l’islam ne veut pas dire rallier automatiquement la position moderne ; cela signifie, simplement, soumettre l’islam au crible de la réflexion rationnelle, comme doit l’être tout le reste y compris le christianisme et la modernité elle-même. La surprise et la déception de M. Braize à l’égard de mes propos provient probablement d’un malentendu sur ce point.
Les religions ne sont pas, elles seules, sources de violence bien sûr… On a vu et on voit encore les dégâts des idéologies politiques totalitaires, mais des religions dont on dit toujours qu’elles devraient » relier » les Humains entre eux, nous montrent aujourd’hui, et aussi l’ont montré dans l’histoire passée, qu’elles peuvent être utilisées par certains croyants fondamentalistes et fidèles aux textes pour éliminer » ceux qui n’en font pas partie ». On prend alors un chemin inverse à ce que l’on pourrait attendre d’une ou des religions. La notion de bien et de mal ne peut-elle nous parvenir que par la religion , par l’interdit venu de quelque parole livresque et religieuse?
Une autre approche du bien et du mal n’est-elle pas envisageable?
Que dire de la décision de certains Etats d’avoir une religion imposée? N’est-ce pas par ce biais que commence l’enfermement spirituel? Où mène cet enfermement? Nos cultures et nos pensées ne sont-elles pas affaire de latitude et de longitude et n’est-ce pas le lieu de notre naissance qui nous fait ( ou pas) croyant de ceci ou de cela….. La notion de bien et de mal peut-elle être réellement différente? N’est-elle pas perçue au fond de chaque être humain ( croyant ou pas?), Est-il nécessaire d’en passer par autre chose?
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Je ne conteste pas un instant que des violences ont été, et sont encore commises, au nom de religions ; c’est même le constat de ce fait qui a motivé la réflexion exposée dans mon texte.
La question de l’origine et du fondement des idées de bien et de mal, et de leurs contenus, est l’une des plus profondes et des plus anciennes qui soient ; aussi m’en suis-je tenu, dans ma précédente réponse, à suggérer des interrogations sur ce point, bien loin de prétendre la trancher. Des différentes positions possibles, celle qui soutient que la morale ne peut avoir qu’un « fondement » transcendant ou divin est, de nos jours et dans le monde occidental, la plus déconsidérée, caricaturée, renvoyée à des « croyances d’un autre âge », antérieures au splendide avènement de la « modernité » ; aussi est-ce sur cette position que je me permettrai d’attirer particulièrement l’attention, afin d’inviter à se demander si elle mérite vraiment ce sort. Pour justifier et nourrir cette interrogation, deux auteurs récents me paraissent mériter une réelle attention : E. Lévinas, dans Totalité et infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (textes ardus, surtout le second, mais beaux, profonds et éclairants), et C. Bruaire dans Une éthique pour la médecine et L’être et l’esprit. Enfin j’ose à peine faire se côtoyer avec de telles œuvres deux de mes petits articles, qui pourront peut-être apporter quelques lueurs sur tel ou tel point touchant à la question : « Les droits de l’homme sous la menace de leurs défenseurs » et « Indispensable charité » (lisibles sur mon site Invitation à la philosophie, dans la rubrique « Textes et articles »).
Gildas Richard entend élucider un fait récurrent de notre actualité occidentale : des hommes exercent sur d’autres des actes de violence au nom de l’islam. Afin de déterminer si la violence léthale est ou non consubstantielle à cette religion, il entreprend une enquête sur « l’esprit de l’islam », au terme de laquelle il conclut qu’elle l’est en effet. Bien que la méthode de pensée de l’auteur m’ait littéralement estomaquée — notamment sa prétention à définir « la doctrine de l’islam » à partir de ses seuls concepts –, je pense comme lui que la violence djihadiste est de nature religieuse. Je ne lui ferai donc que deux objections.
1. Selon GR, l' »esprit de l’islam » tel qu’il l’a construit lui paraît par principe irréformable : dès lors, si les tentatives en cours de « réforme de l’islam » aboutissaient, et si, en particulier, il devenait contraire à la religion du tuer les mécréants au nom de Dieu, cette religion changerait de nature.
Que voilà une conclusion dogmatique : Mgr Lefebvre et la Fraternité Saint-Pie X n’ont-ils pas clamé depuis des décennies que le Concile avait enterré la vraie foi, et que celle de Rome n’était plus le christianisme ? Ce n’était plus « leur » religion, et ils ne représentaient pas à eux seuls tout le christianisme, voilà tout. Laissons donc les réformistes de l’islam procéder comme ils le peuvent à l’aggiornamento de leur religion : il sera toujours temps de se demander s’il s’agit encore de l’islam, et si celui-ci, pour finir, avait plus d’un « esprit », un autre « esprit », ou pas d' »esprit ». Peut-être aussi que la définition de « la doctrine » islamique telle que GR l’a établie, exigera quelque réforme qui fasse droit à ces innovations.
2. Malgré le mépris de l’auteur pour l’histoire, les faits, les changements sociaux, etc…, j’ai été frappée de voir à quel point l' »aperçu du christianisme » qu’il déploie « en contre-jour » de « la doctrine de l’islam » est daté. Il suffit, en effet, de n’avoir pas oublié la longue histoire du catholicisme pour noter combien cet « aperçu » concorde avec sa visée depuis qu’une certaine version du concile Vatican II est entrée dans la réalité ecclésiale. Ainsi dans le rapport de Mgr Dagens en 1996 à la Conférence des évêques, « Proposer la foi dans la société actuelle ». Je n’ai aucun désaccord avec une telle conception, mais elle convient mal à une enquête sur la violence religieuse : j’aurais attendu de GR que son « aperçu du christianisme » donne un statut aux nombreuses périodes de l’histoire au cours desquelles il n’a pas illustré cet « esprit ». Quel statut l’auteur donne-t-il aux interminables guerres d’extermination entre chrétiens, aux violences anti-juives, aux conversions forcées de juifs et d’indigènes, aux multiples pratiques que Philippe Buc décrit dans Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident (2017, Paris, Gallimard) ou Thomas Sizgorich dans Violence and Belief in Late Antiquity : Militant Devotion in Christianity and Islam (2008, Univ. of Pennsylvania Press) ?
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Outre les deux objections qu’il annonce, le commentaire de Mme Favret-Saada comporte un certain nombre de remarques, affirmations ou sous-entendus ; je reviendrai brièvement ici sur les points qui me paraissent le réclamer particulièrement.
Premièrement, Mme Favret-Saada estime « estomaquante » une méthode de pensée qui consiste à définir une doctrine par « ses seuls concepts ». Il y a là tout d’abord une ambiguïté, puisqu’on ne sait si le possessif « ses » signifie qu’il s’agit des concepts de la doctrine, ou s’il s’agit de mes concepts (à moi, auteur du texte). Aussi ce point appelle-t-il une double remarque. Tout d’abord, une doctrine quelle qu’elle soit (religieuse, philosophique ou autre) étant par définition un ensemble d’idées ou de concepts, liés entre eux de façon à former un tout, non seulement il n’y a rien d’« estomaquant » à la définir à partir des concepts dont elle est formée, mais c’est la seule et unique manière possible de le faire, autrement dit d’en saisir de façon objective le sens et les implications logiques (théoriques et/ou pratiques). Il faut, ensuite, que les concepts pris en compte soient bien ceux de la doctrine, et non pas des concepts « construits » par l’examinateur et introduits par celui-ci de l’extérieur, comme Mme Favret-Saada semble suggérer que je l’ai fait, parlant de « l »’esprit de l’islam » tel [que je l’ai] construit ». Toutefois, pour admettre que cet éventuel reproche est fondé, et que j’aurais « construit » cet esprit au lieu de chercher à le discerner, il me faut attendre que soient présentés des arguments, démonstrations et réfutations, établissant que ce que je dis de la doctrine islamique (tout particulièrement de sa conception de Dieu, qui conditionne tout le reste) n’est pas conforme à ce qu’elle est.
Deuxièmement, la notion même d’ « esprit », dans la formule « esprit de l’islam », semble paraître étrange et/ou suspecte à Mme Favret-Saada. Pourtant toute doctrine est bien animée par un principe directeur fondamental, qui tout à la fois engendre et unifie ses différents éléments constitutifs, et qui n’est pas d’une visibilité immédiate, étant aussi bien manifesté que masqué par ces derniers à un premier regard. Appeler « esprit » ce qui anime et unifie n’a rien qui doive étonner : on le voit faire couramment par le sens commun, qui distingue, à propos de tout système d’idées, entre son esprit et sa lettre, avec la conviction que c’est dans le premier terme que se tient l’essentiel ; on le voit faire encore, et avec la même conviction, par nombre de penseurs illustres, de Montesquieu s’interrogeant sur l’esprit des lois à Feuerbach tentant de définir l’essence du christianisme (« essence » signifiant ici peu ou prou la même chose que « esprit »), en passant par Hegel réfléchissant en sa jeunesse sur l’esprit du christianisme et son destin.
Troisièmement, à propos des violences commises au nom du christianisme, c’est la même question qui doit encore et toujours être posée : ces violences étaient-elles des manifestations de l’esprit ou de l’essence du christianisme (de sa conception fondamentale de Dieu, de son statut par rapport aux hommes et de son rapport avec eux) ? Ou constituaient-elles des négations, des oublis ou des trahisons de cet esprit ? Mon propos n’était pas d’examiner directement ce point, mais d’en offrir un rapide aperçu afin de faire saillir la spécificité de l’islam ; j’avoue cependant volontiers qu’un examen direct et bien plus développé en est nécessaire, et que je ne pourrai en dire plus qu’après avoir tenté de le faire.
Quatrièmement enfin, je ne peux, sur deux derniers points, que renvoyer aux explications que je me suis déjà efforcé de fournir, dans l’introduction de mon texte s’agissant du statut de l’histoire (que je ne « méprise » nullement), et dans ma réponse au commentaire de Mme Kintzler s’agissant de la possibilité d’une réforme de l’islam.
Le discours est-il réellement propre à l’homme ? Dans l’hypothèse de la croyance en l’existence du dieu islamique (nécessaire pour rendre la doctrine opérante pratiquement), rien n’interdit d’affirmer que le discours est, au contraire, de nature divine, et qu’il constitue en l’homme la trace de sa ressemblance à Dieu, de son façonnement « à son image ». Il faudrait aussi apporter la preuve de l’impossibilité, pour le discours, à être suffisamment parfait pour se faire le mode d’expression d’un Dieu peut-être plus réfléchi qu’il n’en a l’air (car mystérieux ?).
Recevoir un discours en dictée n’exclut pas en soi la possibilité d’interpréter ce discours fait texte. Et interpréter, ne serait-ce pas tenter de retrouver une substance, un sens profond dépassant la simple littéralité, et qui pourrait, en dernière analyse, s’identifier à une transcendance, voire un Esprit ici non révélé, mais se révélant ? Ainsi, la présence de Dieu n’est pas inconcevable au sein d’un discours, qui paraît ici déprécié dans sa nature, et qui n’est pas forcément, à mon sens, une « chose » totalement autre que le sujet qui l’énonce : n’y a-t-il pas quelque chose DU sujet dans son discours, dont il peut, dans le langage commun, revendiquer la « paternité », comme il y aurait DU parent dans l’enfant ?
L’essence autoritaire du dieu islamique ne se déduit, ainsi, peut-être pas de son aspect dictant (et distant ?), mais de sa nature, de son statut de dieu omnipotent et unique ; et il n’est pas sûr qu’il en soit autrement pour le dieu chrétien. Le fait que ce dernier s’identifie au Vrai n’est-il pas un leurre masquant son autoritarisme, puisqu’il est difficile, tout du moins, de distinguer autrement qu’en mots le Dieu du Vrai qui est complètement Dieu ? La théologie parlera ici d’un mystère inaccessible à la raison humaine ; mais le philosophe ne doit-il pas procéder à une critique de la doctrine, pour tenter de déceler, derrière des apparences peut-être trompeuses, sa vraie réalité ? Je crois que cette critique reste à faire ; et si certains faits historiques peuvent ici sembler avoir été écartés un peu hâtivement, ce n’est pas parce qu’ils permettraient de formuler une quelconque conclusion quant à la doctrine, mais parce qu’ils seraient susceptibles d’amener la pensée spéculative à cette critique.
Le dieu islamique pourrait ainsi apparaître plus proche de l’homme, lui parlant directement, à sa manière, et plus « vrai »… pour, peut-être, mieux s’en faire obéir. Mais le fait de commander ne constitue pas nécessairement une violence ; et dans le cas où un dieu pourrait s’en autoriser envers l’homme, il ne s’ensuit pas forcément que ce dernier soit en droit d’en user envers son semblable. Plus généralement, ce bel article spéculatif reste, me semble-t-il, incomplet sans une analyse du concept de violence, qui peut être légitime, voire un moindre mal, comme en temps de guerre, de révolution… L’auteur des « violences » tend souvent, en tout cas, à les légitimer. Enfin, le fait de donner des ordres ou de tuer semblent des « violences » de degré suffisamment incommensurable qu’il est difficile de penser que l’une, par un saut devenu qualitatif, induise nécessairement l’autre.
Pour finir ce trop long commentaire, il faut remarquer que même si l’encouragement à la « violence » par l’islam était démontré jusqu’au bout, cela ne suffirait pas à prouver que les actes violents s’en réclamant soient réellement produits par lui, et que la religion ne soit pas, consciemment ou non, un bon prétexte à la réalisation de pulsions de domination ou de destruction bassement humaines, dont on chercherait éventuellement la cause ailleurs.
Mezetulle a reçu la réponse de Gildas Richard :
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Merci tout d’abord pour ce commentaire avisé et stimulant.
1. Le discours a en effet quelque chose de divin dans la mesure où il est manifestation de l’esprit ; et il peut être vu à ce titre comme une « trace » insigne de la ressemblance entre l’homme et Dieu. Mais ressemblance n’est pas identité, et le discours, précisément, le confirme : car sa caractéristique fondamentale est la différence de nature, essentielle, ontologique, entre lui-même (le discours) et son sujet (celui qui le tient). Humain ou divin, et que l’on y « mette de soi-même » tant qu’on voudra, un discours n’est pas une personne. Il est en ce sens « imparfait », ayant en-dehors de soi ce qui fait de lui ce qu’il est, ne pouvant ni décider ni répondre de soi, étant de fond en comble un résultat dépourvu lui-même de subjectivité : en un mot, je dois le répéter, quelque chose (et non quelqu’un) de fini et de relatif. Il ne peut pas être, de ce fait, véritable expression de soi de l’absolu. – La notion de Parole, en son sens plein, est au contraire une telle expression : ainsi du moins l’entend le christianisme.
2. L’autorité est à distinguer de l’autoritarisme et j’indique dans mon texte le principe de cette distinction. Ce principe me semble être, encore une fois, la présence ou l’absence de la dimension de l’universel, et non pas l’omnipotence ou l’unicité ; on peut faire preuve d’autoritarisme sans être omnipotent, à telle enseigne que l’autoritarisme est sans doute fondamentalement un aveu d’impuissance ; et un autoritarisme collégial n’est pas, non plus, ni inconcevable ni sans exemple. L’autorité est pleinement elle-même et pleinement légitime lorsqu’un singulier est le représentant ou le lieu-tenant de quelque chose d’autre que lui-même, de « plus grand que lui », qui a sa consistance et sa valeur en soi-même, en un mot d’un universel. En régime humain, le singulier investi d’autorité est distinct de ce au nom de quoi il parle ou agit ; mais s’agissant de l’absolu (Dieu) les deux coïncident nécessairement. Deux cas de figure se présentent alors, me semble-t-il.
Si c’est l’universel qui se dit et/ou se met en acte, le singulier n’a plus d’autre consistance que celle du soi de l’universel, et sa présence n’a d’autre épaisseur ni justification que celles d’une discrétion infinie : le singulier divin est, lui aussi, le représentant d’un « plus grand que soi » devant lequel il s’efface – sauf que dans son cas, ce « plus grand que lui » est encore lui, lui-même n’étant rien d’autre que ce « plus grand » en tant que sujet. Se conformer à une telle autorité, c’est alors respecter ce qui est en soi le plus digne de l’être (et non pas seulement d’être craint, admiré, etc.). Plus : on est alors invité à aimer ce qui est le plus digne de l’être, puisque non seulement c’est devant le Bien en soi qu’on s’incline, mais devant un Bien qui par amour se donne librement, vient au-devant, s’expose au risque et à la souffrance d’être rejeté.
Si, en revanche, dans l’absolu la singularité règne seule et im-médiatement, ne s’inclinant devant rien qui, de l’intérieur d’elle-même, la dépasserait, se visant elle-même et elle seule comme fin en soi, alors il y a autoritarisme, autorité pervertie ; non pas discrétion mais mise en avant de soi – on pourrait presque dire : exhibition de soi ; et, à l’égard de celui à qui l’absolu s’adresse (l’homme), non pas attente inquiète de la réciprocité de l’amour, mais ferme exigence de la soumission – il me semble avoir suffisamment tenté de m’expliquer sur ce point dans mon texte pour m’y arrêter davantage ici.
3. C’est cette même dimension de l’amour qui, me semble-t-il, permet de discerner et de reconnaître l’absolu véritable – ou, comme l’on pourrait dire en un sens proche de celui de Lévinas, la transcendance véritable. Je ne peux que mentionner l’idée sans la développer, dans le cadre de cette réponse déjà trop longue : un absolu incapable d’amour n’en est pas vraiment un. – A quoi reconnaît-on que l’on est en présence de l’amour, plutôt que d’une illusion ou d’une apparence délibérément trompeuse ? A rien d’extérieur à l’amour lui-même, si insatisfaisante que cette réponse puisse sembler, car le risque lui est inhérent par nature ; aussi y a-t-il deux façons de ne laisser à l’amour aucune chance : vouloir que l’illusion et la trahison soient impossibles, les considérer comme inévitables. Dans les deux cas l’autre est nié en tant que sujet libre ou personne, et l’amour n’existe qu’en surplombant ces deux impasses. Il n’a pas d’autre garantie que le pur et libre engagement d’une intériorité soustraite à toute « connaissance » extérieure. Cela n’autorise pas à conclure que l’amour est impossible à reconnaître, mais cela oblige à admettre qu’il ne peut être vu que dans et par l’attitude de la foi ou confiance (je prends la liberté de renvoyer à mon article sur cette dernière notion, visible sur mon site Invitation à la philosophie).
4. Sur la violence enfin, j’avoue qu’elle reste, dans mon texte, insuffisamment définie, et que n’apparaît pas assez clairement sa différence d’avec la force ou la puissance ; aussi tenterai-je ici un très rapide complément. Il est bien clair que tout exercice de la force ou de la puissance ne constitue pas nécessairement une violence, et que, réciproquement, toute violence ne se traduit pas nécessairement par un recours à la force ; la différence entre force et violence est analogue à celle, évoquée ci-dessus, entre autorité et autoritarisme. Violer signifie : traiter l’autre d’une manière qui non seulement ne respecte pas, mais nie son essence ; tout particulièrement et comme Kant a bien su le dire : traiter l’autre seulement comme un moyen, en niant ainsi son caractère de fin en soi. J’en tirerai deux conséquences pour finir : a) selon cette définition, il peut y avoir une légitimité de la force mais jamais de la violence, celle-ci étant mauvaise et illégitime par nature ; b) il est bien évident que la violence des terroristes se réclamant de l’islam peut avoir des causes autres que l’islam lui-même ; mais cela ne remet nullement en cause mon propos, qui est de montrer, non pas que cette violence a nécessairement l’islam pour cause, mais qu’il est faux de dire que cette violence ne peut pas avoir pour cause l’islam – ce qui est tout différent.
Ping : DECODA(NA)GES n°57 – 10 août 2017 | DECODA(NA)GES . . . . . . . . . . prénom CHARLIE !
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Mezetulle a reçu le courrier suivant de la part du commentateur « Herbert », daté du 10 mai 2018 :
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Je soussigné Herbert, récuse la totalité du commentaire publié ci-dessus sous ma signature. Je le considère comme le plus hautement scandaleux et pervers dans son attaque de la seule vraie religion, le catholicisme.
Ma remise en cause de la subjectivité et objectivité simultanée de Dieu (le fait d’être à la fois Personne et Vérité) se révèle futile lorsqu’on réalise que celui qui est l’Être unique, qui est parfait et qui a créé « le ciel et la terre, et toutes les choses visibles et invisibles » (Credo de Nicée) détient de façon évidente la vérité sur sa Création, et est Vérité (cf. Jn 14, 6 et Jn 18, 37-38). La contradiction apparente disparaît en reformulant simplement la question. Pour aller plus loin, nous pouvons dire, avec le Docteur angélique, que Dieu n’est pas sujet, « parce que le sujet est à l’accident ce que la puissance est à l’acte. En effet, le sujet est actué par l’accident en quelque manière. Or, il faut exclure de Dieu toute potentialité, on a pu le voir. »
Ensuite, mon utilisation du terme « autoritaire », dont je laisse jouer sans précaution la connotation négative actuelle, peut faire oublier que si Dieu Tout-Puissant détient naturellement l’autorité suprême sur toutes ses créatures, leur laissant une liberté par sa volonté, cette autorité ne peut être qu’aussi infiniment bonne que Lui-même, et ne peut donc avoir rien de mauvais.
De même, l’insinuation que les dérives historiques puissent provenir d’une nature perverse et cachée de la doctrine chrétienne, est facile, surtout lorsqu’on ne précise pas de quelles dérives on parle. Mais c’est oublier la notion de péché, que même les saints ont commis. Ce qui implique la nature fondamentalement corrompue de l’homme suite au péché originel, mais aussi la possibilité, par la rédemption de Jésus-Christ et la pénitence, d’une rémission des péchés. Les « dérives » font donc bien partie de la doctrine catholique ouvertement professée, c’est une évidence : elles en découlent, mais elle ne les souhaite pas, bien au contraire. L’ironie du sort est que ceux qui la critiquent ne savent même pas distinguer le Bien du Mal, lorsqu’ils ne nient pas, tout simplement, leur existence objective.
Le caractère « divin » du discours ne peut, non plus, être défendu sérieusement. Les querelles d’interprétation, et la nécessité de l’instauration divine d’un Magistère ecclésiastique chargé précisément d’éclairer le texte inspiré par le Saint-Esprit, mais écrit en langage humain, le montrent. La notion de discours ne peut être séparée de celle de langue, dans laquelle l’ambigu subsiste toujours, où l’on peut parfois lire l’un et son contraire, sans même évoquer, en l’espèce, les questions de traduction ou d’éloignement temporel. Le fait de sembler valoriser l’ambigüité, qui serait « divine », par un analogie sous-jacente avec un certain « art » littéraire ou poétique, est une erreur pernicieuse.
Mon ultime mise en doute de l’islam comme cause réelle des homicides commis en son nom ne relève que d’un kantisme selon lequel l’homme ne serait jamais capable de s’assurer de la véritable motivation de ses actes, ou encore d’un freudisme, de son inconscient et de ses sublimations qui auraient décidément bon dos. Mais si un homme dit avoir tué au nom de l’islam, et que par ailleurs il s’avère que cette religion incite à ce type d’actes, comment peut-on dire que l’islam n’est peut-être pas la cause de cet acte ? Cela a-t-il un sens ? L’islam en est alors la cause objective, la seule qui existe publiquement ; et les tréfonds insondables et douteux de la conscience du meurtrier nous importent-ils vraiment ? Ils concernent éventuellement le meurtrier, mais non l’islam. En passant, la définition que donne Gildas Richard de la violence, caractérisée par son « humanisme » excluant toute transcendance d’ordre divin et par la primauté accordée à l’individu isolé sur tout corps social, est loin d’être claire, puisqu’elle sous-entend une essence humaine sans la définir. Elle laisse ainsi bien des questions en suspens : la guerre, quelle qu’elle soit, est-elle une violence ? et la légitime défense, la contrainte légitime étatique, les Croisades, la Révolution (que Kant a approuvée) ? Les missionnaires, en tentant de convertir, sont-ils violents ? L’avortement, le scandale, le blasphème constituent-ils des violences ? Et Dieu, au Jugement Dernier, sera-t-il « violent » envers les mauvais ? Non, il sera souverainement juste. On voit bien que la définition que propose M. Richard ne permet même pas de considérer l’islam comme objectivement violent, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas sûr que pour le musulman, l’infidèle soit véritablement homme.
Mon texte, enfin, tout en professant implicitement la suprématie absolue de la raison, semble l’inciter à des preuves qui lui sont impossibles, et décrédibiliser ainsi les questions à prouver, alors qu’elles la dépassent. Cela aurait dû inciter Gildas Richard à sortir de ce cadre. Il est évident que les dogmes catholiques eux-mêmes, totalement en accord avec la raison (qui est elle-même un don de Dieu à l’homme, pour qu’il en use sainement), ne peuvent toutefois pas être connus par elle seule (c’est d’ailleurs aussi un dogme), et sont donc par nature indémontrables par une « philosophie » athéiste. Le seul fait d’inciter à cela aurait dû être critiqué dans la réponse. D’ailleurs, de quoi, selon tous les « modernistes », peut-on démontrer l’existence par la simple raison ? Et accuser l’Église de ne pas proclamer la suprématie d’une « raison » humaine coupée du divin n’a pas de sens : elle ne serait plus l’Église si elle assimilait l’homme à Dieu.
Herbert
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Mezetulle