Dans un article des Passions de l’âme (1649) dont l’écriture ne cesse de monter en puissance jusqu’à une sorte d’explosion finale, Descartes caractérise, en quelques lignes, le fanatisme religieux.
Pendant un travail pour l’édition en cours des Œuvres complètes de Descartes1 pour laquelle le regretté Jean-Marie Beyssade m’avait confié l’établissement du texte et de la notice du ballet attribué à Descartes La Naissance de La Paix, j’ai relu le beau livre de Pierre Guenancia Descartes et l’ordre politique2. Cet ouvrage a été republié en 2012 avec un nouvel Avant-Propos très actuel. Pierre Guenancia y cite notamment l’article 190 des Passions de l’âme, et il en commente ainsi la fin : « ces quelques lignes font du mélange de la politique et de la religion l’essence de la terreur ».
J’offre ci-dessous ce bref texte de Descartes à la méditation des lecteurs de Mezetulle. Bien avant Voltaire, ce grand philosophe mathématicien y caractérise sobrement, avec clairvoyance et une certaine amertume les motifs, les ressorts et les effets du fanatisme. On verra aussi comment ce grand écrivain, suivant fermement les fils de sa réflexion, y dispose la concentration et la puissance d’une écriture laconique jusqu’à l’indignation finale.
Descartes, Les Passions de l’âme. Art. 190. De la satisfaction de soi-même.
« La satisfaction qu’ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu est une habitude en leur âme qui se nomme tranquillité et repos de conscience. Mais celle qu’on acquiert de nouveau lorsqu’on a fraîchement fait quelque action qu’on pense bonne est une passion, à savoir, une espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, parce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes. Toutefois, lorsque cette cause n’est pas juste, c’est-à-dire lorsque les actions dont on tire beaucoup de satisfaction ne sont pas de grande importance, ou même qu’elles sont vicieuses, elle est ridicule et ne sert qu’à produire un orgueil et une arrogance impertinente. Ce qu’on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux ; c’est-à-dire qui, sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions. »
Notes
1 – René Descartes Œuvres complètes, Paris : Gallimard-Tel, nouvelle édition sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner en 7 volumes. Sont parus : volume III, 2009 (Discours de la méthode et les Essais – voir l’article sur l’ancien Mezetulle ), volume VIII, 2013 (Correspondance 1 et 2), volume I, 2016 (Premiers écrits. Règles pour la direction de l’esprit). Le ballet La Naissance de la Paix sera publié au volume VII (Passions de l’âme. Entretien avec Descartes. Ultima verba).
2 – Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique : critique cartésienne des fondements de la politique, Paris : Gallimard, 2012 (rééd. 1983).
Merci d’avoir exhumé ce texte capital, qui justifie philosophiquement la liberté d’opinion 140 ans avant la Déclaration des droits de l’homme et 232 ans avant la loi sur la liberté de la presse. Bien qu’à ma connaissance, Descartes ne soit pas exactement un incroyant, il ne doute pas que la contrainte politique d’autrui au nom de Dieu ne soit une ridicule et dangereuse passion humaine.
Merci, Madame, pour cette citation accompagnée de vos commentaires personnels. Effectivement, la lecture du texte de Descartes est d’une clarté sans équivoque, que nous ne pouvons qu’applaudir. D’autant que, connaissant le poids de la religion à l’époque, il fallait bien de l’audace et du courage pour fustiger ainsi les criminels qui se cachaient derrière leurs pratiques religieuses pour « légitimer » des génocides et autres atrocités. Selon un article signé par Djénane Kareh Tager, c’est en Arabie Saoudite qu’une citoyenne nommée Khamisa Sawadi, 75 ans, a été condamnée à quarante coups de fouet et quatre mois de prison, parce qu’elle a été jugée coupable d’avoir parlé à « plusieurs personnes de sexes différents rassemblées en un même lieu, quelle qu’en soit la raison, sans être unies par les liens de sang ou le mariage. » Le plus étonnant, c’est la date à laquelle s’est tenu ce procès. Nous pouvons imaginer que les faits relatés se passaient en 1210, non, c’est bien en 2010 !
(sources : http://www.cles.com/enquetes/article/la-charia-n-est-pas-le-coran)
Bien cordialement, Jacques.
Merci et bravo pour ce qui est un vraie trouvaille de nouvel an ! Ce qui nous crève les yeux ..(je parle des « philosophes » de métier). On ne cite jamais ce texte de Descartes, et donc on ne le cite pas en ce sens qui est le sien, et encore moins en mettant l’accent sur la sombre et implacable montée de son accent…
Cela dit, il vous faudra revenir sur les événements de Cologne, un an après…
Jacques Hoarau
VOLTAIRE : » On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant : car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique ; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie : » Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain ; combattez les combats du Seigneur : » et on va combattre.
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.
[…]
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » (Questions sur l’Encyclopédie, article « Fanatisme », section II).
Merci. La fin de ce texte est sur la page d’accueil de Mezetulle.
Je regrette de ne pas pouvoir y placer aussi le texte de Descartes très méconnu (plus d’un siècle séparent ces deux textes)… dont il est impossible d’extraire ainsi quelques lignes tant sa puissance est liée à l’unité de souffle de la page tout entière.
Certains auteurs ont des textes tellement « puissants » qu’à chaque relecture on fait une nouvelle découverte. Montaigne, Descartes, Voltaire, Nietzsche.
Ping : iPhilo » Descartes, la bigoterie et le fanatisme
Ce qui me gêne, c’est le: « exterminer des peuples entiers pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions ».
Nous savons désormais que le fanatisme massacre aussi des peuples pour ce qu’ils sont -en se souciant peu de leurs opinions.
Alors? Reductio ad hitlerum? Point Goodwin?
Pourtant, « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », ce n’est pas un nazi qui a crié cela.
C’est Bayle qui a débusqué le jm’enfichisme foncier des fanatiques quant aux opinions -les leurs comme celles de leurs victimes. Part émergée de leur rupture avec la rationalité.
Mal dissimulée derrière la revendication frénétique d’une exactitude à la lettre (« les vrais tenants du sens littéral de l’Ecriture, ce sont les » Dragons » de Louis XIV »)
D’abord, quelques remarques chronologiques.
Ce texte date de 1649, ce qui n’est pas indifférent pour l’intelligibilité du terme « opinions » – Pierre Bayle avait deux ans à cette époque. Descartes est mort en 1650, Louis XIV n’a effectivement et personnellement régné qu’à partir de 1661. La réplique « Tuez-les tous… « , attribuée fabuleusement à Arnaud Amaury, remonte au XIIIe siècle, et aurait-elle été connue de l’auteur des Passions de l’âme qu’elle ne contredirait nullement son propos, donnant un exemple de ceux qui se croient « si grands amis de Dieu » qu’ils massacrent sans état d’âme ceux qui ne suivent pas la voie qu’ils estiment être la seule bonne. Quant à la reductio ad Hitlerum…. hum, je ne vois vraiment pas ce que cela vient faire ici.
Descartes, catholique, a passé une grande partie de sa vie en pays « réformé » sans en avoir éprouvé aucune contrainte, il en fait état dans sa correspondance ; on peut supposer aussi que le souvenir des persécutions religieuses sanglantes de la fin du XVIe siècle en France devait être encore très présent de son vivant (né en 1596). Il sait donc parfaitement de quoi il parle.
Ensuite sur le contenu du texte pris en lui-même.
La caractérisation des fanatiques se vérifie et s’applique même à ce que Descartes ne pouvait ni connaître ni imaginer.
Mais il faut relire le texte de près. L’idée principale est au centre de la phrase « [ils] pensent être entièrement parfaits et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes… » ; c’est là que vient, ensuite, le passage que vous commentez. Or il fait partie d’une série d’exemples introduits par « comme » (et donc est tiré de l’expérience accessible à l’époque). De cela on ne peut pas conclure que la série est achevée (ou même achevable) ni que le terme qui en forme ici la dernière occurrence en exprime le maximum absolu. Il faut donc hiérarchiser les éléments formant l’ensemble de ce passage. La caractérisation générale (idée principale) est à mon sens toujours valide ; les exemples qui l’illustrent ensuite (« comme… ») ont une valeur empirique par définition limitée à l’expérience réelle de l’auteur. Or votre commentaire extrait le dernier des exemples comme s’il s’agissait de la caractérisation principale et comme s’il englobait le tout.
Il se trouve que ce texte – comme tous les textes de Descartes en langue française – est parfaitement écrit, trop bien écrit et de manière trop condensée pour un lecteur d’aujourd’hui peut-être ? En tout cas il demande une lecture plus méditative et plus attentive à la composition littéraire que celle que vous semblez proposer.
Il est exact que l’islamisme massacre tout ce qui lui est extérieur, que ce soit d’autres musulmans, des chrétiens, des gens qui font la fête (Bataclan, Nice) ou bien des incroyants comme les journalistes de Charlie-Hebdo.
Ce qui vérifie l’analyse de Marx : « Le Coran et la législation musulmane qui en résulte réduisent la géographie et l’ethnographie des différents peuples à la simple et pratique distinction de deux nations et de deux territoires ; ceux des Fidèles et des Infidèles (1). L’Infidèle est « harby », c’est-à-dire ennemi. L’islam proscrit la nation des Infidèles, établissant un état d’hostilité permanente entre le musulman et l’incroyant. Dans ce sens, les navires pirates des États Berbères furent la flotte sainte de l’Islam. Comment, donc, l’existence de chrétiens sujets de la Porte [l’empire turc] peut-elle être conciliée avec le Coran ? » (New-York Herald Tribune, 15 avril 1854 : » Declaration of War. – On the History of the Eastern Question, London, Tuesday, March 28, 1854 « ).