L’émission InterClass (France-Inter) est très « innovante ». On élabore et on suit des « projets pédagogiques » menés dans des classes avec des journalistes de France-Inter, et ça passe à la radio dans une brève chronique le dimanche matin. L’auditeur en sort édifié, plein d’admiration envers la pédagogie ouverte sur le monde. Outre que c’est un excellent exemple pour la mise en œuvre des « compétences » du « socle commun », c’est super-excitant. Je la recommande en particulier à tous les professeurs déprimés : elle les mettra en humeur combative.
Il m’arrive d’écouter France-Inter le dimanche matin : pour avoir des nouvelles, mais aussi rien que pour entendre Patricia Martin – animatrice du créneau horaire 7h-9h en fin de semaine – chambrer gentiment Alain Baraton le très savant jardinier, qui le lui rend bien ; c’est caustique, plein de gaieté et les propos d’Alain Baraton sont toujours instructifs. Mais le 14 février j’allume un peu trop tôt et je tombe sur la chronique pédago InterClass : ça va me mettre sur ressorts pour une bonne partie de la journée. En effet, je me suis demandé si ce n’était pas un canular inventé par un anti-pédago grincheux dans mon genre, tellement c’était affligeant, pauvre, consternant. Mais non c’était vrai : une superbe leçon sur l’absence de contenu des « compétences », où transparaît une morale du culot et de l’esbroufe.
Afin qu’on puisse en juger, je retranscris ci-dessous mot à mot le dialogue entre la coordinatrice Emmanuelle Daviet et l’un des professeurs participant au projet. Elles font part d’une expérience enrichissante : les élèves ont été invités à réaliser un micro-trottoir.
Emmanuelle Daviet – Aujourd’hui nous écoutons Blandine M, professeur d’histoire-géographie au collège Louis Pasteur de Mantes la Jolie. […]. Cette classe travaille sur le thème des femmes. [….].
Blandine M, professeur – On est dans la phase où on est en train de prendre contact avec les personnes que les élèves souhaitent interviewer, ou ont commencé déjà des interviews. On a fait déjà un premier micro-trottoir au mois de janvier. Nous sommes allés au centre ville de Mantes la Jolie, chaque groupe a interviewé des passants. Et donc maintenant on rentre dans les interviews plus concrètes avec des personnalités qui concernent vraiment chaque angle.
Emmanuelle – Alors un micro-trottoir, c’est pas toujours très simple à faire puisqu’il s’agit d’aller trouver dans la rue des personnes susceptibles de nous répondre. Est-ce que tout le monde a accepté de jouer le jeu ?
Blandine – Alors, c’était assez amusant de voir les élèves aller vers des personnes qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils devaient interpeller en plus et souvent déranger parce que c’était le jour du marché et donc il fallait aller déranger des personnes qui étaient en activité. Donc certaines ont refusé de répondre à leurs questions et les élèves étaient parfois assez vexés qu’on refuse de leur répondre. Et on avait quand même préparé en amont, bien 3 semaines un mois à l’avance, les élèves à dire bonjour tout simplement. Et ça, ça a été vraiment une grande expérience pour nous de leur apprendre à dire bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix, de leur apprendre à déranger des personnes… et surtout à ne pas les agresser directement en leur posant des questions et en leur mettant le micro sous le nez tout de suite.
Emmanuelle – Qu’est-ce que cette expérience InterClass apporte aux élèves ?
Blandine – Alors on constate que des élèves très timides se forcent à prendre la parole. Enfin moi je le remarque surtout au niveau de l’oral, vraiment ça développe toutes les compétences orales, et puis aussi beaucoup de réflexion parce qu’ils constatent que quand on a un interlocuteur en face de nous il faut savoir rebondir sur sa réponse pour reformuler des questions. Donc voilà, pour moi c’est vraiment les deux grands apports pour l’instant du projet.
Emmanuelle – Et en tant qu’enseignante, qu’est-ce qu’InterClass vous apporte ?
Blandine – Ah ben, nous ça nous met en danger toutes les semaines. Plein de choses nouvelles, un formidable travail d’équipe. Et puis, ben, c’est passionnant de faire des choses différentes, de sortir, d’être avec des groupes plus petits. Du coup ça crée des relations avec les élèves qui sont totalement différentes, parce que quand on encadre un groupe de 5 élèves, on n’a pas les mêmes relations qu’en classe où ils sont 20-22. Voilà, c’est plein de surprises. On attend aussi beaucoup des journalistes qui nous rassurent sur la qualité des sons que prennent les élèves, et puis sur le montage, parce que nous c’est un aspect qu’on ne maîtrise pas du tout en tant qu’enseignants, c’est vrai qu’on a vraiment besoin de leur regard de spécialiste, mais on a une bonne collaboration avec eux et puis même eux, je les sens contents de venir nous voir, venir voir les élèves. voilà, donc c’est très enrichissant. C’est une rencontre de deux professions, je pense.
Emmanuelle – Et ça je pense aussi que chacun d’entre nous le confirme, c’est une belle rencontre entre nos deux métiers très différents.
Patricia Martin – Ah mais nous on est absolument ravis, mercredi dernier j’y suis allée avec xxx et xxx, on était très excités en voiture en y allant. Alors Blandine M, je pense qu’elle va bientôt pouvoir faire le 7-9 du weekend, elle est incollable en matière de journalisme. Mercredi dernier, on leur a appris…, elle leur a dit des choses très intéressantes sur comment placer leur voix, poser des questions aussi, quand on s’adresse à quelqu’un, des questions qui ne soient pas trop larges, à écouter attentivement quand on monte un micro-trottoir […]1.
Alors maintenant, quand on me demandera pourquoi je préfère les programmes disciplinaires aux « compétences » sur lesquelles j’ai quelques réserves, j’ai des exemples vraiment concrets, tirés de la réalité, de mise en œuvre de celles-ci au collège :
- Dire bonjour. Les esprits chagrins qui n’ont rien compris prétendront qu’on devrait savoir ça avant le collège, que même si les parents n’y ont pas pensé, ça aurait pu venir à l’idée des instituteurs (et pourquoi pas à l’école maternelle pendant qu’on y est ?), etc., etc. Mais là il ne faut pas confondre, on est à un autre niveau : c’est « bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix », à des inconnus (maman j’ai peur encore à 12 ans) et un micro dans la main en plus ! ça demande une préparation importante en amont, et quelle « grande expérience » pour le professeur.
- Déranger quelqu’un sans « l’agresser directement ». Car indirectement, c’est non seulement possible, mais recommandé : voir l’astuce à la compétence n°4.
- Vaincre sa timidité et placer sa voix en réalisant un micro-trottoir. C’est vrai que réciter des vers devant toute la classe, ou (pire) affronter un jury à l’oral dès la 3e, c’est la honte, du reste seuls les bouffons y excellent.
- « Rebondir ». On a raison d’être vexé quand un vieux schnock sur le marché de Mantes la Jolie refuse de répondre à une question (laquelle au fait ?) si on le dérange avec un micro. Mais si on s’y prend bien en rebondissant sur sa remarque, il va nous manger dans la main…
Vous ricanez ? Songez pourtant qu’avec de telles compétences, les plates-formes de démarchage téléphonique vont pouvoir recruter de super-employés : c’est exactement le profil.
Lorsque Blandine M. fait vraiment son métier de professeur d’histoire-géographie en expliquant et en transmettant des contenus consistants qui, ne valant pour aucun « profil » spécifique et n’étant soumis à aucune adaptation sociale « prérequise », arment tous les esprits, peut-elle espérer que les médias en fassent tout un plat ?
© Mezetulle, 2016.
Pour en savoir plus : un grand article sur la réforme des collèges par Jean-Noël Laurenti où est notamment analysée la notion de « compétence ». Paru dans le journal en ligne Respublica du 13 février.
[Edit du 18 février ] Pour une analyse de ce billet, voir ci-dessous le commentaire de « Genin ».
- On peut écouter l’enregistrement ici sur le site de l’émission [↩]
Que vous manquez de tolérance Madame Kintzler. Vous, une des championnes de la Laïcité. Point. Que vous manquez d’ouverture d’esprit. Vous la lauréate de la Liberté d’expression. Que vous manquez de contemporanéïté vous la championne de la culture des humanités. Mais aussi et surtout, que vous manquez de compréhension, vous porteuse de la raison rationnelle. N’avez vous pas compris qu’il s’agissait, dans cet exercice de micro trottoir, de la mise en oeuvre d’un EPI pluridisciplinaire « enseignant journaliste » intégrant un AP, dans le cadre d’une liaison étroite entre les compétences sociales (savoir dire bonjour avec un sourire dans la voix) et les compétences professionnelles (savoir tenir un micro sur le trottoir ou sur un marché). Il faut savoir, ce n’est pas à vous que je devrais le dire, Madame Kintzler, que nous sommes dans la phase de la déforme, pardon, de la réforme, du collège qui associe Education et Formation. Le troisième champ des missions de l’école, à savoir l’instruction, est sous jacent à l’ensemble des procédures mises en place pour la réalisation de ce micro trottoir. C’est pourtant simple. Olivier Reboul ne disait il pas que ce qui mérite d’être enseigné c’est ce qui unit et ce qui libère. Ces élèves du micro trottoir ne se trouvent ils pas libérés des savoirs et unis à leur éventuel futur métier ? C’est pourtant ce que vous soulignez avec beaucoup, j’allais écrire « humour », mais je crois que le mot ne convient pas. Humoristiquement vôtre.
« libérés des savoirs et unis à leur éventuel futur métier » : Oops, mais oui, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Effectivement, chère Catherine, ces « travaux pratiques » (comme on disait du temps de ma jeunesse) relèvent de la pédagogie de projet développée depuis des lustres. Ce que dit ici Blandine (jetée en pâture aux fauves journalistiques) est symptomatique de la professionnalisation progressive de l’enseignement, de la maternelle au doctorat, oserais-je dire. Le professeur n’effectue plus une transmission de connaissances, mais il devient une sorte de coach montant des trainings pour des pré-professionnels mis en situation de terrain. On estime que le savoir relève de l’acquisition individuelle et occasionnelle (par Wikipedia par ex.), et payante (voir par exemple les « certifications » mises en place par de grandes entreprises américaines), parce que le savoir est lui-même réduit à de l’information. En revanche, il échoit à l’enseignant de décomplexer l’apprenant pour qu’il révèle ses talents, talents innés cela va de soi. Le modèle de tout cela n’est pas Top Chef (car il faut être passé par une école de cuisine), mais The Voice, où un petit filet de voix affirmé avec audace fait d’un inconnu une vedette. Déchargée de l’apprentissage (au sens où l’on apprend ses leçons), l’Ecole organise des apprentissages (au sens d’exercices dans un cadre professionnel). Les compétences acquises consistent en fait à mimer les faits et gestes des professionnels, sans jamais analyser les tenants et aboutissants de leurs conduites (car cela relève du secret professionnel).Il me semble qu’il y a, une fois de plus, un leurre inégalitaire: une masse qui est dans l’imitation, croyant de bonne foi avoir acquis un savoir-faire utile quand elle reproduit des clichés en cours, et une minorité qui continuera d’apprendre « à l’ancienne », en silence…
Ce que manifeste cet exemple, ce sont des journalistes vantant les mérites d’une pédagogie présentant le journalisme comme modèle de relation publique et de compétence. Narcisse se délecte à s’attarder sur ses reflets.
Merci beaucoup pour cette analyse. Elle manquait à un billet qui se voulait juste d’humeur auquel le commentaire donne de la profondeur !
« C’était assez amusant… », dit cette dame, qui s’efforce d’être un professeur conforme au canon progressiste.
« Amusant », certes, mais il serait intéressant de savoir ce que ses élèves pensent d’elle en leur for intérieur…