Jean-Michel Muglioni s’étonne que la nouvelle réforme de l’Éducation nationale fasse tant de bruit : les lecteurs de Mezetulle ne doivent être étonnés que par la franchise avec laquelle la ministre propose comme remède aux maux de l’école la cause même du mal, comme nous sommes plusieurs à l’avoir montré dans ces colonnes.
Je me souviens d’avoir lu sous la plume de l’helléniste Fernand Robert, après 1968, que s’étant aperçu dans les conservatoires que tous les élèves ne parviennent pas à jouer au piano le concerto de Tchaïkovski, on avait décidé de passer tous les pianos par les fenêtres. Ainsi, à chaque nouvelle réforme de l’Éducation nationale, et cette fois-ci encore, comme le montre clairement la suppression des classes européennes ou bilangues, on veut supprimer les filières d’excellence ou qui passent pour telles. La disparition du latin et du grec ne date pas d’aujourd’hui ! Il y a longtemps que l’enseignement des langues anciennes a été remplacé pour le plus grand nombre par une vague information dite culturelle sur les mythes de l’Antiquité. N’apprennent réellement le latin et le grec qu’un petit nombre d’élèves, ceux dont les familles sont au courant des arcanes du système éducatif et continuent d’avoir une réelle exigence pour la formation intellectuelle de leurs enfants. La réforme du collège proposée par la ministre de l’Éducation nationale va donc dans le sens des réformes déjà faites par les précédents gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. On comprend donc assez mal que tous s’en plaignent.
Reprenant la thèse selon laquelle l’école reproduit les inégalités sociales, la ministre a clairement dit que les défenseurs de ces filières défendaient des intérêts particuliers, tandis qu’elle proposait des programmes et une pédagogie correspondant à ceux des élèves qui éprouvent le plus de difficulté. La question n’est pas de savoir si elle est sincère. Elle n’est même pas de savoir s’il est vrai que ses opposants défendent des intérêts particuliers : car c’est le cas de ce professeur d’allemand qui s’est plaint qu’on allait ainsi lui enlever ses meilleurs élèves. Elle n’est pas non plus de savoir si l’école telle qu’elle est aujourd’hui reproduit les inégalités sociales : tout le monde s’accorde à dire qu’elle les reproduit plus que jamais.
La question est de savoir si un programme et une méthode d’enseignement pour tous doivent être définis en fonction de ceux des élèves dont on a constaté l’échec scolaire, quel que soit leur nombre, ou au contraire en fonction du but qu’on veut atteindre : quel type de savoir est-il important d’enseigner ? À quelle idée de la culture se réfère-t-on ? Par exemple, veut-on qu’au sortir de l’école les élèves deviennent des hommes ou seulement les rouages d’un système économique ? Une fois le but défini, et il faut qu’il soit le plus élevé possible, le plus ambitieux, alors seulement la question se pose de savoir comment prendre en compte la diversité des élèves, car ils ne peuvent pas l’atteindre tous au même rythme et certains même auront les plus grandes difficultés à en atteindre seulement une partie. Vouloir que les lycées d’il y a un siècle accueillent tous les enfants de France n’a pas de sens : seraient laissés pour compte les plus fragiles. Concevoir une école pour les plus fragiles et les plus démunis et faire en sorte que dans l’enseignement public on ne puisse pas aller plus vite et plus loin qu’eux, c’est aussi creuser les inégalités, c’est même renoncer une fois pour toute à l’égalité. Car les plus démunis ne seront pas tirés vers le haut et les autres avanceront grâce à leurs dons ou au soutien de leurs familles.
Imaginons une réforme de l’enseignement du sport. J’ai connu des enfants maladroits qui avaient les plus grandes peines du monde à rattraper un ballon ou même à courir. J’ai pu constater que dans certains cas le mépris dont ils étaient l’objet de la part de leurs camarades ou de leurs professeurs leur interdisait tout progrès. Croira-t-on qu’en supprimant les jeux de ballon ou en décidant que le cent mètres peut être couru en trente secondes, on leur rendrait service et que les autres ne trouveraient pas le moyen de pratiquer le sport ailleurs que dans cette école réformée ? Ce que chacun trouve évident dès qu’il s’agit du sport, on ne le comprend plus lorsqu’il est question des disciplines intellectuelles. Il est permis de distinguer un sauteur qui saute plus haut que les autres, mais dans l’école réformée il est devenu indécent de faire en sorte qu’un talent puisse émerger. On sait que les élèves eux-mêmes en sont venus à imposer un classement inversé et à traiter de boloss le bon élève : il faut qu’ils aient appris ce mépris envers des meilleurs. L’école du ressentiment s’est mise en place depuis plus de cinquante ans sous prétexte de démocratisation. Et Nietzsche nous a appris que le ressentiment peut travailler des siècles à détruire ce qu’il abhorre.
L’exemple du sport que vous prenez me plait beaucoup. Il permet de comprendre la contradiction qu’il y a entre l’analyse des problèmes liés à l’école et les propositions de réformes qui sont faites. Ce n’est pas le rôle de l’école de gommer les inégalités entre les élèves. Mais ce constat de départ, fruit d’un énorme travail de Bourdieu, est devenu l’unique horizon biaisé pour décider des contenus des réformes. Ainsi afin de réussir la massification ou la démocratisation de l’enseignement on assiste à un éloignement progressif de la logique des disciplines d’enseignement fondée sur l’approche des connaissances reconnues et leur appropriation. Le temps disciplinaire diminue, le temps autonome des établissements augmente, la pluridisciplinarité se renforce, et les compétences attendues remplacent tant bien que mal (les enseignants n’ayant pas reçu de formation à ce propos, et pourtant on ne forme pas aux compétences comme on enseigne des connaissances) Ainsi on ne répond pas à la résolution du problème de réduction des inégalités. On donne l’illusion d’un renouveau alors que tout parle pour une régression. Rendons nous compte que « Les Lumières » sont facultatives dans le nouveau programme d’histoire. Restauration donc, plus que régression. Condorcet revient ils sont devenus fous.
Permettez-moi de revenir sur une de vos formulations : « Ce n’est pas le rôle de l’école de gommer les inégalités entre les élèves ». Oui, il serait absurde d’empêcher ceux qui vont le plus loin d’avancer à leur allure et jusqu’où ils peuvent. Le mauvais professeur est celui qui craint d’avoir un élève meilleur que lui dans sa discipline. Mais l’école doit faire que l’élève qui est maladroit au jeu de ballon surmonte sa maladresse ; et dans bien des cas les faiblesses des élèves pourraient être « gommées » en ce sens. Or il arrive au contraire que l’école accroisse les inégalités, c’est-à-dire enferme un élève dans sa faiblesse, comme dans mon exemple, et ce n’est pas nouveau. L’école de nos réformateurs n’y manquera pas.
La thèse de Bourdieu a été comprise comme faisant de l’école le lieu de la reproduction sociale, d’où l’on a conclu qu’il fallait supprimer cette école : c’est pratiquement réussi. Comme l’enseignement devient du même coup une affaire privée, la reproduction sociale est cette fois assurée. Chacun le voit autour de soi, les familles pallient l’absence d’école par tous les moyens et toutes les tricheries. On donne de fausses adresses pour échapper à tel établissement, on fuit dans le privé, on paye une officine spécialisée, on fait soi-même le travail à domicile, on s’organise entre amis.
L’introduction (sous le gouvernement précédent, me semble-t-il) dans le vocabulaire ministériel de la notion de compétence paraît anodine, mais vous avez raison d’opposer compétence et connaissance. Pour ma part je ne vois dans l’usage de cette notion de compétence que la mainmise de l’entreprise sur l’école. Il ne s’agit pas de former des hommes mais des rouages de la société. Le vocabulaire ministériel est idéologique.
Le projet qui rend les Lumières facultatives, même s’il n’est pas entériné, est en effet symptomatique : s’il fallait ne mettre qu’une seule chose au programme, ce serait les Lumières ! Mais la philosophie des Lumières formule une idée de l’école qui est le contraire de celle de nos réformateurs. En outre elle la formule dans la plus pure langue française : comparons l’écriture de Condorcet et le jargon pseudo-scientifique du ministère ! Ce jargon est le langage d’une caste, inintelligible pour qui n’en est pas : c’est un signe de reconnaissance pour homme de pouvoir, comme l’argot entre truands. Et d’une manière générale un certain abandon de la langue française par une partie des sciences humaines et des sciences politiques fait disparaître la langue dans laquelle ont été formulés pour le monde entier les principes de l’école et de la République. Je ne peux voir là un simple accident.
Lorsqu’on voit l’usage que font du français les réformateurs, on comprend que l’enseignement du français ne sera pas remis à la place qui devrait être la sienne. Ainsi on ne devrait pas utiliser l’expression d’enseignement « disciplinaire » : cet adjectif signifie d’abord en français, selon le Robert, « qui se rapporte à la discipline, et, spécialement, aux sanctions ». Il est utilisé par les pédagogues en un sens péjoratif pour disqualifier les disciplines, c’est-à-dire les savoirs constitués. Ce n’est pas la discipline au sens militaire qui est en jeu, mais dans chaque discipline (subtilité de la langue, discipline n’a pas le même sens lorsqu’on dit « une discipline » et « la discipline ») la discipline intellectuelle, ce que Descartes appelait méthode, c’est-à-dire l’essentiel de la pensée. Mais nos spécialistes de l’éducation croient qu’un enfant même déjà avancé en âge est incapable de s’y plier parce qu’il a d’autres intérêts. Leur sincérité signifie seulement qu’ils sont en pleine idéologie, au sens marxiste de ce terme.
Pour conclure, un cas exemplaire, qui montre le pouvoir de l’idéologie officielle. C’était il y a un peu moins de vingt ans dans une ville moyenne. Une famille depuis plusieurs générations attachée à l’enseignement public avait mis son enfant en classe de sixième dans le collège de secteur. L’enfant ayant le sommeil troublé par des cauchemars s’est plaint de ne pouvoir manger à la cantine où des caïds le menaçaient. Tout était à l’avenant. Les rencontres avec l’administration ne permirent aucune amélioration. Il fallut donc en cours d’année inscrire l’enfant dans un établissement privé voisin. D’où la fureur de chef de l’établissement abandonné qui dit à la mère : « vous fuyez la réalité sociale de votre pays ». Cette « principale » n’avait pas assez d’imagination pour inventer une telle réplique : elle avait appris la sociologie ou plutôt l’idéologie ministérielle en stage de formation.
Cet article m’a fait penser à deux commentaires de cet article du Monde, où les auteurs présentaient ces
massacresréformes comme une mesure de justice sociale en faveur des pauvres contre les bons élèves, donc forcément bourgeois et devant donc être punis au nom de la « justice sociale. »Mais je suis optimiste: les très fortes réactions que le projet Vallaud-Belkacem a engendré montrent que l’opinion publique s’est enfin mobilisée contre ces errements niveleurs.
La destruction de l’école a commencé il y a déjà longtemps: je ne parviens pas à avoir votre optimisme…