Depuis la nomination du gouvernement de François Bayrou, le nouveau ministre des Outre-mer Manuel Valls est l’objet d’un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, au point qu’un auditeur a pu insulter en direct l’ancien Premier ministre sur une radio de service public. Au-delà du simple constat de l’abaissement du débat civique, Sébastien Duffort tente de définir les contours idéologiques et intellectuels qui inspirent un tel déchaînement. L’examen de divers aspects des reproches – pour ne pas dire plus – qui sont avancés (accointance avec « l’extrême-droite », « carriérisme », questions économiques, politique culturelle « identitaire »), est pour lui l’occasion de procéder à quelques rappels utiles.
Depuis la nomination du gouvernement de François Bayrou, le nouveau ministre des Outre-mer Manuel Valls fait face à un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, relayé jusqu’à la surenchère par une partie de la gauche radicale1. Ce climat délétère a atteint son paroxysme lorsqu’un auditeur a pu insulter en direct l’ancien Premier ministre sur une radio de service public. La presse libérale2 comme de gauche3 s’étonne d’une telle violence.
Au-delà du simple constat de l’abaissement du débat civique, dramatique pour la cohésion nationale, on peut tenter de définir les contours idéologiques et intellectuels qui motivent un tel déchaînement tant sophismes, contradictions, procès d’intention et malhonnêteté intellectuelle semblent en être les principaux ressorts.
Manuel Valls a vu déferler un torrent d’attaques ad personam parfaitement conformes à la rhétorique désormais bien connue de la gauche de la gauche : assigner à droite voire à l’extrême droite toute personnalité intransigeante sur les principes républicains. Ce procédé intellectuellement paresseux a déjà ciblé des politiques de tous bords : Jean-Michel Blanquer à droite, Jean-Pierre Chevènement4 et donc Manuel Valls au centre gauche, tour à tour qualifiés de « réacs-publicains » ou de « nationaux-républicains ». Quiconque s’intéresse a minima au paysage politique français connaît pourtant la colonne vertébrale idéologique de l’ancien Premier ministre : rocardien proche de la deuxième gauche, socialiste, social-libéral et républicain attaché au principe de laïcité « à la française » (au sens de Philippe Raynaud5). On peine à y voir une quelconque accointance avec l’extrême droite, que Manuel Valls a précisément combattue à plusieurs reprises durant sa carrière politique. En tant que Premier ministre, il a soutenu la fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour des élections régionales de 2015 pour faire barrage au RN. En tant que conseiller municipal de Barcelone, et contrairement aux fake news propagées par la gauche radicale, il s’est toujours farouchement opposé au rapprochement entre Ciudadanos et le parti d’extrême droite Vox6. Il a enfin rédigé un court ouvrage en forme de pamphlet contre Eric Zemmour7. On a beau chercher, on ne trouve nulle trace de l’extrême droite dans ce parcours et on s’étonne de devoir rappeler une chose aussi évidente.
Manuel Valls subit également un procès en « carriérisme » ou en « opportunisme ». Certes, ne pas soutenir Benoît Hamon après la primaire socialiste alors qu’il s’y était formellement engagé, et démissionner de son poste de député de l’Essonne pour briguer la ville de Barcelone sont deux initiatives politiques très contestables qui ont donné du grain à moudre à ses opposants. Pour autant qui, à gauche comme à droite, peut échapper au procès en « opportunisme » ou en « trahison » ? Chirac qui torpille la candidature de Chaban en 1974 ? Sarkozy qui soutient Balladur en 1995 ? Mitterrand et le tournant de la rigueur en 1983 ? Jospin qui privatise entre 1997 et 2002 ? Ceux qui ont voté le Traité de Maastricht en 1992 ? Chacun sait qu’une carrière politique se dessine au gré des circonstances et occasions qu’il faut appréhender et saisir quand elles se présentent. Il est par ailleurs assez cocasse de voir les mêmes traiter Manuel Valls d’opportuniste tout en lui reprochant de ne pas avoir soutenu Benoît Hamon – incarnation parfaite du carriérisme politique (on peine à trouver chez lui trace d’un quelconque parcours professionnel), et dont le projet présidentiel se résumait à la création du revenu universel et à la lutte contre les perturbateurs endocriniens. On ne peut en outre que s’étonner de voir ceux dont l’internationalisme et le sans-frontiérisme font office de boussole politique insulter une personnalité d’origine… catalane parce qu’elle a tenté une aventure politique… à l’étranger. Par souci de cohérence, ils devraient au contraire s’en réjouir.
Le soutien au Président de la République dès 2017 est aussi éminemment discutable. Toutefois, à défaut d’y adhérer, quand on se définit comme républicain, comment ne pas le comprendre dans un contexte de tripolarisation de la vie politique qui voit le social-libéralisme aux prises avec deux formes de populismes incarnés par Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen8 ? Le problème risque de se poser longtemps pour l’ensemble de la social-démocratie, et pas seulement pour Manuel Valls, tant que la gauche sera sous domination de la France Insoumise.
Le « contenu » de ces attaques personnelles ne résiste donc pas à l’épreuve des faits. Elles n’en demeurent pas moins parfaitement conformes à une rhétorique désormais bien connue d’une partie de la gauche faite de ressentiment, d’anathèmes et de malhonnêteté intellectuelle.
Plusieurs articles en ligne affirment sans ambiguïté que c’est la question « culturelle » ou « identitaire » qui motiverait exclusivement la haine envers Manuel Valls. Une partie de l’opinion à gauche ne lui pardonnerait pas ses prises de positions sur l’antisémitisme, l’islamisme, l’insécurité ou l’immigration. Il nous semble pourtant que c’est d’abord un ensemble de désaccords sur la question économique qui alimentent le ressentiment envers l’ancien ministre de l’Intérieur. On lui reprocherait d’être converti au libéralisme économique. Ceux-là oublient un peu vite (volontairement ?) que c’est la gauche mitterrandiste qui a libéralisé l’économie française, sous l’impulsion de Pierre Bérégovoy ministre de l’économie et des finances, de Jacques Delors et Pascal Lamy à la Commission européenne (puis à l’OMC pour ce dernier)9. C’est un Premier Ministre socialiste, Lionel Jospin, qui a le plus privatisé sous la Ve République.
Plus récemment, deux mesures du quinquennat Hollande sont dans le collimateur des anti-Valls. Le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) d’une part, dont l’objectif était d’améliorer la profitabilité et la compétitivité des entreprises en réduisant le coût du travail. La loi Travail d’autre part, qui visait à donner plus de souplesse aux entreprises (licenciements, recours aux contrats atypiques etc.) en flexibilisant le marché du travail. Ces deux dispositifs sont adossés à la politique « de l’offre », qui a pour but de stimuler l’appareil productif national jugé trop peu compétitif face à la concurrence mondiale. Il est parfaitement possible de discuter des diagnostics économiques qui ont justifié ces mesures (problèmes de compétitivité de l’économie française vis-à-vis de ses concurrents, marché du travail trop rigide, etc.), de leurs contenus (mauvais calibrage du CICE imposé par les directives européennes) ou de leurs effets (sur l’emploi et l’investissement des entreprises). Au lieu de cela, les mêmes qui insultent Manuel Valls aujourd’hui sont rapidement tombés dans la polémique stérile aux relents complotistes : « politique néolibérale », « cadeaux aux patrons » a-t-on d’emblée entendu, « social-traître » et, bien sûr, politique « de droite ». On apprend pourtant dès le lycée en cours de sciences économiques et sociales que l’efficacité d’une politique structurelle mise en œuvre dépend avant tout du diagnostic réalisé sur les forces et faiblesses d’une économie au regard de l’intérêt général. Or ces deux mesures ont été préconisées par des travaux dont la légitimité académique est difficilement contestable. Les contempteurs de Manuel Valls ont-ils lu les 75 pages du rapport Gallois10 (pas vraiment un homme de droite) à l’origine du CICE ? Ont-ils lu les 15 pages du rapport issu de la Commission Badinter11 (encore un homme de droite !) préconisant une refonte du Code du Travail ? Ont-ils lu les 50 pages du rapport Enderlein-Pisani-Ferry12 dont les conclusions ont inspiré la Loi Travail ? Il eût été tout à fait possible d’avoir un débat économique fécond sur le contenu de ces rapports, encore fallait-il les avoir lus. C’était certainement trop demander à cette partie de la gauche qui ne jure que par la hausse de la dépense publique quel que soit le moment du cycle économique, alors même que notre endettement devient de plus en plus difficilement soutenable, et que cette dépense publique (traitement des fonctionnaires et prestations sociales), en raison d’un appareil productif atone, alimente la hausse des importations par la consommation, entretenant in fine le modèle « stato-consumériste » théorisé par Jérôme Fourquet13. Si l’on suit la logique de ceux qui attaquent Manuel Valls en considérant la politique de l’offre comme « de droite », on en déduit alors que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy sont des hommes de gauche puisqu’ils ont tous deux mis en œuvre des politiques de relance par la demande d’inspiration keynésienne. Politiser à outrance la politique économique en France, non seulement n’a pas de sens sur le plan économique stricto sensu, mais conduit à des choix erronés aux conséquences sociales dramatiques14.
C’est toutefois sur la question inhérente au libéralisme culturel que les attaques envers Manuel Valls sont les plus virulentes. Ce dernier a pris des positions fortes et courageuses, à rebours de la doxa à gauche, sur les questions liées à la lutte contre l’antisémitisme, l’islamisme et l’insécurité (physique et culturelle15) qu’une forme de gauchisme culturel (au sens de Jean-Pierre Le Goff16) ne lui pardonne pas aujourd’hui. C’est parfaitement cohérent (pour une fois) sur le plan intellectuel puisque l’adhésion au libéralisme culturel suppose une aversion à toute forme d’autorité, qui était au cœur du discours de Valls à l’Intérieur, dans un contexte où la cohésion sociale et nationale étaient plus que jamais menacées (attentats de 2015, atteintes multiples à la laïcité, contestations de certains enseignements en classe, etc.). Ce clivage, à l’origine des invectives qu’il subit, valide sa thèse des deux gauches « irréconciliables ». Car en effet, depuis l’affaire du foulard de Creil en 1989, une partie de la gauche refuse d’aborder ces problématiques essentielles qui préoccupent au quotidien les catégories populaires dont elle est censée, en principe, s’occuper. Pire, elle se fourvoie dans le déni face à des enjeux de civilisation majeurs pour la cohésion nationale, en particulier la lutte contre l’islam politique. Elle use pour cela d’un registre sémantique prévisible et éculé empêchant tout débat démocratique, l’accusation d’« islamophobie » au premier chef, pour taire toute critique de l’islam et de l’islamisme susceptible de « faire le jeu de ». Ces attaques n’ont pas de sens tant sur le plan factuel que conceptuel. Empiriquement, de solides travaux de recherche17 valident plus que jamais l’urgence de mettre ces sujets à l’agenda politique. Conceptuellement, accuser le ministre des Outre-mer d’être « conservateur » ou « réactionnaire » sur ces sujets relève au mieux de l’ignorance, au pire de la malhonnêteté intellectuelle puisqu’il a toujours été favorable aux réformes progressistes inhérentes au libéralisme culturel qui ont jalonné l’histoire de la gauche : droit des femmes à disposer de leur corps, abolition de la peine de mort, mariage pour tous, allongement du délai légal d’avortement, PMA, GPA, etc.
Ces attaques sans fondement sur la question culturelle confortent, plus que jamais, les procédés rhétoriques qu’utilise une partie de la gauche : sentiment de supériorité morale, refus de voir le réel par idéologie, diabolisation de l’adversaire18.
Il ne s’agit pas ici d’être naïf, ni de donner un blanc-seing à Manuel Valls. On peut parfaitement être en désaccord avec ses engagements et prises de position politiques. Encore faut-il que ce soit sur la base d’arguments fondés en raison. En refusant un vrai débat sur les enjeux économiques et culturels contemporains, une partie des militants, intellectuels ou politiques proches de la gauche s’exclut elle-même du champ démocratique et de l’éthique de la discussion chère à Jürgen Habermas, selon laquelle c’est la force de l’argument qui doit l’emporter. Montaigne disait à ce propos : « je dois dire encore que j’accepte et approuve toutes les attaques directes aussi médiocres soient-elles, mais que je suis très atteint par celles qui me sont portées en dehors des règles de bonnes conduites »19 .
Notes
1 – https://www.lejdd.fr/politique/chaleureux-remerciements-rima-hassan-felicite-un-auditeur-de-france-inter-pour-avoir-profere-des-propos-orduriers-lencontre-de-manuel-valls-153253
3 – https://www.liberation.fr/politique/manuel-valls-traite-detron-pourquoi-tant-de-haine-20241227_IWRESX7MIRBLXDAWAOY2TKU3NY/
5 – Philippe Raynaud, La laïcité, histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019.
6– https://www.liberation.fr/checknews/manuel-valls-avait-il-fait-alliance-avec-lextreme-droite-lors-de-son-aventure-politique-en-espagne-20241224_ACPJUOUVVBFJ7NY6NZIN5SSYFA/
7 – Manuel Valls, Zemmour, l’antirépublicain, éditions de l’Observatoire, 2022.
8 – Toute une partie de la gauche républicaine, Jean-Pierre Chevènement au premier chef, s’est retrouvée dans la même situation.
9 – Aquilino Morelle, L’opium des élites, Grasset, 2021.
11https://www.info.gouv.fr/upload/media/default/0001/01/2016_01_25.01.2016_remise_du_rapport_badinter.pdf
13– https://blogs.alternatives-economiques.fr/system/files/inline-files/Fourquet%20-%20stato-consume%CC%81risme%20%28Mai%202024%29.pdf
14 – Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Les apprentis sorciers, 40 ans d’échec de la politique économique française, Fayard, 2013.
15 Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015.
16 – Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’agonie ? 1968, 2017, Tempus Perrin, 2017.
17 – On peut citer les travaux de Gilles Kepel, Hugo Micheron, Bernard Rougier ou Fabrice Balanche.
18 – On retrouve la quintessence de ce procédé malhonnête dans le livre d’Aurélien Bellanger à propos du Printemps Républicain, Les derniers jours du Parti Socialiste, Le Seuil, 2024.
19 – Montaigne, Essais, Livre III, chapitre 8 Sur l’art de la conversation, édition Guy de Pernon, 2014, p. 179. « En fin, je reçois et advoue toutes sortes d’atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu’elles soient, mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme » (Essais, Livre III, chap. 8, exemplaire de Bordeaux 1595, p. 407, accessible sur Wikisource https://fr.wikisource.org/wiki/Essais/Livre_III
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