Quentin Bérard poursuit ici une lecture de Cornelius Castoriadis1 qui soustrait cet auteur à la bienpensance dans laquelle il est convenu de l’enrôler. Il montre en quoi Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui – le « wokisme » – et fournit des outils pour en comprendre non seulement les manifestations, mais aussi les conditions d’émergence et l’historicité. Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est la rationalisation, l’expression spectaculaire et nuisible de l’effondrement de nos sociétés.
« L’idée de faire table rase de tout ce qui existe
est une folie conduisant au crime. »2
Les analyses de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « wokisme » pourraient se répartir en trois ensembles : celles qui le rattachent à la « French Theory », celles qui le font dériver de l’histoire du communisme et celles qui y décèlent un courant para-religieux. Salutaires et, finalement, complémentaires, ces approches se focalisent sur le seul angle idéologique, pouvant laisser croire que la lutte contre ces mouvances envahissantes pourrait se limiter à ce terrain. Celui-ci est loin d’être négligeable mais, outre qu’il ouvre la porte à un retour aux vieilles momies idéologiques dites « de droite », il fait l’économie des conditions d’émergence du wokisme, c’est-à-dire des analyses de fond des sociétés occidentales contemporaines.
Consacrée à ces dernières, l’œuvre de Cornelius Castoriadis (1922-1997) permettrait peut-être, rétrospectivement, d’apporter quelques lumières sur ces pseudo-subversions contemporaines, alors comprises comme les signes d’un « délabrement de l’Occident » – pour reprendre sa célèbre formule – aujourd’hui extrêmement avancé. C’est à lui qu’il faudrait faire face, sous peine de mener un combat en ignorant les grandes lignes de forces qui en déterminent l’issue.
Entrelacement de la contestation et de l’apathie
La dissidence du trotskysme de C. Castoriadis en 1946 débute par une analyse de l’URSS (« quatre lettres, quatre mensonges »3) comme « société bureaucratique totale » le conduisant, au fil des années au sein puis, à partir de 1967 en dehors du groupe-revue Socialisme ou barbarie, à abandonner l’économisme marxiste au profit d’une approche politique des sociétés humaines c’est-à-dire, et in fine, à leurs soubassements psycho-culturels, qu’il nommera leur institution imaginaire4. Dans la « patrie socialiste » comme dans les sociétés capitalistes, la dépossession des travailleurs relevait alors d’une exploitation économique mais se révélait, bien plus profondément et avant tout, une aliénation politique : la lutte des classes est avant tout un conflit entre dirigeants et exécutants, ouvrant sur la perspective d’une autogestion ou démocratie directe, souveraineté populaire structurée et organisée se réclamant autant des expériences révolutionnaires modernes que de l’Athènes antique, dont il se réclamera toute sa vie.
Dès les années 1950, la fin des grands mouvements ouvriers que C. Castoriadis relie à la bureaucratisation des organisations ouvrières et son extension à tous les domaines de la vie le mènent à diagnostiquer la dépolitisation déjà perceptible comme un « repli sur la sphère privée », une « privatisation généralisée ». Il note, en 1959 dans un article-bilan5 :
« Cette disparition de l’activité politique, et plus généralement ce que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe ouvrière ; elle est un phénomène général, que l’on constate chez toutes les catégories de la population et qui exprime la crise profonde de la société contemporaine. Envers rigoureux de la bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant rejetées par elle. Elle est le signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer, la condamnation radicale de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des significations sociales et des communautés. […] La signification de ce phénomène n’est pas simple : il y a là incontestablement un retrait, une incapacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n’est rien moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet de la politique telle qu’elle existe est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle ; c’est le contenu de tous les “programmes” qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réformistes ou “communistes” ne représentent que des variantes du même type de société. Mais elle est aussi rejet du type d’activité que représente la politique telle qu’elle est pratiquée par les organisations traditionnelles : activité séparée de spécialistes coupés des préoccupations de la population, tissu de mensonges et de manipulations, farce grotesque aux conséquences souvent tragiques. La dépolitisation actuelle est tout autant indifférence que critique de la séparation de la politique et de la vie, du mode d’existence artificiel de partis, des motivations intéressées des politiciens ».
Déjà largement encouragée par le développement de la société de consommation que Jean Baudrillard analysera plus tard, dans le sillage de la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre en 1947, ce « retrait des gens dans la sphère privée » est donc une forme de contestation implicite. Parallèlement, les formes contestataires explicites sortent du cadre institutionnel et débordent du monde du travail pour s’étendre dans tous les secteurs de la vie sociale, particulièrement dans le monde étudiant6, sans réellement trouver de canaux d’expression et minant la vie sociale, comme C. Castoriadis le diagnostique en 1965 :
« Les gens sont mécontents, grognent, protestent ; les conflits sont incessants. Même si le mécontentement prend des formes différentes, cette société plus riche et plus prospère contient probablement davantage de tensions que la plupart des autres sociétés connues dans l’histoire. […] Au niveau officiel, des pouvoirs existants, de la presse, etc., il n’existe qu’une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi, et que rien n’est “mal”, pourvu que vous puissiez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris. […] La socialisation au sens plus général, le sentiment que ce qui se passe dans la société est, après tout, aussi notre propre affaire, que nous avons à faire quelque chose par rapport à la société, que nous en sommes responsables, se trouve profondément disloqué. Cette dislocation renforce le cercle vicieux. Elle accroît l’apathie et multiplie ses effets. »
Il ajoute :
« Mais il y a aussi un autre aspect, très important, de tous ces phénomènes de crise. Le temps ne me permet guère plus que de le mentionner. Lorsque nous parlons de crise, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une calamité physique qui s’est abattue sur la société contemporaine. S’il y a crise, c’est que les gens ne se soumettent pas passivement à l’organisation existante de la société, mais réagissent et luttent contre elle de nombreuses manières. »7
Mais le constat d’échec s’ensuit de peu, provoquant la dissolution de Socialisme ou barbarie en 1967 :
« Nous pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient […] dépasser les rapports immédiats de travail, progresser vers la mise en question explicite des relations sociales générales. En cela nous nous trompions. Ce développement n’a pas eu lieu […]. Cette reconstruction [théorique][…] nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la construction d’une organisation politique révolutionnaire. Cela s’avère aujourd’hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. »8
L’« échec bizarre » de Mai 68
Il est d’usage de se gausser de ce diagnostic désabusé dressé quelques mois avant le jaillissement de Mai 68, qui semble le démentir : c’est ne rien comprendre à ce qui était visé ni à ce qui est advenu depuis. Car voilà le point nodal de l’analyse socio-politique des « Trente Glorieuses » faite par C. Castoriadis : l’organisation de la société et son fonctionnement échappent de plus en plus à la volonté populaire, à la fois cause et conséquence d’une dépolitisation profonde en même temps que d’une contestation souterraine généralisée, toutes deux corrodant l’ensemble des institutions, des rapports sociaux et des valeurs culturelles, sans opposer de réelle alternative politique. Cette tension va croître et s’approfondir au fil des décennies et C. Castoriadis ne cessera d’y revenir.
C’est bien sûr elle qui éclate au grand jour au printemps 1968. Analysant sur-le-champ « les événements » dans un texte fort, C. Castoriadis salue avec enthousiasme la « Commune étudiante » et en décrit les premiers effets tout en déplorant l’irrationalisme, l’arbitraire, l’outrance ou l’inconséquence des insurgés qui n’ouvrent sur aucune perspective. C’est à la fois la consécration des analyses de Socialisme ou barbarie et le constat réitéré que ce nouveau type de contestation générale de la société n’accouche finalement de rien : ni discours cohérents, ni organes d’auto-gouvernement, ni formes d’organisations nouvelles, ni projets de société conséquents :
« Que la société, ou une de ses sections, soit capable de déchirer pour un moment les voiles qui l’enveloppent et de sauter au-delà de son ombre, le problème n’est pas là. Là, il n’est que posé ; c’est pour cela qu’il est posé. Il ne s’agit pas de vivre une nuit d’amour. Il s’agit de vivre toute une vie d’amour. Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy [respectivement secrétaire général du PC de 1964 à 1969 et secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982], ce n’est pas parce que les ouvriers russes [de 1917] ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables — et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir. »9
Cet « échec bizarre »10 de Mai 68, comme il le qualifiera, cet auto-effondrement du mouvement, C. Castoriadis l’impute, fondamentalement et derrière le refus de la société française d’aller plus loin, à la difficulté de
« se dégager de la représentation de la politique – et de l’institution – comme fief exclusif de l’État (qui continue lui-même à incarner, même dans les sociétés les plus modernes, la figure d’un pouvoir de droit divin) comme ne s’appartenant qu’à lui-même. C’est ainsi que la modernité, la politique en tant qu’activité collective (et non pas profession spécialisée) n’a pu jusqu’ici être présente que comme spasme et paroxysme, accès de fièvre, d’enthousiasme et de rage, réaction à un excès de Pouvoir toujours à la fois hostile et inévitable, ennemi et fatalité – bref que comme “Révolution”. »11
Il notera, presque vingt ans plus tard :
« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »12
L’intelligentsia et la rationalisation de l’échec
Mais ce n’est pas ce bilan qui est tiré par l’intelligentsia de l’époque. Car, bien plus grave que son simple échec, Mai 68 marque le véritable point de départ de la rationalisation idéologico-intellectuelle de cette impuissance que les « intellectuels » subversifs paléo-marxistes, structuralistes, post-situationnistes ou heideggeriens vont opérer dès après-coup et jusqu’à aujourd’hui. C. Castoriadis écrira, quinze ans plus tard :
« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). […] pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en Mai-Juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une “sensibilité radicale”, le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague “subversion”, convenait admirablement. ». Voilà ainsi occultée l’« immense difficulté à prolonger positivement la critique de l’ordre des choses existant, [cette] impossibilité d’assumer la visée d’autonomie comme autonomie à la fois individuelle et sociale en instaurant un autogouvernement collectif […] »13
C. Castoriadis corrigera ainsi le titre du livre d’Alain Renaut et de Luc Ferry de 1986, La pensée 68, qui décortiquait les discours des Foucault, Derrida, Bourdieu, et Deleuze (les auteurs précisent a posteriori qu’ils auraient pu faire de même avec Heidegger, Marcuse, Althusser et Lacan)14 :
« Le contresens de Ferry et Renaut est total : la “pensée 68” est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l’impuissance de l’homme devant ses propres créations ; et c’est le sentiment d’impuissance, de découragement, de fatigue qu’ils sont venus, après 68, légitimer. »15
Tel est le rôle historique de ces « divertisseurs » :
« On peut chercher à la loupe chez Sartre, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Foucault, Barthes, etc., une seule phrase qui, de près ou de loin, soit pertinente soit pour la préparation de Mai, soit pour sa compréhension après coup. On ne la trouvera pas. Nos intellectuels parlent-ils pour ne rien dire ? Non point. Ils parlent pour que les gens pensent à côté. »16
Aspects de la subversion anomique
Les grands jalons de cette rationalisation de l’impuissance sont dès lors posés pour les prochaines décennies : toutes les impasses politico-intellectuelles rencontrées par les mouvements contestataires des années suivantes se retrouvent présentées comme des « lignes de fuites », pour reprendre une expression deleuzienne dont la notoriété n’a jamais faibli. Ainsi :
« Ce fait élémentaire [l’a-socialité radicale de la psyché humaine], même s’il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été formulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n’est que moyennant son occultation que depuis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles variétés de confusion et de mystification – la glorification du “désir” et de la “libido”, la découverte d’un désir “mimétique”, et la dernière camelote lancée par la publicité de l’industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-“religieux”. Tous tant qu’ils sont, et quoi qu’ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat : la fiction d’un “individu” qui viendrait au monde pleinement achevé et déterminé quant à l’essentiel, et que la société – la socialité comme telle – corromprait, opprimerait, asservirait. »17
De là l’obsession de la « récupération ». En mai-juin 1968, déjà, C. Castoriadis avertissait les étudiants :
« Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. […] La récupération, on ne l’évite pas en refusant de se définir. L’arbitraire, on ne l’évite pas en refusant de s’organiser collectivement, plutôt on y court. »
Les insurgés sont victimes de ce qu’il nommait, dix ans auparavant, « le primitivisme anti-organisationnel »18 fondé sur « le présupposé que toute organisation collective dans la période contemporaine est condamnée à la bureaucratisation »19. C’est la traduction concrète de cette fixation sur une « récupération » par un « système » à la fois omniprésent et omnipotent20, aujourd’hui tellement incorporée qu’elle n’est même plus exprimée :
« Les gens ont l’illusion de pouvoir sortir [de la tragédie et du risque qu’est l’histoire], et l’expriment par cette demande : produisez-moi un système institutionnel qui garantira que cela ne tournera jamais mal ; démontrez-moi qu’une révolution ne dégénérera jamais, ou que tel mouvement ne sera jamais récupéré par le système existant. »21
Et pourtant :
« Dire qu’aussi longtemps que le régime subsiste, il récupère tout, c’est une tautologie. Mais est-ce parce que le système récupère ou intègre la liberté de la presse, par exemple, que nous allons nous en désintéresser ? […] Ici encore, il faut dénoncer ce préjugé absolutiste pseudo-révolutionnaire, selon lequel il y aurait une coupure radicale et totale, ou bien on serait récupéré à 100 % par le système. »22
Cette posture de « retrait contestataire » conduit logiquement à des « […] utopies incohérentes : on ne peut pas évacuer purement et simplement le problème de la production, pas plus que celui de la coordination des activités collectives. On a parfois l’impression qu’on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance. »23
C’est ainsi que, à la fin des « années 68 », C. Castoriadis constate l’éparpillement des courants contestataires en « groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. »24. Cet éclatement est rationalisé sous la forme de ce que Castoriadis nomme le « révoltisme » qui
« […] semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le “fondement” philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’histoire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »25
Si la société est aliénée et aliénante dans son principe même, ontologiquement, que pourrait bien y faire une minorité (inexplicablement, notons-le) éclairée et lucide ? La « déconstruire », pardi, dans le sillage de la mode structuraliste que C. Castoriadis nommera « l’idéologie française »26 et dont on connaît la postérité :
« Les “généalogies“, les “archéologies“ et les “déconstructions“, si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »27
Il décrypte :
« Pour une bonne partie, l’idéologie et la mystification déconstructionniste s’appuient sur la “culpabilité“ de l’Occident : elles procèdent, brièvement parlant, d’un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d’autonomie, de responsabilité. »28
C. Castoriadis n’est pas moins affligé de voir ses contemporains se mystifier en contemplant, ailleurs, des sociétés radicalement meilleures, du côté des cultures extra-européennes, après la Russie stalinienne et la Chine maoïste :
« Les espoirs mis par les révolutionnaires ou certains idéologues dans le prolétariat s’affaiblissent ou s’évanouissent ; cependant, au lieu d’une analyse et d’une critique de la nouvelle situation du capitalisme, ces espoirs sont purement et simplement reportés ailleurs. C’est cela, l’essence de ces opérations suprêmement dérisoires qu’ont été, pour les intellectuels d’ici, le fanonisme, le tiers-mondisme “révolutionnaire”, le guévarisme, etc. et ce n’est évidemment pas un hasard si elles ont eu l’appui de ces paradigmes de confusionnisme qu’a été Sartre, ou d’autres scribes mineurs qui depuis ont, du reste, complètement retourné leurs vestes. »29
C’est là, bien sûr, le « Tiers-mondisme » et ses nombreuses et actuelles vies ultérieures, l’idéalisation des cultures et sociétés non-occidentales, « opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »30
Car c’est, ici comme presque partout, la matrice millénariste marxiste qui ressurgit :
« Il est affligeant de voir de jeunes militants s’aliéner dans un activisme irréfléchi et proclamer que ce qui leur importe c’est l’action, non pas la philosophie. Car, lorsqu’on regarde en quoi consiste leur action et de quoi sont faites les idées de leurs tracts et de leurs affiches, on constate qu’elles ne sont que des sous-produits des écrits d’un philosophe sociologue allemand du XIXe siècle, nommé Karl Marx. Et, lorsqu’on regarde d’un peu près les écrits de Marx, c’est Hegel et Aristote qu’on y trouve. »31
Idem, entre dix exemples, du côté de certains courants techno-critiques, qui ne font souvent que renverser la technophilie marxiste : « Il est pourtant légitime de se demander si [chez eux], au niveau le plus profond, il y a par rapport à Marx autre chose de changé que le signe algébrique affectant la même essence du technique. »32
Rien d’étonnant, à cette aune, que tous ces mouvements aient accompagné l’énorme contre-offensive oligarchique de la fin des années 1970 :
« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie “libérale” a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. »33
En fin de compte, « le résultat final est la nullité, le vide total du “discours subversif” contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique “de gauche” »34 – ou, plus précisément : « le “discours dominant” d’un certain milieu “contestataire” aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »35 Ce « n’importe quoi » pseudo-subversif, difficile de ne pas l’invoquer aujourd’hui devant le plein déploiement contemporain de la bêtise militante, pour reprendre la catégorie de Pierre-André Taguieff36.
Anticipations du wokisme
Car comment ne pas voir que chacune de ces caractéristiques, pointées il y a quarante ou cinquante ans, se retrouve aujourd’hui, mais encore dégradée et amplifiée, dans le « wokisme » contemporain ? Glorification de « sa subjectivité » propre et de « son désir » idéalisés ; refus de véritables organisations au profit de groupes affinitaires, de réseaux, de bandes, etc. ; entretien d’utopies plus ou moins délirantes ou, dans tous les cas, profondément ineptes ; divisions à l’infini des thématiques, des tendances et des « sensibilités » au gré des « petites différences » ; appel à l’addition incohérente des révoltes de chacun (dans une « intersectionnalité » lunaire) ; acharnement à « déconstruire » l’Occident – et lui seul ! – dans toutes ses dimensions ; auto-mystification passionnée vis-à-vis des cultures extra-occidentales ; usure des schémas marxistes jusqu’à la corde messianique judéo-chrétienne…
Rien de ce que C. Castoriadis décrivait ne manque aujourd’hui et, face à une société de plus en plus étrangère à elle-même, le repli sur la sphère privée fait maintenant corps avec les contestations les plus radicales et les plus infantiles. Le célèbre slogan féministe « le personnel est politique », par exemple, serait à inverser : la politique n’est plus aujourd’hui que l’ensemble des préoccupations personnelles (y compris carriériste) :
« […] 300 000 manifestants contre les fusées Pershing ; des dizaines de milliers de manifestants à Francfort contre l’extension de l’aéroport ; mais pas un seul manifestant contre l’instauration de la terreur militaire en Pologne. On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la destruction d’un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mondiale contemporaine. »37
C’est ainsi que Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui, que le wokisme semble subsumer. On trouvera facilement dans son œuvre38 de multiples propos éreintant toujours de manière lapidaire les générations précédentes de nos insurrectionnalistes contemporains, écologistes plus ou moins « décoloniaux », néo- et pseudo-féministes et leurs dégénérescences plus ou moins dégenrées, artistes engagés et journalistes-militants, néo-pédagogistes, pacifistes rédempteurs, islamo-gauchistes ou promoteurs du multiculturalisme, etc. À « la société des lobbies et des hobbies »39 que C. Castoriadis fustigeait, il faut maintenant rajouter celle des « lubies ».
« Ces mouvements [des années 1960-70] ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société “politique” actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »40
Bien sûr, chacune des causes invoquées est l’héritière d’un courant contestataire (auquel elle peut se référer) qui appartenait en plein à ce que C. Castoriadis appelle le projet d’autonomie individuelle et collective, lequel s’est déployé en Occident du haut Moyen Âge à la Renaissance, puis des Lumières aux Révolutions classiques jusqu’aux mouvements ouvriers et à leurs prolongements. Mais son « éclipse » actuelle, comme il le diagnostiquait, n’en fait plus qu’une grotesque caricature et ce n’est pas surprenant : « Ni “traditionaliste” ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit un rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. »41
L’important est ici de comprendre que ces courants contestataires, dont le « wokisme » n’est que le dernier avatar, font, pour C. Castoriadis, partie intégrante de notre déliquescence civilisationnelle, sont à la fois causes et symptômes de ce « délabrement de l’Occident », puisqu’ils sont l’autre face d’un monde simultanément techno-bureaucratisé et fortement anomique :
« Comment s’étonner aussi que tant de jeunes, qui refusent leur transformation en animaux logistiques mais le plus souvent n’ont pas, précisément en fonction du système qui les a “éduqués”, la possibilité de montrer l’insistance théorique de ce système, donnent souvent à leur révolte des formes irrationalistes ? »42
Le « wokisme », symptôme de l’anomie occidentale
Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est une des expressions les plus spectaculaires et nuisibles de l’effondrement de nos sociétés et fait corps avec elle. Plus : il en est la rationalisation, la verbalisation décrivant ce processus immanent d’authentique décivilisation, pour reprendre le terme de Norbert Elias, comme une perspective désirable et désirée, envisagée comme une entreprise consciente et délibérée menés par une avant-garde éclairée – qui l’approfondit en retour.
Cette éducation qui n’éduque plus, par exemple, C. Castoriadis l’a décrite dès 196543 et y revient souvent :
« Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d’années, écrit-il en 1982, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu’est-ce qui est transmis, et qu’est-ce qui doit être transmis, et d’après quels critères ? […] il connaît aussi une crise de la relation éducative : le type traditionnel de l’autorité s’est effondré, et des types nouveaux – le maître-copain, par exemple – n’arrivent ni à se définir, ni à s’affirmer, ni à se propager. […] Autrefois – il n’y a guère – toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l’être. »44
La cause, ici encore, c’est
« l’effritement et la désintégration des rôles traditionnels – homme, femme, parents, enfants – et sa conséquence : la désorientation informe des nouvelles générations. [L’aspect ambivalent des] mouvements des vingt dernières années vaut aussi dans ce domaine (bien que le processus remonte, dans le cas de la famille, à beaucoup plus loin, et qu’il soit déjà vieux de trois quarts de siècle dans les pays les plus « évolués »). La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ces effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désintégration et l’anomie. »45
Cette anomie s’est peu à peu instituée dans tout le corps social, s’incarnant dans ce que C. Castoriadis appelle le « type anthropologique », le type d’être humain fabriqué par sa société et qu’il façonne en retour, et dont il diagnostique une « mutation » (que reprendra plus tard Marcel Gauchet46) :
« Nous touchons là un facteur fondamental […] : l’intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l’éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une sorte de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est en train de disparaître »47
Le nouveau type anthropologique – aussi bien décrit par un Jean-Pierre Le Goff que par un Philippe Muray, par exemple – se distingue par la superbe ignorance de son inscription sociale-historique le faisant récuser haut tout attachement et nourrir parallèlement une coupable passion grégaire :
« Le caractère de l’époque, aussi bien au niveau de la vie quotidienne qu’à celui de la culture, n’est pas l’« individualisme » mais son opposé, le conformisme généralisé et le collage. Conformisme qui n’est possible qu’à condition qu’il n’y ait pas de noyau d’identité important et solide. […] c’est ce “Nous” qui se disloque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait matériel, tangible, l’indice d’un processus de dé-socialisation –, et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininterrompues d’assistance. »48
Illusion monstrueuse d’un individu qui ne veut plus « faire société », s’en croit libéré – c’est la promesse la plus intime faite par la société de consommation aussi bien que par les dynamiques « wokes » – et de ce fait s’y livre pieds et poings liés :
« […] il est immédiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de préformer quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domination ou de pouvoir explicite pour l’amener à… Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l’apparence de la “spontanéité” la plus complète et la réalité de l’hétéronomie la plus totale possible. »49
– soit une servitude volontaire quasi-complète.
Disparition conjointe de l’individu au sens fort du terme et de la société comme auto-représentation collective,
« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »50
On retrouve ici le rejet d’une collectivité dans laquelle les individus ne se reconnaissent plus, rejet constaté dès les années 1950 et sur lequel il revient vingt ans plus tard :
« Cette contestation généralisée signifiait ipso facto – produit et cause – la dislocation progressive à la fois du système de règles de la société établie et de l’adhésion intériorisée des individus à ces règles. Brièvement parlant, et en grossissement : pas une loi actuellement, qui soit observée pour des motivations autres que la sanction pénale. La crise de la culture contemporaine – comme celle de la production – ne peut être vue simplement comme une « inadaptation » ni même comme un “conflit” entre les forces nouvelles et les formes anciennes. En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée “dans les flancs de l’ancienne société”. »51
Il détaille :
« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 52
Le paradoxe est que ce vide est valorisé, auto-entretenu et rationalisé par la critique radicale et tous azimuts que les mobilisations des dernières décennies ont opéré, sans autre but qu’elles-mêmes :
« L’idée que les significations sociales sont simplement contingentes semble bien à la base de la décomposition progressive du tissu social dans le monde contemporain. »53 ; « Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhésion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »54
Réapparaît ici la convergence, déjà évoquée, de la contestation généralisée avec les mécanismes du « capitalisme bureaucratique » puisque son « moyen le plus formidable a été la destruction de toutes les significations sociales précédentes et l’instillation dans l’âme de tous ou presque de la rage d’acquérir ce qui, dans la sphère de chacun, est ou apparaît accessible, et pour cela accepter pratiquement tout »55.
On remarquera au passage que cette dernière formulation fonde la stratégie syndicale contemporaine qui ne parle qu’en termes de dédommagements pécuniaires et de moyens financiers, quoi qu’il se passe quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne.
Consommation et contestation, avant-hier antinomiques, hier en écho et aujourd’hui indémêlables56, débouchent sur une crise généralisée, inédite dans sa nature comme dans son ampleur :
« Or, ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contemporain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper ou sur-socialisation (factuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un “rejet” de la vie sociale, des autres, de la nécessité de l’institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, “l’État, c’est le mal”, est devenu aujourd’hui : “la société, c’est le mal ”. Je ne parle pas ici des pseudo-philosophes confus de l’époque (qui du reste expriment sur ce point, sans le savoir, un mouvement historique qui les dépasse de loin), mais, d’abord, du “vécu subjectif” de plus en plus typique de l’homme contemporain. »57
Il demande :
« l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes et dans l’absence d’actes. L’homme contemporain se comporte comme si l’existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l’empêche d’éviter »58
L’impossible retour à l’hétéronomie
Ce rapport d’étrangeté entre l’individu et sa société est celui de l’homme contemporain, oscillant sans cesse entre le désir passionné de se fondre dans la masse et le besoin infini de se singulariser, auxquels le niveau de vie et le consumérisme de classe répondent tout autant que l’affirmation identitaire et militante pseudo-subversive. Les origines de cette curiosité historique plongent dans les processus concomitants de la fin des mouvements ouvriers, qui visaient une refondation de la société, et l’affranchissement d’institutions sociales, politiques et économiques qui ne semblent plus avoir de comptes à rendre. La formulation même du problème par C. Castoriadis interdit donc toute tentation « réactionnaire » ou simplement « conservatrice » cherchant à « revenir » à un ordre antérieur, plus raisonnable, plus normal, plus traditionnel. Humainement compréhensible, ce mouvement de balancier aisément prévisible se heurte au vide politique envahissant du « repli sur la sphère privée » que C. Castoriadis évoquait en 1986 en compagnie de Christopher Lasch :
« “Un jour à la fois”, si je prends cette belle expression, est ce que j’appelle l’absence de projet – à la fois chez l’individu et dans la société elle-même. Trente ans plus tôt, soixante ans plus tôt, les gens de gauche vous parlaient du grand soir de la révolution, et les gens de droite du progrès infini, etc. Et maintenant personne n’ose exprimer un projet grandiose ou même modérément raisonnable qui dépasse le budget ou les prochaines élections. »59
En effet, affirme-t-il dès 1978 :
« La conservation stricto sensu, le maintien des choses rigoureusement en l’état où elles sont, est évidemment, depuis longtemps, la forme la plus pure de l’utopie. Aussi bien la Droite est-elle nécessairement réformiste. Même lorsqu’ils continuent — rarement — à s’intituler conservateurs, ses partis ne le sont pas, plus exactement ils ne le sont que dans la mesure où, aujourd’hui, conserver implique de réformer constamment. Si l’on veut être plus explicite et spécifique, l’on remarquera que la Droite a été contaminée par la Gauche — après la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est que depuis lors qu’elle n’ose plus se présenter pour ce qu’elle est, et que presque personne ne se dit plus “de droite”. »60
Il précise :
« Il est clair que les idéologies traditionnelles de la « gauche » sont en faillite, et que les gens s’en aperçoivent de plus en plus. C’est ce qui donne, dans certains cas (Reagan et Thatcher sont les plus évidents et les plus importants), ce regain de force à une droite qui est tout autant en faillite idéologique, tout autant incapable d’avoir une idée “réactionnaire” nouvelle. Mais il est tout aussi clair que ce sont là seulement des symptômes de quelque chose de beaucoup plus profond, qui est la crise et la décomposition des sociétés occidentales. »61
Les cris d’orfraie sur « le retour du fascisme » que la « gauche » entonne face au fantôme d’un retour de la « droite » lui paraissent donc profondément vains :
« Au plus pourrait-on avoir une sorte d’autoritarisme mou, mais pour aller plus loin il faudrait autre chose. La crise ne suffit pas ; pour faire un mouvement fasciste ou totalitaire il faut une capacité de croire et un déclenchement de passion, branchés l’un sur l’autre, l’un nourrissant l’autre. Ni la première, ni le second n’existent dans la société actuelle. C’est pourquoi toutes les sectes d’extrême droite comme d’extrême gauche sont condamnées à des gesticulations dérisoires. Elles jouent de petits rôles, marionnettes marginales dans le spectacle politique global, mais sans plus. »62
Au fond, les appels à « refonder » des croyances collectives ne peuvent qu’échouer :
« […] il y a l’idée que seul un mythe pourrait fonder l’adhésion de la société à ses institutions. Vous savez que c’était déjà l’idée de Platon : le “noble mensonge”. Mais l’affaire est simple. Dès que l’on a parlé de “noble mensonge”, le mensonge est devenu mensonge et le qualificatif de “noble” n’y change rien. On le voit aujourd’hui avec les grotesques gesticulations de ceux qui veulent fabriquer, sur commande, une renaissance de la religiosité pour de prétendues raisons “politiques”. Je présume que ces tentatives mercantiles doivent provoquer la nausée de ceux qui restent vraiment croyants. Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu’il est plein, autrement ils n’obéiront pas à la loi. Quelle misère ! »63
Les fondements anthropologiques de l’hétéronomie ont été sapés pour l’occidental moyen, pris dans l’anomie depuis deux ou trois générations, barrant toute possibilité de réinstaurer un ordre traditionnel indiscutable. C. Castoriadis fait remarquer que ce n’est pas le cas des types anthropologiques extra-occidentaux, notamment musulmans, qui introduisent sur les territoires européens un régime social ethnoreligieux quasiment inconnu dans l’Europe historique64.
Réinvention du projet d’autonomie ?
La marge d’une restauration, ou refondation, du projet d’autonomie est étroite. C. Castoriadis ne maintient aucun des dogmes du « progressisme », qu’il critique fondamentalement dans toutes leurs dimensions historiques, politiques, culturelles, techno-scientifiques et surtout philosophiques. Tout au contraire, il n’a cessé de prôner, comme tout révolutionnaire conséquent, une réappropriation du passé, de l’histoire, des traditions, des racines civilisationnelles, et particulièrement celles gréco-occidentales :
« Je ne conçois pas une nouvelle création historique pouvant s’opposer efficacement et lucidement à cet informe bazar dans lequel nous vivons, si elle n’instaure pas un nouvel et fécond rapport à la tradition. Être révolutionnaire ne signifie pas déclarer d’emblée, comme le faisait Sieyès, que tout le passé est une “absurdité gothique”. […] Cela ne signifie pas restauration des valeurs traditionnelles comme telles ou parce qu’elles sont traditionnelles, mais une attitude critique qui peut reconnaître des valeurs qui ont été perdues. Je ne vois pas, par exemple, comment on peut éviter de re-valider l’idée de responsabilité, ou, oserai-je dire, la valeur de lecture très attentive d’un texte, qui sont en train de disparaître. »65
C’est ainsi que
« Nous avons à opposer à la fausse modernité comme à la fausse subversion (qu’elles s’expriment dans les supermarchés ou dans les discours de certains gauchistes égarés) une reprise et une recréation de notre historicité, de notre mode d’historicisation. Il n’y aura transformation sociale radicale, nouvelle société, société autonome que dans et par une nouvelle conscience historique, qui implique à la fois une restauration de la valeur de la tradition et une autre attitude face à cette tradition, une autre articulation entre celle-ci et les tâches du présent / avenir. »66
Plus concrètement :
« Une véritable libération des énergies, en France et ailleurs, passe par la marginalisation de tous les partis politiques existants, la création par le peuple de nouvelles formes d’organisation politique, fondée sur la démocratie, la participation de tous, la responsabilité de chacun à l’égard des affaires communes – bref, par la renaissance d’une véritable pensée et passion politique, qui serait en même temps lucide sur les résultats de l’histoire des deux derniers siècles. Rien ne dit que cela est fatal, rien ne dit, non plus, que c’est impossible. »67
Ces considérations, déjà anciennes, peuvent paraître abstraites. Notamment parce que, face aux subversions nihilistes, elles semblent en appeler à des acteurs inexistants. Mais c’est oublier que le « wokisme » est l’œuvre d’une minorité, à la fois dominante et bruyante, urbaine et aisée, qui s’est affirmée dans les universités, les médias, la « culture » en lien avec divers milieux oligarchiques. Hors cette caste mondialisée existent des peuples, en voie de liquidation, dans lesquels C. Castoriadis reconnaît facilement le maintien vestigial d’une common decency pour reprendre le terme de Georges Orwell. C’est ainsi que l’on peut comprendre le récent mouvement des « Gilets jaunes », immédiatement pris dans un extraordinaire mépris de classe et victime d’un entrisme gauchiste massif et presque immédiat, qui l’aura finalement discrédité et épuisé68. Il appartient en plein à ce réveil des peuples que les différents secteurs oligarchiques nomment « populisme ». La confusion extrême de ce dernier, sa porosité à la démagogie, ses tendances aux complotismes, ses errances idéologiques sont les produits inévitables de ces dernières décennies que l’on vient de parcourir. Et d’autant plus qu’ils sont maintenus loin des « trésors perdus des révolutions modernes » qu’évoquait Hannah Arendt par une radicalité chic « tissée de salive »69 qui reprend aujourd’hui, peu à peu, des traits totalitaires, ouvrant grand la porte aux néo-obscurantismes70 (islamisme, racialisme, communautarisme) qui déferlent.
Notes
1 Voir l’article publié en décembre 2023 « Castoriadis et les bienpensants ». Quentin Bérard est fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).
2 Cornelius Castoriadis, « L’effondrement du marxisme-léninisme », 1990. Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgois ou du Seuil, etc., puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de première publication). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».
3 … synthétisera-t-il plus tard dans « Nous sommes dans l’ère de l’imitation, du rafistolage, du syncrétisme, du contre-plaqué », 1998.
4 Titre de son œuvre phare L’institution imaginaire de la société (Seuil, 1975).
6 « La jeunesse étudiante » 1963.
7 « La crise de la société moderne », 1965.
8 « La suspension de Socialisme ou Barbarie », 1967.
9 « La révolution anticipée », 1968. Ce sera une des trajectoires intellectuelles de cette période que de parvenir à formuler que la révolution russe de février 1917 incarnée par ses organes d’auto-gouvernements avait été interrompue par ce qui n’aura été finalement qu’un putsch bolchevique mené en octobre.
10 « Le mouvement des années soixante », 1986.
11 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.
12 « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.
13 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.
14 La pensée 68, Gallimard 1986 (rééd. 1988).
15 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.
16 « Les divertisseurs », 1977.
17 « Socialisme et société autonome », 1979.
18 « Prolétariat et organisation, II », 1959, dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2 (Écrits politiques, 1945-1997, II), Éditions du Sandre, 2012. À propos de la « question de l’organisation » au sein de SouB et qui sera le motif de la rupture avec Claude Lefort, cf. « Notes sur l’organisation des collectifs démocratiques », Lieux Communs, 2015.
19 « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, p. 9-13.
20 Cf. « Post-gauchisme et neo-management », Quentin et Nafissa, revue EcoRev’, 16 février 2007.
21 « Une interrogation sans fin », 1979.
23 « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987, op. cit.
24 « La crise des sociétés occidentales », 1982.
25 « L’exigence révolutionnaire », 1976.
26 « La psychanalyse : projet et élucidation », 1977, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978), cf. aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.
27 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.
28 « La montée de l’insignifiance », 1993.
29 « Tiers-monde, tiers-mondisme, démocratie », 1985.
30 Ibid.
31 « Réflexions sur le “développement” et la “rationalité” », 1977, dans Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II (Seuil, 1986).
33 « Nous traversons une basse époque », 1986, réédité dans Une société à la dérive (Seuil 2005), cf aussi « Les coordinations de 1986-1988 », op. cit.
34 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.
35 « Pourquoi je ne suis plus marxiste », 1974.
36 Le nouvel âge de la bêtise, éd. L’Observatoire, 2023.
37 « La crise des sociétés occidentaless », 1982, op. cit.
38 … ou dans notre article « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.
39 « L’industrie du vide », 1978.
40 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.
41 Ibid.
42 « Science moderne et interrogation philosophique », 1973, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978).
43 « La crise de la société moderne », 1965, op. cit.
44 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.
45 Ibid.
46 « Essai de psychologie contemporaine » in La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
47 « La montée de l’insignifiance », 1993, op. cit.
48 « La crise du processus identificatoire », 1989, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe Tome 4, Seuil, réed. 2007,
49 « Pouvoir, politique, autonomie », 1989.
50 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.
51 « Pourquoi je ne suis plus marxiste », 1974, op. cit., voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.
52 « Psychanalyse et société II », 1983.
53 « Institution de la société et religion », 1982.
54 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.
55 « La rationalité du capitalisme », 1997.
56 On lira, par exemple, de Joseph Heath, Andrew Potter ; Révolte Consommée, Le mythe de la contre-culture, éditions Naïve, 2004 (réed. L’Échappée, 2023).
57 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.
58 Ibid.
59 « Combattre le repli sur la sphère privée », 1986.
60 Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.
61 « La “gauche” en 1985 », 1985.
62 « Psychanalyse et société II », 1983, op. cit.
63 « Une interrogation sans fin », 1979.
64 « C. Castoriadis et les bien-pensants », op. cit.
65 « La crise du processus identificatoire », 1989, op. cit.
66 « Transformation sociale et création culturelle », 1978.
67 « La “gauche” en 1985 », 1985, op. cit.
68 Cf. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, 6-13 décembre 2019.
69 « L’effondrement du marxisme-léninisme », 1990, op. cit.
70 Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.