Un autre Traité des passions : « De l’usage des passions » de Jean-François Senault

Le père Jean-François Senault (1599-1672), prêtre de l’Oratoire, prédicateur réputé, a publié en 1641 un ouvrage aujourd’hui un peu oublié, De l’usage des passions. Il est constitué de deux grandes parties, dont l’aperçu ci-dessous reprendra les titres, de onze « traités » et de cinquante-trois « discours ». Vu la proximité des dates, il est tentant, entre autres choses, de le comparer aux Passions de l’âme de Descartes (1649) : Thierry Laisney propose ici quelques éléments pour cette comparaison.

Des passions en général

Descartes et Senault s’accordent pour estimer que les Anciens n’ont rien dit de valable sur les passions : « il n’y a point, écrit Senault, de matière en toute la Philosophie qu’on ait traitée avec plus de pompe et avec moins de profit ». En particulier, les stoïciens, attaqués par l’auteur tout au long de son livre, auraient confondu les passions avec les vices. Selon Senault, ces philosophes sont les plus grands ennemis qu’elles aient jamais eus. Ils n’ont pas vu qu’il faudrait séparer l’âme du corps pour l’exempter des passions. Ils se trompent lourdement en faisant passer « les mouvements de notre âme pour des prisons ou des monstres ». Les stoïciens, dans leur orgueil, promettent « de changer les hommes en Anges, de les élever au-dessus de la condition mortelle, et de mettre sous leurs pieds les orages et les tonnerres ». (Célèbre pour son éloquence en chaire, Senault a un penchant très prononcé pour le langage imagé.) Descartes pensait la même chose des stoïciens : « Je ne suis point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible », écrit-il à Élisabeth (18 mai 1645).

Autre point commun entre Descartes et Senault, ils considèrent l’un et l’autre que l’âme est une en son essence ; ce sont les opérations qu’elle effectue qui sont diverses : sentiment, entendement, volonté… autant de ruisseaux, écrit Senault, qui dérivent d’une même source. Comme Descartes, Senault rejette la distinction traditionnelle entre concupiscible et irascible.

De même que Descartes, Senault propose une définition des passions : « La Passion n’est donc autre chose qu’un mouvement de l’appétit sensitif causé par l’imagination d’un bien ou d’un mal apparent ou véritable, qui change le corps contre les lois de la nature. » Mais ce sont les effets des passions qui défient la nature, non leur existence elle-même. Senault écrit expressément que les passions naissent de l’union de l’âme et du corps ; on ne pourrait les détruire qu’en détruisant l’être humain qui en est le siège. Plus précis, Descartes juge que les passions sont, dans l’âme, ce qui est causé par le corps.

Dans Les Passions de l’âme, Descartes affirme que les passions « sont toutes bonnes de leur nature » ; on ne doit en craindre que les excès. Senault, quant à lui, estime que les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises ; seule « la puissance supérieure qui les gouverne » peut revêtir l’une ou l’autre de ces propriétés. Mais il n’y a pas, en réalité, de différence fondamentale entre les deux auteurs. Senault se repose autant que Descartes sur la nature. Il va jusqu’à penser que les animaux, en tant qu’êtres sensibles, ont des passions. Citant saint Augustin (sa principale inspiration), il rappelle que « le venin n’est pas un mal puisqu’il est naturel aux scorpions et aux vipères, et qu’elles meurent en le perdant comme nous mourons en le prenant ». Quant à cette « puissance supérieure » dont parle Senault, n’est-elle pas l’empire que l’homme « généreux » de Descartes exerce sur ses volontés ? Senault et Descartes ne redoutent donc que les mauvais usages des passions. Elles ne pourront se révéler bienfaisantes que si la raison les modère. Mais ne pas les employer du tout serait renoncer à « une des plus belles parties de notre âme », déclare Senault.

De même qu’il y a dans le traité de Descartes tout un aspect physiologique (esprits animaux, glande pinéale, etc.) qui est étranger à Senault, de même il y a dans le traité de ce dernier une dimension théologique dont ne se préoccupe pas Descartes. Pour Senault, la raison seule ne peut régenter les passions humaines : elle doit être assistée de la grâce. À l’origine, la nature et la grâce étaient unies, c’est le péché qui les a séparées. Ainsi le premier homme avait-il des passions, mais elles étaient innocentes, l’âme et le corps étaient toujours d’accord. Ce n’est qu’ensuite, par un châtiment divin, que la chair s’est révoltée contre l’esprit. Selon Senault, la conduite des passions est ce qu’il y a de plus admirable, elle est infiniment plus glorieuse, notamment, que les actions des conquérants : « Quel honneur peut espérer un Conquérant qui doit toute sa grandeur à son injustice, qui n’est illustre que parce qu’il est criminel, et duquel on ne parlerait point dans l’histoire, s’il n’avait tué des hommes, abattu des Villes, ruiné des Provinces et dépeuplé des Royaumes ? » Et il n’y a pas d’esclave plus malheureux que celui qui obéit à ses passions. Mais nous avons le remède, il suffit de ne pas y consentir, « nous voguons sur une mer dont le calme et la tempête dépendent de notre volonté ». Si nous permettons aux passions d’atteindre leur plus grande violence, elles deviennent des « Tyrans insupportables ».

Comment parvient-on à modérer ses passions ? En transposant les méthodes de la chasse : « les hommes se servent des bêtes apprivoisées pour prendre les farouches […] ils usent du courage des chiens contre la rage des loups ». On pourra ainsi opposer la joie à la douleur, réprimer la crainte par l’espérance, etc. On doit adapter sa stratégie aux différentes passions : les unes, écrit Senault, veulent être gourmandées, les autres flattées ; d’autres encore, trompées. Il déclare également : « je prends les Passions par leurs propres intérêts, et je me sers de leurs inclinations pour adoucir leur fureur ». Mais leur diversité ne doit pas, selon Senault, nous dissimuler que toutes les passions se résument à une seule : l’amour. Il cite à nouveau saint Augustin, pour qui le désir est la course de l’amour, la crainte sa fuite, la douleur son tourment, la joie son repos. Par ailleurs, si les passions ne se confondent ni avec les vertus ni avec les vices, elles en sont les « semences ». Ménagée par la raison, il n’y a aucune passion qui ne soit utile à la vertu, et même qui ne puisse être convertie en une vertu. Pour Senault, la morale est une imitation de la nature ; or, celle-ci « fait tous les jours des changements merveilleux ». Ainsi la crainte sert-elle à la prudence, la hardiesse à la valeur, la colère à la justice. Et l’espérance se transforme en confiance, l’envie en saine émulation, la jalousie en zèle discret, la tristesse en aspiration à l’éternité, le désespoir en cette sagesse qui fait de nécessité vertu.

Des passions en particulier

Senault ne justifie pas vraiment le choix qu’il opère parmi les passions. Il retient : l’amour et la haine ; le désir et la fuite ; l’espérance et le désespoir ; la hardiesse et la crainte ; la colère (seule à ne pas être en couple) ; le plaisir et la douleur. Il examine, pour chacune d’entre elles, sa nature, ses propriétés, ses effets, son bon et son mauvais usage. Rappelons que Descartes distingue six passions primitives – l’admiration, le désir, l’amour, la haine, la tristesse et la joie –, genres dont toutes les autres sont selon lui des espèces.

Nous l’avons dit, pour Senault l’amour embrasse toutes les passions à la fois. Il a pour effet d’unir l’âme à l’objet qu’elle aime. L’amour-propre, lui, est le mal suprême : « cette affection désordonnée est la mort des familles, la ruine des États, et la perte de la Religion ». Mais sans amour on n’est rien du tout : « la terre ne serait qu’un Enfer, si l’Amour en était banni ». Celui qui commence à aimer, note Senault, doit se préparer à souffrir. Il relève aussi que l’amitié entre un homme et une femme est difficile à régler, cette vertu descendant aisément de l’esprit au corps ; c’est pourquoi « une honnête femme ne doit point avoir d’autre ami que son mari ». L’amour et la haine sont une seule et même passion. La haine, qui nous éloigne des objets qui pourraient nous détruire, est aussi nécessaire que l’amour. La haine de l’homme doit combattre « les ténèbres dans son entendement, la faiblesse dans sa mémoire, la malice dans sa volonté, la perfidie dans ses sens, et la rébellion dans toutes les parties de son corps ».

Le désir est « le mouvement de l’âme vers un bien qu’elle aime déjà et qu’elle ne possède pas encore ». C’est une passion accompagnée d’inquiétude. Le dérèglement de nos désirs peut avoir trois causes : l’amour-propre, l’imagination, une mauvaise appréciation de la qualité des choses que nous désirons. D’après Senault, Dieu est finalement l’unique objet de nos désirs, comme il l’est de l’amour : Dieu seul peut « remplir la capacité de notre cœur ». La fuite est une passion qui s’écarte du mal « avec autant d’impétuosité, que le désir cherche le bien ». Quand le mal surpasse son pouvoir, elle implore le secours de la crainte.

Selon Senault, l’espérance est « le plus généreux mouvement de notre âme ». Ce à quoi elle aspire est absent, possible, mais difficile à atteindre, la crainte la quitte donc rarement. C’est une passion, écrit l’auteur, « qui a plus de chaleur que de lumière, et plus de courage que de prudence » ; « elle nous oblige de fonder notre contentement sur la partie la plus incertaine de notre vie », contrairement à la religion, qui se fonde sur un avenir assuré. Les richesses, les honneurs et les plaisirs ne sauraient être ses véritables objets. C’est un égarement de l’espérance que de viser une chose impossible. Telle est, déclare Senault, l’attitude des vieillards qui « se promettent encore une longue vie ». Le désespoir (au sens d’André Comte-Sponville !) nous délivre de la passion consistant à aimer un objet qu’on ne peut acquérir.

La hardiesse est la plus difficile et la plus glorieuse des passions. Quand l’espérance « promet tout et ne donne rien », la hardiesse « ne promet rien et donne beaucoup », remarque Senault. C’est une passion malheureuse : elle est souvent suivie de la crainte, du désespoir ou de la tristesse. Pour devenir une vertu, elle doit écouter la raison et se laisser conduire à la prudence et à la justice. La crainte a aussi ses bienfaits car elle nous épargne les malheurs en nous en avertissant. Certes, note Senault, les stoïciens l’ont décriée, « mais quelle Passion a pu jamais se défendre de leurs calomnies ? ». Si la prudence ne la dirige pas, la crainte peut dégénérer en haine, en désespoir ou en paresse, cette dernière constituant aux yeux de Senault un monstre dangereux : le repos « qui n’a point occupation ni étude, est le tombeau d’un homme vivant ». Se souvenant d’Aristote, Senault déclare qu’il n’existe pas de vertu « qui ne voie à ses côtés deux ennemis qui la menacent ». Ainsi la crainte se situe-t-elle entre la prudence et la paresse.

La colère est « un mouvement de l’Appétit sensitif, qui recherche la vengeance d’un outrage ». C’est pourquoi, écrit Senault, Aristote a pensé qu’elle avait « quelque ombre de Justice ». Mais elle peut faire de grands ravages et être plus injuste et plus lâche que ce qu’elle combat. Elle a pour seul avantage d’être brève, d’avoir « toutes ses forces dans son berceau » ; « la terre ne serait plus qu’une solitude, si cette Passion avait autant de durée qu’elle a de chaleur ». Seule la grâce, selon Senault, peut nous aider à la vaincre. Elle s’élève parfois pour une peccadille, elle n’est donc ni courageuse ni raisonnable. Senault ne voit dans la colère qu’un brusque mouvement de l’âme ; Descartes distingue en elle deux espèces : « l’une qui est fort prompte et se manifeste fort à l’extérieur » et l’autre « qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux ».

Si l’espérance nous promet un bien, le plaisir nous le donne. Senault le définit ainsi : c’est « la jouissance d’un Bien agréable, qui rend l’âme contente, et qui lui interdit l’usage du désir, aussi bien que celui de la Tristesse et de la Crainte ». Cette définition, précise l’auteur, exclut les plaisirs « qui ne naissent que du souvenir ou de l’Espérance ». Pour Senault, les seuls contentements sont ceux de l’esprit, ils tiennent à la connaissance des vérités et à la pratique des vertus ; par contre, « le corps n’est content qu’en peinture, son bonheur n’est qu’une ombre ». L’erreur des hommes, selon Senault, est qu’ils font du plaisir une fin alors que la nature n’a mis cette passion en notre âme que comme un moyen d’adoucir nos malheurs. Quand la douleur attaque le corps, l’âme ne peut que soupirer avec lui. Seule une philosophie que Senault juge barbare (le stoïcisme) « a voulu interdire le commerce de l’âme et du corps ». Pour Senault, la plus infâme des tristesses est celle de l’envie : elle se réjouit du mal et s’afflige du bien quand ils concernent autrui. À l’inverse, la miséricorde est le plus saint usage qui puisse être fait de la douleur : « il lui suffit qu’un homme soit malheureux, pour le prendre en sa protection ».

Senault conclut son ouvrage par ces mots : « notre salut ne dépend que de l’usage des Passions, et la Vertu ne subsiste que par le bon emploi des mouvements de notre âme ».

Senault Jean-François, De l’usage des passions, Paris, Vve Camusat, 1641

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1 thoughts on “Un autre Traité des passions : « De l’usage des passions » de Jean-François Senault

  1. Catherine Kintzler

    Merci à Thierry Laisney de nous offir une plongée dans cette thématique qui était fréquemment abordée au XVIIe siècle, si l’on en juge par la multiplicité des « Traités des passions ». Outre celui de Senault, on peut rappeler, entre autres, ceux de Nicolas Coëffeteau Tableau des passions humaines (1625) et de Marin Cureau de la Chambre Les Caractères des Passions (1640-62).
    Effectivement, Senault rejoint la modernité de Descartes en rejetant la partition de l’âme et en ne portant pas un jugement moral immédiat sur les passions. Vous avez souligné plusieurs différences, notamment l’absence de référence théologique chez Descartes.
    Je me permets d’ajouter que la perspective morale de « l’usage des passions » chez Descartes est introduite par l’appréciation du jugement sur lequel telle ou telle passion est fondée ; la vérité et la solidité de ce jugement lui permettent de distinguer entre une passion et une « émotion intérieure ». Ainsi il distingue et oppose des passions jumelles comme l’orgueil (bonne opinion de soi-même fondée sur de mauvaises raisons) et la générosité (bonne opinion fondée sur de justes raisons), il en va ainsi d’autres couples phénoménalement proches et moralement opposés : colère/indignation, humilité vicieuse ou bassesse/humilité vertueuse ou modestie.
    Autre différence : il est impossible pour Descartes de modérer à proprement parler les passions et, contrairement à une idée répandue, il pense qu’on ne peut pas les maîtriser directement par l’effet de la volonté, ni en combattant une passion par une autre. On peut échapper à leur force asservissante en recourant à une fiction possible susceptible de les transformer en émotions intérieures – ainsi nous vivons en toute liberté des passions très vives au théâtre parce que nous faisons délibérément le choix de les vivre, et dans notre vie il faudrait donc s’efforcer de considérer les passions qui nous troublent et nous asservissent comme si nous étions au théâtre de nous-mêmes. C’est la seule manière, détournée, de récupérer un peu de liberté… mais, précise Descartes à sa correspondante Elisabeth, « j’avoue qu’il faut être fort philosophe » pour parvenir à cela…

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