Philippe Foussier revient sur la longue dérive de la gauche depuis l’application de la note de Terra Nova (2011) proclamant « la fin de la coalition ouvrière ». Aveugle aux fractures sociale et territoriale, la gauche a favorisé une politique de désindustrialisation et d’affaiblissement des services publics. Cette mutation fut accompagnée par l’abandon des Lumières1, l’adoption du différentialisme et de la « cancel culture », la réhabilitation du concept de « race », l’exaltation des liens coutumiers. Comment s’étonner alors que « l’ensemble de cette gauche [se soit] retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à l’antisémitisme » et à l’intégrisme religieux ? Peut-on espérer que cette gauche suicidaire redevienne elle-même en cessant de labourer un terrain d’accueil pour l’extrême droite ?
[Tribune publiée en ligne le 5 juillet 2024 dans La Voix de l’Hexagone 2 . Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.]
La scène se déroule quelques petites semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Le comité de campagne de Lionel Jospin est réuni à Paris quand l’un de ses membres les plus éminents, Pierre Mauroy, sentant se vérifier le décrochage de l’électorat populaire, alerte ses camarades et surtout le candidat : « Il faut utiliser les mots de travailleurs, d’ouvriers ou d’employés, ce ne sont pas des gros mots ! La classe ouvrière existe toujours ». Puis le 21 avril confirma le pressentiment de l’élu nordiste : la gauche fut éliminée du second tour au bénéfice de l’extrême droite. Une première fois et hélas pas la dernière, preuve sans doute que peu de leçons ont été tirées de cet événement.
Il y a 22 ans, il aurait pourtant été loisible à la gauche d’analyser cette réalité et de s’efforcer d’en enrayer la logique. Tout au contraire, elle a appliqué consciencieusement ce qu’une note de la très distinguée Fondation Terra Nova a théorisé en 2011 (Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?). Y sont inscrits tous les ingrédients qui ont mobilisé la gauche depuis deux décennies : « la fin de la coalition ouvrière » au profit d’une nouvelle majorité composée de quatre grands groupes : les diplômés ; les jeunes ; les minorités et les quartiers populaires ; les femmes. On ne s’étonnera pas que ce qui était déjà en germe depuis la fin du XXe siècle connaisse une progression foudroyante : le sociétal en lieu et place du social, l’écriture inclusive et les méga-bassines plutôt que les conditions de vie au travail et l’augmentation du pouvoir d’achat. A l’encontre de son histoire, la gauche au pouvoir s’est aussi illustrée dans son accompagnement zélé de la désindustrialisation du pays et dans l’affaiblissement des services publics. Malgré les alertes, elle a dédaigné l’accroissement saisissant d’une fracture territoriale se superposant à la fracture sociale, concentrant son attention sur les habitants des métropoles. En se caricaturant elle-même, une fraction d’entre elle, la « gauche caviar », a ajouté à cette réalité un mépris social qui a accentué le divorce d’avec les classes populaires.
Mais la mutation de la gauche ne s’est pas arrêtée en si mauvais chemin. Elle a tout aussi consciencieusement rejoint l’extrême droite sur son propre terrain idéologique et culturel. Opposé plus ou moins ouvertement aux Lumières, prônant l’essentialisme et le différentialisme plutôt que l’universalisme, exaltant l’ordre naturel et l’ordre divin, préférant le groupe à l’individu, pratiquant la méfiance voire la défiance à l’égard de la raison et de la science, exaltant les liens organiques, culturels, familiaux, les racines et la souche, les coutumes locales avec leurs adeptes régionalistes, complaisant à l’égard de certains intégrismes religieux, ce terrain idéologique et culturel, la gauche l’a largement fait sien en quelques décennies. Une partie non négligeable de la gauche est devenue ouvertement identitaire en plagiant l’extrême droite tant dans son registre conceptuel que lexical. Elle s’est à l’occasion illustrée dans la « cancel culture », menaçant la liberté d’expression dans les universités et dans les disciplines artistiques comme l’extrême droite le pratiquait jadis.
C’est en effet de ses rangs que la réhabilitation du concept de « race », pourtant disqualifié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est venu. La lutte des races a remplacé la lutte des classes. C’est de ses rangs que sont venues les réunions associatives, politiques et syndicales, les manifestations de rue dans lesquelles les participants sont triés en fonction de leur taux de mélanine, les « racisés » d’un côté, les blancs de l’autre. On pourra objecter que les grands leaders de la gauche n’ont pas eux-mêmes validé ces concepts. Mais en revanche on constatera tout autant qu’ils n’ont jamais pris la moindre distance avec les structures qui les encourageaient, qu’ils n’ont jamais établi de « cordon sanitaire » avec des courants qui allaient puiser leurs références dans le corpus théorique de l’extrême droite. Une séquence aurait pourtant pu donner lieu à la mise en place d’un tel cordon sanitaire, quand la gauche dite « radicale » est allée manifester aux côtés d’intégristes religieux le 10 novembre 2019. Il n’en a rien été. De même, la complaisance d’une certaine gauche vis-à-vis de l’antisémitisme n’a fait l’objet d’aucune prise de distance tangible, et l’ensemble de cette gauche s’est retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à cette dérive idéologique. Une sorte de fuite en avant en direction de tous les marqueurs politico-culturels qui avaient été la chasse gardée de l’extrême droite depuis des décennies, l’obsession pour la race et l’antisémitisme en tête. Ceux qui au sein de la gauche ont sonné l’alarme face à ces dérives ont été marginalisés, vilipendés, stigmatisés. Un tweet du 17 février 2021 de Renaud Camus, l’inventeur du concept de « grand remplacement » éclaire cette « convergence des luttes » entre les identitaires de gauche et de droite :
« On critique l’extrême gauche, les islamo-gauchistes, les Black Live Matters, les abolitionnistes culturels et tout ça. Mais ce sont tout de même eux qui nous auront sortis de cette ridicule parenthèse antiraciste et pseudoscientifique selon laquelle les races n’existaient pas. Merci ».
La critique des Lumières est une constante pluriséculaire à l’extrême droite. En s’y opposant, elle doit même aux Lumières sa naissance et sa relative prospérité. La gauche avait fait sienne la référence à l’universalisme, précisément en entendant arracher les individus à leurs conditions de naissance, à leurs héritages, à leurs origines. En exaltant les « différences » plutôt que les ressemblances, en mettant en exergue le concept de « diversité » en lieu et place de celui d’égalité, elle est venue progressivement braconner sur les terres d’une extrême droite qui a toujours assuré qu’il n’y avait pas d’unité du genre humain et que les hommes étaient le produit d’une culture, d’une terre, d’une religion, de coutumes, etc. La gauche est venue pratiquer -dans ses actes comme dans son registre lexical- l’assignation à résidence ethnique, religieuse et culturelle, conformément au cahier des charges idéologique de l’extrême droite. Les théories mobilisées par les « indigénistes » et les « décoloniaux » en constituent une illustration éloquente. En incorporant sans précaution les courants de l’écologie politique les plus hostiles au progrès, cette gauche a tout autant exalté le localisme et le lien à la nature comme l’aversion pour le rationalisme qui étaient, là encore, l’apanage du corpus politique de l’extrême droite. Comment oublier que le « pape » de l’écologie politique française, René Dumont, fut longtemps un soutien du régime de Vichy, rédacteur fervent de l’hebdomadaire de propagande La Terre française ?
Ajoutons à cela qu’à la fin du siècle dernier, la gauche a abandonné ce qui appartenait pourtant à son patrimoine à qui voulait bien en disposer. L’extrême droite ne s’est pas faite prier, même si elle a injecté un tout autre contenu aux références qui étaient celles, pluriséculaires, de la gauche : la nation, le drapeau tricolore, la Marseillaise, la devise et la fière filiation à la République, la laïcité, le patriotisme tel que les soldats de l’an II l’avaient incarné. La gauche a parallèlement incorporé en son sein les marqueurs du gauchisme en se rapprochant de groupes activistes parfois violents, en cautionnant leurs exactions et en étant finalement entrainée dans une spirale propice à la prospérité de l’extrême droite : la gauche a réussi à incarner le désordre. L’extrême droite ne pouvait espérer de meilleurs « opposants » pour consolider sa respectabilité.
Ce qui peut relier l’ensemble de ces dérives, c’est probablement le primat donné aux intérêts particuliers sur l’intérêt général, la préférence pour une vision communautarisée de la société, une société d’ordre finalement, où le groupe -ethnique, religieux- l’emporte sur l’individu, où les liens organiques priment sur les liens civiques, où les hommes et les femmes sont davantage reconnus pour leur appartenance à un ou des groupes que pour leurs vertus individuelles et leurs qualités propres. Conformément aux enseignements de Gramsci, cette gauche suicidaire a méticuleusement balisé le terrain culturel qui allait le jour venu accueillir la prise de pouvoir de l’extrême droite.
Pour combattre l’extrême droite, la gauche disposait de la recette. Ce n’est qu’en redevenant elle-même -en cessant de plagier ce courant qui aurait dû demeurer son antithèse- qu’elle pourra(it) s’y consacrer efficacement.
1– Voir la recension par Philippe Foussier du livre de Stéphanie Roza La Gauche contre les Lumières https://www.mezetulle.fr/la-gauche-contre-les-lumieres-de-stephanie-roza-lu-par-p-foussier/
L’analyse est bienvenue pour trouver des points de repère dans un contexte pour le moins brouillé et celle de Philippe Foussier est salutaire. Elle montre avec un rare sens de la synthèse et une non moins rare lucidité une gauche que ne peuvent plus mettre qu’entre guillemets ceux qui restent attachés aux principes républicains.
Si l’auteur a raison de mettre en évidence l’application scrupuleuse de la fameuse note de la Fondation Terra Nova de 2011, cette stratégie tirait elle-même les conclusions de trente ans au moins de trahisons de l’idéal socialiste défini par Jaurès puis Blum et donc d’éloignement du peuple : tournant de 1983, acte unique de 1986, affaire de Creil et loi Jospin en 1989, vote en faveur du « oui » en 1992, processus de Bologne en 2000, ralliement au traité de Lisbonne en 2008, sans oublier, mais là Philippe Foussier le mentionne éloquemment, la logique du candidat à la présidentielle de 2002, dont le programme, de son propre aveu, n’était pas socialiste, après cinq années de méthodique affouillement des piliers de la République.
On divergera cependant concernant les sources idéologiques de la nouvelle gauche : elle n’est pas allée « puiser dans le corpus théorique de l’extrême droite » son obsession de la race. Ce n’est pas du côté de Gobineau, Vacher de Lapouge ou, pour l’antisémitisme, de Chamberlain qu’il faut aller voir, ni non plus de celui de Maurras ou du Barrès d’avant avril 1917… Ce sont l’idéologie décoloniale, le néo-féminisme, le communautarisme à l’anglo-saxonne, l’islamo-gauchisme qui désormais imprègnent de bout en bout la gauche à des degrés certes divers – or cette idéologie, qu’on appelle wokisme, ne vient pas du passé mais, pour l’essentiel, des universités nord-américaines de gauche. Aussi la nouvelle gauche ne va-t-elle pas « braconner sur les terres de l’extrême droite », l’extrême droite identitaire étant par ailleurs (pour l’heure) réduite à la portion congrue en France. Si l’on assimile racialisme de gauche et racisme d’extrême droite, ils n’ont pas les mêmes racines ; s’il y a, estime l’auteur, « convergence des luttes », on notera que du côté droit seules les marges s’y retrouvent. Il y a une très grande disproportion entre « identitaires » de gauche qui ont colonisé l’université, le monde de la culture, le service public audiovisuel et le monde de l’entreprise, et les « identitaires » de droite que les politologues (J.-Y. Camus, C. Bourseiller…) estiment à quelques milliers et dont l’emprise reste réduite. La mise au pair des deux est ce qui justifie le règne sans partage d’un centre exclusiviste et, surtout, revient à ne pas voir où se situe la dynamique… La gauche (républicaine) gagnerait à s’efforcer de voir son ennemi de droite tel qu’il est et non pas tel qu’elle veut qu’il soit – condition indispensable pour qu’elle réalise l’examen de conscience auquel Philippe Foussier l’invite.
La critique de ce qu’est devenue la Gauche politique française est juste.
Mais vouloir rattacher absolument son évolution (son changement), voire son état actuel, à une copie de ce que serait une « Extrême Droite » complètement idéalisée (négativement), et aucunement définie, est sans intérêt : il est même possible que ce soit contreproductif, car ce filtre de lecture de la réalité nie ce qui est au fondement même d’une grosse partie de la Gauche française, à savoir son antisémitisme (riches= Juifs), sont colonialisme intrinsèque (rééduquer les peuples incultes, développer le monde), son avant-gardisme systémique ( la Gauche sait ce qui est bon pour le peuple et même pour la terre: d’où le Wokisme, d’où les Soulèvements de la Terre, etc).
Personnellement, je n’ai pas besoin d’imaginer la Gauche française infectée par X ou Y pour avoir de quoi la critiquer. L’instrumentalisation de la dite « Extrême Droite », dans cet article, est dangereuse à cause de son Flou simpliste, car elle pourrait inciter certains individus à rejeter (par simplisme aussi, donc) les préoccupations de ceux qui sont vaguement stigmatisés ici, c’est à dire : les électeurs, ou les responsables, du RN (si on lit honnêtement cet article…). Or, jusqu’à preuve du contraire, le RN n’appelle pas à maîtriser la rue pour imposer ses députés et ses voix (majoritaires), le RN s’intéresse à la nation, à la sécurité des personnes, ou au pouvoir d’achat des catégories populaires, ce qui n’en fait pas (de facto) un parti antirépublicain, ou un parti « anti gauche » (quoi qu’on pense du réalisme ou de la sincérité de son programme) : prendre le contre-pied de ce parti (si l’article vise bien cette organisation..) mènerait au fascisme et aux inégalités. Et surtout, ce serait d’une stupidité affligeante. C’est peut-être là qu’est le vrai problème de la dite Gauche (et non son infection par des Tiers) : la bêtise, ou plutôt le Hold-Up mental que certaines personnes ont opéré sur les électeurs De Gauche, en s’auto étiquetant « De Gauche » pour obtenir les suffrages de gens naïfs. On n’est pas dans le cadre d’une épidémie intellectuelle (hégémonie gramscienne) supposée faite par le Totem « Extrême Droite », on est dans le cadre d’une effraction de type maffieux, d’une » lutte de classe » interne à la Gauche que les étiquettes essaient de camoufler: un peu comme le Léninisme qui, pour cacher son fascisme et son élitisme fondateurs, a été obligé de coller le titre « marxisme » à sa carte de visite pour tromper les Prolos (que Lénine ou Trotsky méprisait royalement) et faire oublier que Marx avait portant bien écrit qu’un développement capitaliste minimal était nécessaire pour construire le socialisme (jamais défini par Marx lui même, d’ailleurs….).
La bêtise, c’est (de fait) ce qui anime électoralement une partie du NFP qui tient absolument à proposer un 1er ministre LFI compatible (crispé sur son seul programme), sans se soucier une seconde de sa capacité à faire voter une 1ère loi (et encore moins les suivantes) par une assemblée nationale majoritairement à Droite: ce n’est pas le fantôme Extrême Droite qui intervient, là, c’est bien la stupidité (à laquelle semble échapper le PS), sans oublier évidement le sectarisme, l’idéologie, etc, et…le mensonge.
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