Avec ce bref et beau livre1 de variations sur vingt et une Fables de La Fontaine, précédées d’une méditation substantielle intitulée « Des animaux et des hommes » et d’un commentaire du Discours à Mme de la Sablière, Pierre Campion offre un bijou à ses lecteurs. C’est un régal pour la pensée et pour le plaisir d’une double lecture – celle de La Fontaine et celle de l’auteur qui s’y rafraîchit et nous éclabousse avec des cristaux lumineux de culture et de réflexion.
« Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés,
ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire ». La Fontaine2
L’emblème de l’animalité qui enveloppe le livre ne doit pas nous tromper : il ne s’agit jamais de réciter la leçon réductrice convenue renvoyant l’homme à des « racines » bêtifiantes pour lui enjoindre férocement le « mépris de son être »3. L’animalité est ici une fonction réflexive par laquelle l’humanité, en se réassignant humainement à l’animalité, retrouve ce qu’elle s’acharne à renier et qui l’éloigne de la bestialité : la conscience de l’altérité, laquelle se nourrit du corps. Cette fonction s’active dans la fable et ses métamorphoses, et ce n’est certes pas seulement pour des motifs chronologiques que l’ouvrage se termine par une rumination sur l’une des dernières Fables de La Fontaine « Les Compagnons d’Ulysse », où la question de vivre humainement son animalité est massivement posée – comme il se doit, on ne peut la résoudre qu’humainement c’est-à-dire de travers.
La traversée rafraîchissante que déploie le livre reste constamment fidèle au principe de matérialité raffinée auquel tout lecteur d’un texte en vers devrait s’abandonner, au rebours de ces diseurs professionnels, qui, ne cessant de vouloir excuser les classiques d’avoir écrit en vers, s’ingénient à rabattre la plurivocité par une diction réductrice à une prose condescendante (« voilà ce qu’il faut comprendre… »). Mais non ! Il faut réciter les Fables, en y observant les relations logiques implicites (de rime à rime, d’hémistiche à hémistiche) que le vers, par sa seule nature, impose, produisant
« non pas tel ou tel sens déjà constitué, mais des effets nouveaux de sens combinés et dynamiques […] Ainsi le Lion :
‘Même il m’est arrivé quelquefois de manger
le Berger’ »4
Le cheminement de ces variations et de ces réflexions convie à une découverte sans cesse renouvelée où se dégagent des strates de lecture à la lumière de la matière du vers, où une moralité peut en cacher une autre, plus profonde et plus dérangeante, part d’ombre que révèlent la lucidité de l’écriture, la bonne fortune de la plume qu’il faut avoir le cran de saisir dans sa cruelle frivolité5.
Chacun de ces « objets lyriques parfaitement identifiés »6 trouve, avec la variation que lui appose Pierre Campion, une mise en relief qui, au contraire d’une sèche et épuisable explication de texte, se présente elle-même, avec un grand bonheur d’écriture, comme un objet littéraire épanouissant. Les références populaires, proverbiales et fabuleuses – où « œuf » sonne avec « bœuf », où s’assemblent des « groupes improbables », où des canards proposent un vol transatlantique à une tortue – apparemment naïves, y rivalisent, en une joyeuse érudition, avec les clins d’œil lettrés et les allusions mythologiques. Chacun y trouve son compte et, poussé hors de l’ornière de ses familiarités savantes, découvre l’étrangeté ravissante d’un ailleurs qui le hisse sur des hauteurs et des parallèles littéraires qu’il ne soupçonnait pas7.
Et le philosophe aussi y prendra du grade tout en en prenant pour son grade ; même les cartésiens fervents (au nombre desquels, car c’est une béatitude littéraire aussi, j’ai le bonheur de me compter) redécouvriront, avec les charmes du continuisme, le Descartes dubitatif qui s’interrogeait sur l’union de l’âme et du corps.
« Ainsi, à l’égal des êtres physiques et des êtres de raison, les fables sont-elles des êtres, d’imagination ; ceux-ci, ni plus ni moins attribuables au nom du fabuliste que ne le sont à Descartes son cogito et sa méthode ou à Pythagore son théorème. Le travail de la fable se constitue en une petite forme lyrique qui mette en résonance : tels vivants, telle poétique et telle pensée, selon telles émotions du fabuliste et telles de son lecteur. C’est cela qui la fonde en vérité. Elle a le primesaut, l’insolence et l’évidence des êtres de la nature ; elle suggère de l’homme ce que le discours anthropologique, même philosophique, ne peut pas dire »8.
Notes
1 – Pierre Campion L’animalité de l’homme dans les Fables. Se rafraîchir à La Fontaine, Presses universitaires de Rennes (collection « Épures »), 2023, 144 p.
Voir le site de Pierre Campion « À la littérature » http://pierre.campion2.free.fr/accueil.html
2 – « Inscription tirée de Boissard », Ouvrages de prose et de poésie, 1685. Cité par P. Campion p. 19.
3 – « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et duement, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mépriser notre être. » Montaigne, Essais, III, XIII. Cité p. 136.
4 – P. 20. La fable citée est « Les Animaux malades de la Peste ».
5 – On se reportera, par exemple et entre autres aux fables « Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître » (p. 22) ou « L’Ivrogne et sa Femme » (p. 59).
6 – P. 26.
7 – Montaigne, Sévigné, La Rochefoucauld (bien sûr!) mais aussi, entre autres, Mallarmé, Thomas Mann, Francis Ponge.
8 – P. 41.