Ray Jackendoff, linguiste et philosophe américain versé dans les neurosciences, a publié en 2012 A User’s Guide to Thought and Meaning1, un livre – destiné à un large public – qui mérite sans doute qu’on en parle dix ans après sa parution. L’auteur y examine, à travers le prisme de ce qu’il appelle la « perspective cognitive », la question traditionnelle de la relation entre langage et pensée.
De la signification en particulier
Ce qui compte, du point de vue cognitif, c’est ce qu’il y a dans la tête des gens. Si une langue se trouve quelque part, écrit Jackendoff, c’est dans la tête de ses usagers. Chacun d’entre nous dispose d’une « grammaire mentale » ; parlant la même langue, nos grammaires mentales, sans être tout à fait identiques, sont suffisamment proches pour que nous puissions nous comprendre. Une langue est ainsi une idéalisation des grammaires mentales de ceux qui la pratiquent. Quant à ce qu’on appelle l’anglais ou le français « correct », ce n’est, selon l’auteur, que la version du système utilisée par la fraction socialement dominante d’une communauté linguistique. L’auteur s’oppose aux philosophes pour qui le langage est un objet abstrait existant indépendamment de ses usagers.
De même, pour Jackendoff, les significations sont dans la tête des locuteurs. Il récuse la conception du philosophe américain Hilary Putnam selon laquelle la signification « réelle » d’un mot ne peut être connue que des experts : la signification de tigre, par exemple, renverrait à l’ADN de l’animal, celle du mot eau à la composition chimique H2O, etc. Cette perspective physicaliste ne peut s’appliquer qu’à certains termes techniques, qui n’ont pas de conceptualisation ordinaire. Pour la plupart des mots, la théorie de Putnam ne fait, selon Jackendoff, que délégitimer indûment notre façon d’appréhender le monde.
Il ne faut pas croire non plus que les dictionnaires aient quelque autorité magique : un mot ne se rencontre pas dans notre discours parce qu’il figure dans le dictionnaire, c’est l’inverse qui est vrai. Nous avons tous notre « dictionnaire mental » et c’est là que se trouvent les mots que nous employons, nulle part ailleurs. Lorsque j’utilise un mot et que je me demande s’il est « français », s’il est contenu dans le dictionnaire, je pourrais me demander plutôt s’il est présent dans le dictionnaire mental d’un nombre suffisamment élevé de locuteurs pour être intelligible. Dans les têtes des différents usagers, un même mot n’a pas absolument la même signification ; un mot, n’importe quel mot, est donc l’idéalisation de ce qu’il y a dans l’esprit des gens. En distinguant l’homonymie (qui unit plusieurs mots d’apparence identique) et la polysémie (propriété d’un mot admettant plusieurs acceptions), les lexicographes reflètent, selon Jackendoff, leur propre conception de ce qu’il y a dans la tête des locuteurs.
L’auteur décline les différents sens de signifier : traduction, définition, monstration, explication de symboles, etc. Et, s’inspirant de Wittgenstein, il combat le préjugé selon lequel il y aurait une façon plus simple de voir les choses (« après tout, c’est le même mot »). On ne peut déterminer a priori comment fonctionne un mot ; on observe son usage et on en tire des enseignements.
La thèse principale de Jackendoff est que nous n’avons pas d’accès direct aux significations : elles nous sont cachées. Selon lui, la pensée et la signification sont presque complètement inconscientes. Avant d’envisager cet aspect particulier, relevons avec l’auteur que la signification est, de toute façon, quelque chose de complexe. La signification d’une phrase est plus que la somme des significations des mots qui la constituent : il faut y ajouter la structure grammaticale. Frege a parlé à ce sujet de « compositionnalité ». Mais la signification d’une phrase (ou d’une locution, ou d’un discours) est fonction d’autre chose encore. Jackendoff parle de « compositionnalité enrichie ». Souvent, le contexte fournit une part de la signification (au moyen, notamment, de ce que Paul Grice a appelé des « implicatures »). « Est-ce que tu passes près d’une boîte aux lettres ? » signifie : « Tu seras gentil de poster mon courrier. » On a tort, d’après Jackendoff, d’opposer les aspects pragmatique et sémantique du langage : les inférences « pragmatiques » ne sont pas extérieures à une théorie de la signification.
D’autre part, il y a des éléments de la signification qui se passent d’une expression verbale. L’ellipse nous permet de ne pas employer certains des mots qu’inclut notre pensée. Avec la métonymie, on utilise le nom d’une chose pour en désigner une autre : « Jean est garé près de la mairie ». Jackendoff mentionne encore ce qu’il appelle la « contrainte aspectuelle » qui, par exemple, nous fait comprendre qu’une action est répétée sans que cela soit dit explicitement. Sans parler de la métaphore. L’auteur conclut de tout cela que le langage le plus simple est traversé de part en part de compositionnalité enrichie. Le langage, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas le « miroir de la pensée », il n’est pas transparent.
Jackendoff ajoute que les significations ne peuvent être des images visuelles. Pour l’illustrer d’un mot, un berger allemand ressemble davantage à un loup qu’à un caniche ; la signification de chien n’est donc en rien une image. Autre point qui rend la signification plus complexe qu’on ne le croit d’ordinaire : la binarité est un leurre. Y a-t-il absolument des êtres chauves et d’autres qui ne le sont pas ? À partir de quand un massacre peut-il être considéré comme un génocide ? Quel degré de discernement a-t-il dû manquer à l’auteur d’un acte criminel pour qu’il ne soit pas « accessible à une sanction pénale » ? Ce n’est pas dans les définitions des dictionnaires, observe Jackendoff, que nous trouverons les réponses à ces questions.
La signification d’un mot est le concept qu’il exprime ; la signification d’une phrase est la pensée qu’elle exprime. Or, de nombreux concepts et pensées ne peuvent être exprimés par le langage – par exemple, le concept de ce à quoi ressemble le son d’une clarinette. Cela explique d’ailleurs, selon Jackendoff, que certains animaux puissent disposer de concepts et de pensées sans avoir de langage ; ils sont loin d’être seulement « dirigés par l’instinct ».
L’auteur aborde aussi la question de la « relativité linguistique ». La langue que nous parlons détermine-t-elle notre pensée ? Cette fois, c’est la pensée qui serait le miroir du langage (hypothèse de Sapir-Whorf). On évoque toujours le grand nombre de mots par lesquels les Esquimaux désignent différentes sortes de neige. Mais, note Jackendoff, c’est dans l’autre sens qu’il faut prendre les choses : notre vocabulaire est façonné par nos intérêts et nos besoins. Certaines différences d’une langue à l’autre (comme le genre des noms) peuvent conduire à des associations différentes, mais selon l’auteur cet effet demeure modéré. Pour Jackendoff, c’est la culture, et non le langage, qui détermine les différences essentielles pouvant séparer les êtres. Dans le même ordre d’idée, il écarte l’opinion selon laquelle on ne pourrait jamais complètement traduire d’une langue à l’autre.
Mais revenons à ce que l’auteur tient pour une propriété cruciale des significations : elles sont inconscientes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous entendons la prononciation d’un mot ou d’une phrase (ou nous en voyons la forme écrite). Nous avons la sensation immédiate que ce mot ou cette phrase a (ou non) une signification. Mais le processus qui associe la signification au son nous demeure inconscient. L’auteur parle de l’« hypothèse de la signification inconsciente ». La pensée n’est pas la même chose que le langage. Avant qu’elle n’arrive habillée de mots, la pensée est inconsciente. Les animaux pensent mais, dépourvus de langage, ils ne sont à aucun moment conscients de leurs pensées.
De la pensée en général
Jackendoff rapproche la perception visuelle de l’activité langagière pour montrer que le monde n’est pas plus transparent que le langage. Certaines images (comme celle du fameux canard-lapin) peuvent être comprises de deux façons, exactement à la manière d’une phrase ambiguë (« La crainte des parents est souvent excessive ») : « Le fait que la même surface visuelle puisse être reliée à deux façons de la comprendre prouve que l’esprit ajoute quelque chose à ce que les yeux procurent. » La métonymie et l’ellipse ont aussi leurs équivalents dans la perception visuelle : on ne voit jamais que des objets en partie cachés ! La totalité de la pensée et de la signification est la conjonction de la structure spatiale (principalement liée à la perception visuelle) et de la structure conceptuelle (liée au langage). Seules la surface visuelle et la prononciation sont présentes à l’expérience, le reste est caché. C’est pourquoi nous devons construire le monde que nous voyons. Le libre arbitre, selon Jackendoff, est aussi quelque chose que notre esprit construit dans l’expérience consciente. En résumé, l’hypothèse de la signification inconsciente « n’est pas seulement une hypothèse relative au langage et à la pensée, mais une part d’une vue plus globale de la façon dont nous comprenons et expérimentons le monde. La relation entre langage et pensée n’est qu’un cas particulier de la manière dont fonctionne l’esprit en général ».
Si l’on s’aventure sur le terrain de la métaphysique, la question, du point de vue cognitif, est moins de savoir ce qu’il y a dans le monde que de savoir ce qui est impliqué dans notre compréhension du monde (qu’il s’agisse d’objets, de catégories, de sons, de lieux, d’actions, de distances, de nombres, etc.). Toujours à l’affût d’idées reçues et d’entités majestueuses à pourfendre, Ray Jackendoff s’attaque à la notion de vérité. Nous avons déjà évoqué le problème du « vague ». Chauve ou pas ? Et lorsque, par exemple, on évalue une distance, de quel degré de précision a-t-on besoin ? « La vérité absolue de la phrase semble moins le problème que son adéquation avec votre objectif présent », écrit l’auteur. Le cas des entités fictives le retient également. La phrase « Sherlock Holmes était anglais » est vraie dans un monde virtuel ; la phrase « Sherlock Holmes n’a pas existé » est vraie dans le monde réel. Tout dépend de quel monde on parle. Ce qui importe, aux yeux de l’auteur, c’est ce que font les gens quand ils jugent vraies des phrases. Même pour une proposition comme 2 + 2 = 4, la question pertinente, au regard de la perspective cognitive, serait la suivante : « Comment nous, humains, en venons-nous à tenir pour vrais des énoncés mathématiques, et pourquoi nous semblent-ils éternels ? » Voilà jusqu’où nous mène le point de vue « perspectiviste » de l’auteur.
Selon lui, penser d’une façon parfaitement rationnelle reviendrait à être parfaitement explicite sur la manière d’aller de l’assertion A à l’assertion B. Or, on ne peut pas être complètement explicite. Après Lewis Carroll, Jackendoff affirme que vouloir prouver qu’un syllogisme est valide mène à une régression à l’infini. Il emprunte à Wittgenstein une autre difficulté : comment savons-nous que nous avons appliqué correctement les règles ? Nouveau problème encore, un argument peut sembler valide – tous les livres se trouvant dans cette pièce sont différents ; ce livre se trouve dans cette pièce ; donc ce livre est différent – mais ne pas l’être pour des raisons de forme logique (on ne peut prêter à un individu une propriété qui n’appartient qu’à un ensemble). Mais comment déterminons-nous la forme logique d’un argument ? « Il est logiquement et psychologiquement impossible de réaliser l’idéal d’une pensée rationnelle purement explicite. […] Nous avons besoin de l’intuition pour nous dire si nous sommes rationnels ! » Il arrive, d’autre part, qu’un discours apparemment rationnel se nimbe d’une « aura » de signification tout en ne voulant à peu près rien dire.
Selon l’auteur, la pensée intuitive est la fondation cognitive de toute pensée. D’ailleurs, nous sommes dans la vie de tous les jours contraints à une « division épistémique du travail » et très peu de ce qui compte pour nous est fondé sur une rationalité stricte. Jackendoff, qui est un clarinettiste confirmé, prend l’exemple de la musique de chambre pour montrer comment la pensée rationnelle (ici, une discussion argumentée sur l’interprétation des premières mesures du Quintette avec clarinette de Brahms) conduit, non à une assertion, mais à une façon (intuitive) de jouer.
Si le fil directeur de cet ouvrage peut sembler parfois incertain, on peut le discerner dans la volonté de l’auteur – même si elle n’aboutit pas toujours à des résultats convaincants – de substituer à des « profondeurs cosmiques transcendantes », comme il l’écrit, la question de savoir comment fonctionne l’esprit ; comment nous comprenons le monde dans notre expérience quotidienne. Et de ce point de vue son livre est éclairant.
1 – Ray Jackendoff, A User’s Guide to Thought and Meaning, Oxford University Press, 2012.