Destins du conditionnel à la mode #MeToo

Pendant un débat télévisé auquel elle participait à la suite de la publication de son livre Le Mirage #MeToo (dont Mezetulle a publié la recension1), Sabine Prokhoris a commis une méprise qui lui fut vivement reprochée – n’avait-elle pas, dans une citation qu’elle fit alors de mémoire, négligé le mode conditionnel de quelques verbes ? Elle revient ici sur cette circonstance en analysant de près le texte qui en fut l’occasion, mais aussi la teneur des reproches qui lui furent adressés : et ce n’est pas seulement une leçon de grammaire qu’elle en tire.

Dans un climat #MeToo d’accusations médiatiques2 en roue libre, lancées comme des fatwas sur tel ou tel personnage public – y compris parfois des femmes, mises en cause par d’autres femmes, au risque d’un bug dans le logiciel « violences-sexuelles-et-sexistes3 » –, il est intéressant de réfléchir à quelques ressorts des techniques de persuasion mobilisées au service de la Cause. Car si grossières soient-elles, on s’aperçoit, avec une certaine stupéfaction, qu’elles sont (au moins partiellement) opérantes, y compris sur des esprits qui s’attachent à combattre la passion sectaire qui règne quasiment sans partage désormais sur la question des infractions sexuelles.

Une méprise que j’ai commise m’en offre l’occasion.

Me référant lors d’une émission de débat télévisé4 à un passage du livre de la journaliste de Mediapart Marine Turchi Faute de preuves5, j’ai, de façon erronée, affirmé qu’elle n’utilisait même plus le conditionnel pour évoquer les allégations d’une des accusatrices de Roman Polanski, la photographe Valentine Monnier6. C’est inexact, et je fais très volontiers amende honorable pour ce raccourci regrettable. Marine Turchi, pour preuve de sa totale innocence – je l’accusais à tort ! –, a publié sur Twitter, agrémentée de surlignages démontrant que je me trompais, la page litigieuse7.

Sous l’intertitre « On m’engagea à oublier » – citation de la « prescrite » Valentine Monnier, privée de réparation par une justice systémiquement patriarcale, selon la doxa #MeToo en vigueur –, voici ce que nous pouvons lire sous la plume de Marine Turchi :

« Les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975. Valentine Monnier vient alors de fêter ses 18 ans. La bachelière est invitée par une connaissance à aller skier avec des amis à Gstaad (Suisse), chez Roman Polanski. D’après son récit, c’est à l’issue d’une descente de ski aux flambeaux, et en l’absence des autres convives dans son chalet, que Roman Polanski, nu, se serait jeté sur elle, l’aurait frappée, lui aurait arraché ses vêtements, aurait tenté de lui faire avaler un cachet avant de la violer. « Ce fut d’une extrême violence. Il me frappa, me roua de coups jusqu’à ma reddition en me faisant subir toutes les vicissitudes », a-t-elle relaté à la reporter du Parisien Catherine Balle. « J’étais totalement sous le choc. Je pesais 50 kg. Polanski était petit mais musclé et, à 42 ans, dans la force de l’âge : il a pris le dessus en deux minutes. » Terrifiée, elle lui aurait promis de ne rien dire. Six personnes ont confirmé à la journaliste que Valentine Monnier leur avait bien confié son histoire, entre 1975 et 2001. Parmi elles, deux étaient présentes à Gstaad, et auraient recueilli la jeune femme « bouleversée ». De son côté, l’avocat du cinéaste, Hervé Temime, a indiqué au journal que son client contestait fermement tout viol. Il a déploré la publication, à la veille de la sortie de son dernier film, de « faits allégués datant d’il y a quarante-cinq ans » et « jamais portés à la connaissance de l’autorité judiciaire. »

En note, Marine Turchi prend soin de préciser que Roman Polanski n’a pas engagé d’action en justice contre ce « témoignage » – on lui laissera la responsabilité de ce terme, en réalité inadéquat : il ne s’agit en l’occurrence que d’une allégation8. Message subliminal : l’absence de plainte en dénonciation calomnieuse ne serait-elle pas à lire comme un aveu de culpabilité ?

Comme on le voit, l’ensemble est introduit et fermement commandé par une proposition à l’indicatif. Les conditionnels qui suivent (que j’ai négligés à tort, mais non sans raison) lui sont subordonnés. Relire cette page me permet de comprendre plus précisément la stratégie rhétorique de son auteure, dont on connaît l’opiniâtreté en matière de « révélations » de « violences sexuelles et sexistes », tout particulièrement lorsqu’elles concernent des personnages connus.

Pour mémoire, les accusations de viol avec violences portées par la photographe Valentine Monnier contre Roman Polanski ont surgi sur le devant de la scène médiatique dans le contexte de l’affaire Adèle Haenel, exactement au moment de la sortie du film J’accuse. On s’en souvient, l’actrice Adèle Haenel avait, sur le plateau de Mediapart, mis en cause le réalisateur Christophe Ruggia, lui imputant, d’une façon passablement confuse, divers abus et une « emprise » sur sa personne lorsqu’elle était mineure. Cet épisode avait constitué un tournant du mouvement #MeToo en France. Le « cas » Polanski, régulièrement exhumé par les militantes féministes, comme on l’avait vu lors de la rétrospective de son œuvre à la cinémathèque en novembre 2017, était devenu à cette occasion une pièce maîtresse9 de ce #MeToo du cinéma français. Pour Marine Turchi, grande ordonnatrice de cette séquence-choc, la figure de Valentine Monnier représente donc une figure centrale de ce qui a été appelé le « moment Adèle Haenel ».

Le chapitre 11 de son ouvrage, intitulé « La parole des prescrites », s’ouvre sur les accusations de Valentine Monnier, lancées dans la presse de façon anonyme en 2009 – au moment où Roman Polanski était assigné à résidence en Suisse, à la suite d’une demande d’extradition aux États-Unis refusée en définitive par la Suisse. En novembre 2019, immédiatement après la séquence Adèle Haenel sur Mediapart, la photographe publiait une tribune dans Le Parisien, intitulée « Pourquoi j’accuse Polanski aujourd’hui – La vérité sortant du puits10 » –, où cette fois à visage découvert elle réitérait ses accusations dignes du scénario d’un film de série B11.

Dans son tweet en réaction à mon affirmation fautive, Marine Turchi s’attache à surligner chaque occurrence du conditionnel. Mais curieusement, quant à cette courte phrase inaugurale, elle surligne non pas l’indicatif, pourtant écrit sans fioritures, mais la formule « Les faits qu’elle dénonce ». Voilà qui est étrange. En quoi une telle amorce marquerait-elle une quelconque réserve de la journaliste ? Le principal, est bien l’affirmation claire et nette, assumée comme telle par Marine Turchi, que lesdits faits  « ont eu lieu ». Rien dans une telle phrase ne permet de penser le contraire. Marine Turchi n’écrit pas « les faits qu’elle dénonce auraient eu lieu », encore moins « les faits allégués auraient eu lieu ». Non. Ces « faits » (dont le détail suivra) « ont eu lieu ».

Passons sur ce qu’induit le terme « dénoncer » (des faits), qui guide l’esprit du lecteur vers la conviction que les événements qui seront ensuite relatés – en effet au conditionnel, ou précédés de la mention « d’après son récit » – se sont réellement produits. Mais l’indicatif initial utilisé par la militante Marine Turchi est bel et bien avéré.

Les conditionnels qu’elle emploie ensuite s’en trouvent nécessairement désactivés. Nul risque alors qu’ils puissent nuire à l’adhésion requise envers le récit de Valentine Monnier. D’entrée de jeu assujettis à une affirmation de la réalité des faits, assenée avec une assurance tranquille, ils sont de mise d’une part parce que Marine Turchi n’ayant évidemment pas été présente lors du « viol » allégué, elle ne peut guère faire autrement que d’user du conditionnel lorsqu’elle ne cite pas les paroles de Valentine Monnier. D’autre part, ces conditionnels, dont elle se sert pour la forme, lui permettent de sauver à bon compte la déontologie journalistique.

Voilà qui s’accorde à la perfection avec la position invariablement défendue par le militantisme #MeToo, résumée dans le slogan « Victimes, on vous croit ! ». Lequel se double de la conviction que l’accusation vaut preuve, que la présomption d’innocence est un « argument lâche » brandi pour « faire taire les femmes », et que la prescription (situation de Valentine Monnier) « garantit l’impunité aux agresseurs ». Toutes expressions que répètent et répètent encore nombre d’idéologues du mouvement de « libération de la parole », notamment chez la psychiatre militante « spécialiste » en « victimologie traumatique » Muriel Salmona à qui nous les empruntons ici12. La dénonciation ne peut être que crédible. Elle fait loi.

Que démontre mon erreur – un lapsus de mémoire en somme, ou une condensation qui compacte l’essentiel du message véhiculé par la prose de Marine Turchi ? Tout simplement la redoutable efficacité de sa rhétorique. C’est-à-dire l’efficience – la performativité absolue – de l’indicatif qui précède le récit circonstancié des crimes imputés à Roman Polanski, son autorité toute-puissante sur l’ensemble des conditionnels qui vont suivre. Si je me suis trouvée persuadée après coup (faussement) que tout était relaté à l’indicatif, c’est que ma lecture s’était tout naturellement soumise à ce que prescrivait – au sens cette fois de l’injonction – l’affirmation sans réplique : « les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975 ».

Je ne peux au bout du compte que remercier très vivement Marine Turchi de m’avoir donné, en exposant à la vue de tous cette page très remarquable, l’occasion de me pencher plus attentivement sur son usage très personnel, et particulièrement sophistiqué, chapeau l’artiste !, d’un conditionnel conditionné… à un indicatif souverain.

Notes

2 – Sur les dispositifs médiatiques d’accusation, voir Le Mirage #MeToo, Cherche midi, 2021, et « Et l’on appelle cela informer », Front populaire, n°8, p.122-126.

3 – Voir les accusations d’une comédienne envers une productrice dans le Collectif 50/50 du cinéma français un des cœurs du réacteur #MeToo : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/collectif-50-50-allons-nous-vers-une-revision-drastique-du-logiciel-metoo-intersectionnalite, et récemment celles contre la secrétaire d’État Chrystoula Zacharopoulou, gynécologue accusée de « viol » par deux anciennes patientes puis de « violences gynécologiques » par une troisième, comme par hasard sitôt nommée au gouvernement. La parade sur le point délicat – quid dans ces cas de la « violence sexiste », indissociable de la « violence sexuelle » ? – pourra être trouvée dans la panoplie discursive #MeToo : s’agissant du collectif, la « proie » est une « racisée », le « prédateur » est une « Blanche », de surcroît productrice – le capitalisme hétéropatriarcal-colonial. Pour ce qui est de la gynécologue, on pourra toujours arguer du caractère « patriarcal » de cette discipline médicale…

4C’politique, 29 mai 2022, erreur répétée dans C’ce soir, 1er juin 2022.

5 – Seuil, 2021. J’ai dans Le Mirage #MeToo étudié les techniques d’« investigation » assez spéciales de la journaliste militante.

6 – Je reviens ci-dessous sur cette affaire, pièce maîtresse des méthodes accusatoires mises en œuvre par Marine Turchi lors du lancement en fanfare du #MeToo du cinéma français en novembre 2019. Marine Turchi fut secondée par d’autres médias obligeants, dont Paris Match (n° 3684, 12-18 déc. 2019), qui consacra un curieux portrait à Valentine Monnier, dans les pages qui suivaient un long entretien avec Roman Polanski. Entretien qui lui a valu d’être assigné en diffamation par une autre accusatrice, la comédienne Charlotte Lewis, au motif que, documents à l’appui, il qualifiait ses allégations d’« odieux mensonges ». Le monde à l’envers.

7Faute de preuves, op. cit., p. 300 sq.

8 – Sur la possibilité et le sens des allégations mensongères, voir : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/sabine-prokhoris-quand-le-metoofeminisme-dissout-le-reel

9 – J’ai analysé en détail ce « moment Adèle Haenel » et la fonction du « cas Polanski » dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

10 – 8 nov. 2019.

11 – Nous ne relèverons pas ici l’impropriété de certains termes : quels « convives » ? S’agissait-il d’un repas ou d’une retraite aux flambeaux ? Et que vient faire là le mot « vicissitudes », qui signifie aléas , tribulations, fortunes diverses au cours du temps (et pas en deux minutes), mais semble employé là pour désigner ce qu’on appelle pudiquement « les derniers outrages ». Serait-ce que « vicissitudes » sonne, allitérations en prime, comme « vice » ou « vicieux » ?

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