Jean-Pierre Castel1 examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».
Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il2 –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.
Distinguer, séparer, hiérarchiser
Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :
- Le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. : « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique »3.
- Le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel »4 .
- Le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer »5.
- La théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas »6 .
- Le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable »7 de ces versets.
- Le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” » 8.
Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.
L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)9, que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres »10) –, enfin la subordination des œuvres à la grâce11. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique »12, résume Christophe Cervellon.
Le passage à l’autonomie et l’héritage grec
Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien13, ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff14 par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai ». Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant15, accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.
Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).
Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”»16, proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre »17, écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen18. Bref, hormis quelques notables exceptions19, le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.
La violence islamiste dans le prolongement des prétentions abrahamiques
Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques20 à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !
L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes21 ?
Notes
1 – Jean-Pierre Castel a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/ . Par ailleurs, il est notamment l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia à paraître et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018.
2 – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».
3 – Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.
4 – Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque” de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).
5 – Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).
6 – Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.
7 – André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).
8 – Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.
9 – Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).
10 – Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.
11 – Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.
12 – Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.
13 – Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71
14 – Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.
15 – Cf. – Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.
16 – J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.
17 – Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.
18 – Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.
19 – Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951 : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)
20 – La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »).
21 – Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.
Mise au point éminemment utile !!
Il n’y a pas que Julliard, mais aussi Rémi Brague, Bernard-Henri Lévy, Éric Zemmour et Luc Ferry.
Ci-dessous un passage d’une page de mon blog sur cette question.
» Contrairement à ce qu’on raconte sur Internet et même sur France Culture (notamment dans l’émission Répliques du 24/2/17) et aussi dans Le Figaro (Rémi Brague encore), et contrairement à ce que croit Bernard-Henri Lévy, ou raconte Luc Ferry, le christianisme n’a pas inventé la laïcité, ni même la seule séparation des cultes et de la République ; le fameux » Rendez à César…, Reddite ergo, quae sunt Caesaris, Caesari et, quae sunt Dei, Deo ”. (Matthieu, XXII, 21) est bien davantage une distinction et une subordination qu’une séparation.
L’évangélique Rendez à César… est complété par
Paul : » Il n’y a point d’autorité qui ne provienne de Dieu, Non est enim potestas nisi a Deo; quae autem sunt « . (Aux Romains, XIII, 1).
et
» Obéissez à Dieu plutôt qu’aux hommes, Oboedire oportet Deo magis quam hominibus. » (Actes des apôtres, V, 29).
« Attribuons le pouvoir de donner royaumes et empires au seul vrai Dieu. » Augustin, La Cité de Dieu, V, xxi. Théorie du pouvoir de droit divin.
Pour notre DDHC, article 3, c’est au contraire la Nation qui est au principe de la souveraineté ; exit le pouvoir de droit divin.
Du pape Pie IX, 1864 : Syllabus Résumé renfermant les principales erreurs de notre temps (accompagne l’encyclique Quanta Cura),
§ VI. » Erreurs relatives à la société civile, considérée soit en elle-même, soit dans ses rapports avec l’Église. » :
LV. L’Église doit être séparée de l’État, et l’État de l’Église. Ecclesia a Statu, Statusque ab Ecclesia seiungendus est. (Allocutio Acerbissimum, 27 septembre 1852 (Prop 31, 51, 53, 55, 67, 73, 74, 78).
Du pape Léon XIII, 1885 : » Les sociétés humaines ne peuvent pas, sans devenir criminelles, se conduire comme si Dieu n’existait pas ou refuser de se préoccuper de la religion comme si elle leur était chose étrangère ou qui ne pût leur servir de rien. » « Civitates non possunt, citra seclus, genere se, tanquam si Deus omnino non esset, aut curam religionis velut alienam nihil que profituram ablicere. » (Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885.)
Du pape Pie XI, mars 1937 : Il ne saurait y avoir d’autorité sur la Terre, si l’autorité de la Majesté divine est méconnue. (Mit brennender Sorge Avec une brûlante inquiétude).
Pie X : voir plus loin.
Charles de Gaulle : » La France […] ne saurait méconnaître une histoire qui a fait d’elle la fille aînée de l’Église. » (Vatican, 31 mai 1967 ; cité par René Rémond, » La fille aînée de l’Église », in Pierre Nora, directeur, Les Lieux de mémoire, III, 3, Paris : Gallimard, 1992).
Du pape Jean-Paul II au Bourget le 1er juin 1980 : » France, Fille aînée de l’Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » (sans parler de Vehementer Nos : la loi de décembre 1905 fut violemment critiquée par le pape Pie X : Vehementer Nos du 11 février 1906).
Du pape François : « Que la Vierge Marie, Mère de miséricorde, suscite dans les cœurs de tous des pensées de sagesse et des intentions de paix. Demandons-lui de protéger et de veiller sur la chère Nation française, la première fille de l’Église, sur l’Europe et sur le monde entier. » (Prière de l’Angélus, dimanche 15 novembre 2015).
NB. La France est qualifiée de « fille aînée de l’Église de Jésus » pour la première fois dans un discours de Frédéric Ozanam le 4 décembre 1836 ; l’expression « France, fille aînée de l’Église » est attestée pour la première fois lors du « Discours sur la vocation de la nation française » prononcé le 14 février 1841 par le père Henri-Dominique Lacordaire en la Cathédrale Notre-Dame de Paris.
Du pape Benoît XVI, 2009 : » La Grande-Bretagne et ses dirigeants ont combattu la tyrannie nazie qui cherchait à éliminer Dieu de la société, et qui niait notre commune humanité avec beaucoup jugés indignes de vivre, en particulier les Juifs. […] En réfléchissant sur les leçons dramatiques de l’extrémisme athée du XXème siècle, n’oublions jamais combien exclure Dieu, la religion et la vertu de la vie publique, conduit en fin de compte à une vision tronquée de l’homme et de la société, et ainsi à « une vision réductrice de la personne et de sa destinée » » (Caritas in Veritate [juillet 2009], n. 29). »
«
Sur la liberté de conscience : ce principe fondamental de la laïcité n’a jamais été accordé par le christianisme.
« Quant à mes ennemis , ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux , amenez-les ici , et égorgez-les tous devant moi ! » (Luc, XIX, 27).
Luc, XIV, 23 : Et ait dominus servo: “Exi in vias et saepes, et compelle intrare, ut impleatur domus mea. » Va dans les chemins et contrains les gens d’entrer afin que ma maison soit remplie « . Passage commenté par Pierre Bayle en 1686 dans Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ » Contrains-les d’entrer « .
Les quatre Édits :
Édit de Saint-Germain : janvier 1562, autorise les protestants à s’assembler pour leur culte dans les faubourgs des villes et à la campagne.
Édit de Nantes : avril 1598, autorise les protestants à pratiquer leur culte.
Édit de Fontainebleau, octobre 1685, révocation du précédent ; suivi de dragonnades et de conversions forcées.
Édit de Versailles : novembre 1787, donne aux non-catholiques le droit de pratiquer leurs religions, mais conserve le catholicisme comme religion d’État du royaume de France.
La liberté de conscience trouve sa source intellectuelle non dans les Testaments, mais dans l’injonction philosophique » Penser par soi-même » : Grecs anciens : Hésiode, Socrate (Enjeu d’autonomie de la pensée qui parcourt les Dialogues de Platon) ; Humanisme (Montaigne), Libertinage érudit, Lumières (Bayle, D’Alembert, Voltaire, Kant, Condorcet). D’où les dénominations esprits libres (Montaigne, Nietzsche) et libres penseurs.
L’Index Librorum Prohibitorum est aboli en juin 1966, aucun ouvrage paru depuis n’y figure, mais il garde sa valeur morale :
» Le Cardinal Alfredo Ottaviani, Pro-préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, prit soin de publier, le 14 juin 1966, une Notification spéciale destinée à protéger la foi et la morale dans les imprimés. Bien que ni l’Index ni les sanctions prévues par lui n’ait plus la valeur juridique d’une loi ecclésiastique, sa valeur morale, déclarait-il, gardait toute sa force, au sens où, au nom du droit naturel lui-même, il rappelait à toute conscience chrétienne le devoir de s’abstenir de la lecture des livres dangereux pour la foi et les mœurs. « (CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, POUR FAIRE CONNAÎTRE ET GARDER LA FOI, Du Saint-Office à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Cité du Vatican 2015
https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/storia/documents/rc_con_cfaith_storia_20150319_promuovere-custodire-fede_fr.html
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Vous élargissez la question à la liberté de conscience. J’ai été surpris que Dominique Avon, dans sa au reste remarquable Histoire de la liberté de conscience, PUR, 2020, en soit resté, si j’ai bien compris, à la vision traditionnelle selon laquelle la liberté chez les Grecs n’était qu’une liberté politique, de sorte que la liberté de conscience n’apparaît qu’avec la Réforme protestante. Il me semble d’ailleurs symptomatique qu’à ma connaissance aucune recension de cet ouvrage n’en ait fait la remarque.
On dirait que cet article cherche à remplacer un mythe par un autre. Que la distinction chrétienne entre autorité temporelle et autorité spirituelle n’implique pas, à l’origine, une séparation, soit. Mais quand les philosophes grecs pratiquaient un examen critique de discours prétendant faire autorité, ils n’en tiraient même pas, quant à eux, l’idée d’une telle distinction ; ils acceptaient fort bien que le culte fût une affaire de la cité. Même s’ils exerçaient de fait une certaine liberté de pensée, ils étaient loin de faire d’elle un principe. Il n’y a pas tellement plus de pertinence à faire de la laïcité la fille de la Grèce que celle du christianisme.
Et la note 20 offre un bel exemple d’exégèse « tendancieuse »… Pour présenter le passage cité de l’épître aux Romains comme un commandement de mise à mort des idolâtres, il faut faire bon marché de la fonction de ce chapitre dans l’argumentation : Saint Paul passe ensuite à ceux qui ne sont pas idolâtres (les Juifs), pour tirer la conclusion qu’ils n’ont aucune supériorité sur les premiers, et qu’ils sont tout aussi coupables. Le texte n’est pas pour autant un appel à l’extermination universelle.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Sur votre premier point, ne faut-il pas distinguer le nom et la chose ? Que les Grecs n’aient pas nommé la liberté de conscience, pas plus d’ailleurs que la sécularisation ou la laïcisation, sans doute, mais ne les ont-ils pas initiées, de fait, en passant « du mythos au logos » ? Autrement dit, Vernant et Detienne n’ont-ils pas eu raison de parler à ce propos de « procès de laïcisation » ? Et que penser de la thèse de Gauchet sur le christianisme « religion de sortie de la religion » ?
Sur votre deuxième point, j’ai du mal à vous suivre. Que le texte de saint Paul traite d’abord des idolâtres et ensuite des juifs, et qu’il estime les juifs « tout aussi coupables », élimine-t-il le « ils méritent la mort » des premiers ? Ce « ils méritent la mort » des idolâtres n’est-il pas d’ailleurs à rapprocher de celui des blasphémateurs, cf. « « Il a blasphémé ! Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Là, vous venez d’entendre le blasphème ! Qu’en pensez-vous ? ». Ils répondirent : « Il est passible de mort » » (Mt 26, 65-66) : l’idolâtrie n’est-elle pas blasphématoire ? cf. par exemple Baudouin Decharneux, « Le blasphème et l’idolâtrie, Regard croisé sur les Antiquités juive, grecque et chrétienne », in Alain Dierkens, Jean-Philippe Schreiber, Le blasphème: du péché au crime, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, 2011, p. 42. « Le couple idolâtrie-blasphème ne cessa d’obséder les théologiens […] », p. 44.
Sur le premier point, il ne s’agit pas seulement d’une distinction entre le nom et la chose. On peut penser que passer du muthos au logos doit mener, à terme, à laïciser la politique ainsi que la pensée, mais c’est une conséquence très éloignée, qu’on peut très bien aussi ne pas tirer. Pour ne donner qu’un seul exemple, si Platon critique les mythes, cela ne l’empêche pas de théoriser une cité idéale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne ressemble pas à un gouvernement laïque ni respectueux de la libre pensée.
Sur le second point, il ne s’agit nullement d’éliminer l’affirmation que les idolâtres (ou blasphémateurs) méritent la mort. Ce qu’il faut remarquer, c’est que dans la rhétorique de St Paul, dire que des hommes méritent la mort, ce n’est pas appeler à la leur donner ; je conteste donc, très précisément, votre affirmation selon laquelle ce passage serait un commandement de mettre à mort les idolâtres. De ‘Ils méritent la mort » ne s’ensuit pas « Il faut les mettre à mort » : en effet toute la rhétorique de l’auteur consiste à dire que la volonté de Dieu n’est pas de donner aux hommes ce qu’ils ont vraiment mérité, mais au contraire de leur offrir un salut qu’ils ne méritent pas.
Quant au passage évangélique que vous citez dans votre réponse, il sera difficile d’en tirer une quelconque doctrine sur le comportement à avoir envers les blasphémateurs : ce sont des déclarations mises dans la bouche des juges du Christ, qui sont évidemment censés avoir tort dans l’esprit de l’évangéliste. Bien sûr, s’ils sont censés avoir tort, c’est parce qu’aux yeux de l’évangéliste Jésus n’est pas blasphémateur ; mais le texte évangélique reste absolument muet sur la question de savoir s’il faut oui ou non mettre à mort les blasphémateurs comme le prescrit la loi de Moïse.
J’ai l’impression que vous cherchez dans les textes du Nouveau Testament (exactement comme ceux qui veulent y trouver la laïcité) la réponse à une question qui n’était pas le problème des auteurs. Ils ne pouvaient pas se soucier de savoir à qui il fallait infliger la peine de mort : ils croyaient la fin du monde imminente et n’avaient pas d’autre programme politique que de respecter l’ordre établi en attendant le retour du Christ. C’est plus tard, par exemple chez St Augustin, qu’une doctrine s’élabore vraiment sur ces questions (et, en effet, la doctrine dont il s’agit est résolument contraire à la laïcité et à la liberté de conscience).
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Dont acte sur votre dernier point : la condamnation du Christ pour blasphème a bien entendu été le fait de la classe sacerdotale juive, je ne citais ce verset que pour le parallèle saisissant avec Rom 1,32 où, là, c’est Paul qui parle. Dont acte également que le « ils méritent la mort » de Rom 1, 32 ne spécifie pas explicitement, ici, qui est censé exécuter le jugement.
Mais, jamais aucun passage, ni du Nouveau Testament, ni de la Tradition chrétienne, ne récuse ni le dieu jaloux, ni l’ordre de brûler les idoles. Omniprésent dans l’Ancien Testament, l’ordre de « brûler les idoles » laisse, dans le Nouveau, progressivement la place au combat contre Satan[1] : « C’est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie […] Vous ne pouvez pas boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Ou bien voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? » (1 Cor 10 : 14-22).
(cf., permettez-moi de me citer, JP Castel, A l’origine de la violence monothéiste, le dieu jaloux, L’Harmattan, 2017, p. 57)
Vous savez que c’est sur ces bases que: « Augustine […] wrote the only full justification, in the history of the Early Church, of the right of the State to suppress non-Catholics. » (Peter Brown, Augustine of Hippo : A Biography, University of California Press, 2000.
Citons St Augustin dans le texte :
– « Dieu qui dit la vérité a prédit que les images des faux dieux seront renversées, et il ordonne que ce soit fait »[2],
– « Dieu ordonne que l’on fasse disparaître toutes les superstitions des païens et des gentils »[3],
– « On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu. Il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance »[4],
– « La persécution que vous subissez n’est point notre œuvre propre, mais, selon la parole de l’Ecriture, la conséquence nécessaire de vos œuvres »[5].
Peter Brown explique comment St Augustin a compris le texte biblique comme un appel à une exécution par les chrétiens de la sentence divine dans le but de préparer sa venue (cf. « St. Augustine’s Attitude to Religious Coercion », The Journal of Roman Studies, Vol. 54, Parts 1 and 2)
Saint Bernard ajoutera : « Le chrétien se fait gloire de la mort d’un païen, parce que le Christ lui-même en est glorifié »[6].
« Ce n’est pas contre l’homme que nous avons à lutter, mais contre les puissances, contre les autorités, contre les souverains de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal dans les lieux célestes » (Ephésiens 6 : 12). On ne dira plus « brûler les idoles », mais « lutter contre le Malin ». La démonologie, développée notamment par Thomas d’Aquin (De malo, 1272), fut la science théologique la mieux partagée par les missionnaires. Tout naturellement, ils assimilaient les religions qu’ils combattaient au « Royaume de Satan »[7] :
– « La superbe et la jalousie du démon ont été la cause de l’idolâtrie »[8],
– les comptes rendus des « offensives d’évangélisation » évoquent inlassablement la lutte contre « les forces sataniques »[9].
Toute la tradition chrétienne, de St Augustin jusqu’à Vatican II, a compris le texte biblique dans le sens du devoir sacré des chrétiens de combattre s’il le fallait jusqu’à la mort les hérétiques et les idolâtres, ces ambassadeurs de Satan . Même le doux Saint François d’Assise prescrira : « L’hérétique sera gardé comme prisonnier » (Testament de Saint François, 31-33). A minima, il y avait donc une ambiguïté ?
Notes
1 « Comme si le fait de nommer l’adversaire déclaré de Dieu et de le faire ainsi sortir de l’ombre reléguait au second plan les dieux qui s’abritent sous cette ombre pour mieux se faire passer pour Dieu », André Wénin, Dieu, le diable et les idoles, Le Cerf, 2015.
2 Brian P. Levack, La grande chasse aux sorcières, Champ Vallon, 1991; p. 40.
3 José de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes, Séville, 1590.
4 Cf. par exemple Pierre Duviols, op. cit., et Gonzalez P., « Lutter contre l’emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituels évangélique », Terrain n° 50, pp. 44-6, 2008.
5 Saint Augustin, Lettre 91, 3, 408-410
6 Saint Augustin, Sermons, XXV, 6.
7 Saint Augustin, Contre Faustus.
8 Saint Augustin, Contra litt. Petiliani, II, 43.
9 Saint Bernard, Louange de la milice nouvelle, Chapitre III.
On peut appeler cela « ambiguïté » si vous voulez ; c’est l’ambiguïté d’un silence : comme le Nouveau Testament ne dit rien sur ce que les chrétiens devraient faire aux païens s’ils étaient en position de force, on peut lui faire dire tout ce qu’on veut sur le sujet (considérer qu’il faut appliquer la loi de Moïse à tous les idolâtres, ou considérer au contraire que ces prescriptions sanglantes font partie de l’antique loi dont le sacrifice du Christ a libéré les croyants… au choix des autorités). Et toute la tradition religieuse consiste bien à invoquer des textes en faveur de doctrines qu’ils ne cherchaient nullement à soutenir (avant même la littérature patristique, c’est déjà valable à l’intérieur de la Bible ; les auteurs du Pentateuque auraient sûrement été fort étonnés s’ils avaient su que Jésus et Saint Paul y trouveraient la doctrine de la Résurrection).
Entendons-nous bien : je ne prétends pas que si Jésus ou Saint Paul avaient pu connaître les commentaires d’Augustin, ils les auraient récusés, c’est là un point invérifiable. Je constate seulement qu’il n’y a pas moyen de leur attribuer une doctrine sur le sujet sans donner à leur propos une portée qu’il ne pouvait pas avoir, dans le contexte où il a été tenu.
Quand Augustin cherche une justification de la contrainte religieuse dans le Nouveau Testament, et quand Jacques Julliard y cherche la laïcité, tous deux sont dans une démarche, non de restitution du sens du texte, mais de récupération de certaines de ses formules à l’appui de leur propre système de valeurs. En soi, une telle démarche de récupération peut être parfaitement légitime : on peut trouver qu’une certaine formule est belle, inspirante, et la reprendre à son compte, tout en la détournant de son contexte et donc de son sens d’origine. Le problème est évidemment qu’ils ne reconnaissent pas leur démarche pour ce qu’elle est, et prétendent se montrer « fidèles » au texte en lui faisant dire ce qui leur convient.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Vous reconnaissez qu’à partir de St Augustin se développe une doctrine chrétienne contraire à la liberté de conscience, mais vous dites qu’avant St Augustin, c’est-à-dire durant le christianisme primitif, la question ne se posait pas, du fait de la croyance en l’imminence du Royaume, et d’ailleurs, selon vous « le Nouveau Testament ne dit rien sur ce que les chrétiens devraient faire aux païens ». Bien sûr que si, c’est toute l’histoire de l’anathème, qui trouve son origine dans le judaïsme, est repris dans le NT, et se développera dans le christianisme sous la forme de l’excommunication, de « l’extirpation de l’idolâtrie », formule systématiquement reprise depuis le Concile de Carthage (Ve siècle) jusqu’à l’Encyclique Ad diem illum laetissimum (1904), et de la lutte contre l’hérésie, le tout au nom du combat contre Satan, dont vous pouvez difficilement dire qu’il ne figure pas dans le NT.
Mt., 18, 17 : « Si ton frère refuse d’écouter l’Eglise, c’est-à-dire s’il se montre rebelle à tout avertissement, qu’il soit pour toi comme un païen et comme un péager ». De fait (je cite Michel Goguel. « Le problème de l’Église dans le christianisme primitif ». In: Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 18e année n°4, Septembre-octobre 1938. pp. 293-320) : « Paul, dans l’épître aux Galates (1, 8-9), n’hésite pas à lancer l’anathème contre quiconque, même si c’était un ange du ciel, prêcherait un autre Evangile que le sien […] A Corinthe s’était produit un grave scandale de mœurs jugé intolérable par Paul parce qu’il compromettait la sainteté que l’Eglise doit avoir, qu’il constituait un exemple pernicieux et mettait celui qui l’avait commis en opposition formelle avec les principes moraux de l’Evangile. Paul décide que le coupable sera livré à Satan, en d’autres termes il prononce sur lui un anathème dont la conséquence sera sa mort. Ainsi, 1a sainteté de l’Eglise sera préservée, ses membres recevront un sérieux avertissement et, d’autre part, le salut final du coupable sera assuré. C’est là une solution improvisée car l’idée que la mort prématurée du pécheur effacera les conséquences de sa faute, ne peut aucunement être déduite des principes de la sotériologie paulinienne, ni mis en harmonie avec elle. Ailleurs, une solution plus radicale a été donnée au problème posé par la présence dans l’Eglise de pécheurs endurcis. Nous trouvons, mise dans la bouche de Jésus, cette règle : […] Lorsque l’Eglise sera tout à fait stabilisée, ce sera au ministère, détenteur de l’autorité apostolique, que sera attribué le pouvoir d’exercer la discipline en excluant les pécheurs du salut. »
L’excommunication trouve donc bien son origine dans le NT, de même que la lutte à mort contre Satan, dont les idolâtres sont les ambassadeurs.
Michel Goguel ajoute : « Pourquoi le sentiment très net que certaines idées sont radicalement incompatibles avec le principe même de l’Eglise n’a-t-il pas abouti plus tôt à une procédure disciplinaire mettant ceux qui les professaient en demeure d’y renoncer sous peine d’être expulsés de l’Eglise ? Ce problème mériterait d’être examiné de près. Je serais porté à penser que cela ne doit pas être expliqué par l’esprit de tolérance dont auraient fait preuve les représentants de la doctrine dominante, mais par le fait qu’une discipline effective comme celle dont nous constatons l’absence, n’a pas pu s’établir parce que l’unanimité de la pensée qui aurait été nécessaire pour cela n’était pas réalisée d’une manière suffisante dans l’Eglise, à la fin du premier siècle »
D’une manière générale, la Torah est un texte exclusiviste, qui prescrit de lapider l’idolâtre. Et comme je le disais dans ma réponse précédente, le Nouveau Testament est un « accomplissement » de la Torah, et non pas sa négation. Je cite Commission Théologique Internationale du Vatican « Dieu trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence », 16/01/2014, § 25 : « Commençons par rappeler que l’opposition sommaire entre un Dieu malintentionné, Dieu “de la colère et de la guerre”, et un Dieu bon, Dieu “de l’amour et du pardon”, assumée comme clef herméneutique discriminante entre la révélation hébraïque (à répudier) et la révélation évangélique (à accueillir), a été repoussée depuis les débuts de l’ère chrétienne. C’est en particulier l’opposition radicale d’un Dieu méchant de l’Ancien Testament et d’un Dieu bon du Nouveau Testament qui a été repoussée avec une ferme détermination. Le refus – ferme et immédiat – de ce dualisme semble même surprenant, d’un certain point de vue, si l’on considère l’avantage apologétique apparent qu’il aurait pu représenter : soit pour se libérer des pages incommodes de la “violence de Dieu” qui font partie de la Bible ; soit pour marquer en termes apparemment rédhibitoires la différence de la “nouvelle religion” d’avec le judaïsme. C’est pourquoi il est particulièrement choquant que cette simplification grossière continue aujourd’hui encore d’être employée au sein d’une certaine apologétique populaire (et même dans la culture savante). »
Bien sûr, vous pouvez dire, c’est le Vatican qui dit ça, pas les Evangiles. Mais je vous rappelle ceci s’appuie notamment sur les versets Mt 5,17-18: « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. » Le christianisme reprend l’anathème comme il reprend les Dix commandements, même s’ils ne sont pas reformulés dans le NT.
» Le Christianisme reprend … »
Oui !!
Paul VI : » Inspiration et vérité de la Sainte Écriture
Les réalités divinement révélées, que contiennent et présentent les livres de la Sainte Écriture, y ont été consignées sous l’inspiration de l’Esprit Saint. Notre sainte Mère l’Église, de par la foi apostolique, tient pour sacrés et canoniques tous les livres tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, avec toutes leurs parties, puisque, rédigés sous l’inspiration de l’Esprit Saint (cf. Jn 20, 31 ; 2 Tm 3, 16 ; 2 P 1, 19-21 ; 3, 15-16), ils ont Dieu pour auteur et qu’ils ont été transmis comme tels à l’Église elle-même [17]. Pour composer ces livres sacrés, Dieu a choisi des hommes auxquels il a eu recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens [18], pour que, lui-même agissant en eux et par eux [19], ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement [20].
Dès lors, puisque toutes les assertions des auteurs inspirés ou hagiographes doivent être tenues pour assertions de l’Esprit Saint, il faut déclarer que les livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées pour notre salut [21]. C’est pourquoi « toute Écriture inspirée de Dieu est utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice, afin que l’homme de Dieu se trouve accompli, équipé pour toute œuvre bonne » (2 Tm 3, 16-17 grec). »
Dei Verbum, § 11, 1965.
https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19651118_dei-verbum_fr.html
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Oui, « l’Église[…] tient pour sacrés et canoniques tous les livres tant de l’Ancien que du Nouveau Testament », ce qui renvoie au « principe d’accomplissement » de l’Ancien par le Nouveau, principe fondamental du christianisme. Quelques références :
« Le peuple juif et ses saintes écritures dans la bible chrétienne », Commission biblique pontificale, 31/12/2002, https://www.jcrelations.net/fr/declarations/declaration/le-peuple-juif-et-ses-saintes-ecritures-dans-la-bible-chretienne.html:
« La question de l »unité interne de la Bible de l »Église, qui se compose de l »Ancien et du Nouveau Testament, était un thème central dans la théologie des Pères de l »Église […] Unité du dessein de Dieu et notion d »accomplissement [ …] L »espérance de salut, qui s »exprime si souvent et si vigoureusement dans l »Ancien Testament, trouve son accomplissement dans le Nouveau. […] Pour Paul, la fondation, par Jésus, de « la nouvelle alliance en (son) sang » (1 Co 11,25) n »implique pas une rupture de l »alliance de Dieu avec son peuple, mais en constitue l »accomplissement. […] Plus que les autres évangiles synoptiques, celui de Matthieu est un évangile de l »accomplissement — Jésus n »est pas venu pour abolir, mais pour accomplir — et il insiste donc sur l »aspect de continuité avec l »Ancien Testament, fondamental pour la notion d »accomplissement […] le premier aspect de l »accomplissement des Écritures est celui de la conformité et de la continuité […] Du fait que le Nouveau Testament est essentiellement une proclamation de l »accomplissement du dessein de Dieu en Jésus Christ, il se trouve en grave désaccord avec la grande majorité du peuple juif, qui ne croit pas à cet accomplissement »
la « théologie de l’accomplissement » de Daniélou, Lubac, Congar :
« l’unité complexe et dynamique de l’Ancien et du NT est indépassable pour tous les hommes et pour tous les temps jusqu’à la Parousie » (Guggenheim Antoine, « La théologie de l’accomplissement de Jean Daniélou [*] », Nouvelle revue théologique, 2006/2 (Tome 128), p. 240-257)
« L’accomplissement des Écritures », https://www.eleves.ens.fr/aumonerie/talatex/PFU_14-15/PFU_ACP_Ecr_09-14.pdf
« L’accomplissement des Écritures n’est au fond rien d’autre que l’accomplissement dans le Christ de la promesse que Dieu avait faite à Israël […] (1) tenir une promesse ; (2) exécuter un commandement ; (3) faire aboutir un processus. […] Accomplissement d’ailleurs prévu par la Loi elle-même, ainsi que le relève saint Paul en Ga 5, 14 : Toute la Loi est accomplie dans cette seule parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18).
» principe d’accomplissement » de l’Ancien par le Nouveau, principe fondamental du christianisme. »
Le principe fondamental du christianisme n’est-il pas la croyance en la possibilité d’une parole divine, d’une Révélation ?
Malebranche : » Ne voyez-vous pas que la certitude de la foi vient de l’autorité d’un Dieu qui parle, et qui ne peut jamais tromper. Si donc vous n’êtes pas convaincu par la raison, qu’il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu’il a parlé ? Pouvez-vous savoir qu’il a parlé, sans savoir qu’il est ? » (Conversations chrétiennes …, 1677, Entretien I).
D’où les efforts d’Anselme et alii pour prouver cette existence. Efforts infructeux, qui n’empêchent pas la survivance de la croyance.
Objection contre une révélation :
Si un dieu avait existé, en choisissant de se manifester il y a quelques millénaires sur le petit axe asiatique Nazareth-Jérusalem-Bethléem-Hébron-Médine-La Mecque, il aurait commis une sacrée erreur manifeste d’appréciation (comme disent les juristes) sur le niveau d’évolution de l’espèce humaine dans cette région !! Ignorait-il donc ce qui se passait alors en Grèce et à Rome (sans parler de la Chine), pour faire des obscurs Hébreux un peuple élu, pour en faire le corps mystique de lui-même ??
Le principe même d’une Révélation istic et tunc est un signe d’arbitraire (pourquoi là-bas, et à cette époque-là plutôt qu’à une autre ?) qui s’accorde bien mal, quand on ose y réfléchir, avec la notion d’un dieu parfait, tout-puissant et omniscient.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Le « principe d’accomplissement » et la Révélation ne relèvent pas du même registre. Bien entendu la seconde est plus fondamentale que le premier, elle touche à la nature personnelle d’un dieu de parole, ce qui distingue radicalement – avec la notion d’un dieu jaloux – les religions abrahamiques des religions polythéistes, alors que le « principe d’accomplissement » ne s’attache qu’à l’articulation entre les deux étapes de la Révélation, l’AT et le NT.
Quant au caractère contingent de la Révélation, j’imagine que les théologiens répondraient que c’est la nature de l’homme qui est contingente, et que le contingent de la Révélation n’en est qu’une conséquence. Mais c’est un tout autre sujet …
NdE – B. Straehli poursuit la discussion et répond ici à la réponse que J.P. Castel lui a faite ci-dessus, datée du 15 juin à 21 h 59 https://www.mezetulle.fr/non-la-laicite-nest-pas-dorigine-chretienne-par-jpc/#comment-24944
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Vous semblez vouloir répondre à autre chose que mon propos… Quand je dis que les textes du Nouveau Testament ne se soucient pas de déterminer à qui il faut infliger la peine de mort, ni quelles lois les chrétiens devraient imposer aux païens s’ils avaient le pouvoir, vous me répondez qu’ils prévoient l’excommunication. Tout de même, entre se faire exclure d’un groupe religieux, alors minoritaire et sans grande influence dans la cité, et se faire lapider, la différence n’est pas minime. Et il s’agit là de discipline interne à la secte, pas de l’attitude à avoir envers ceux qui n’en font pas partie du tout. Encore une fois, la décision d’exterminer les idolâtres ou blasphémateurs ne saurait donc se déduire logiquement de ces textes, il y a un saut entre ce qu’ils affirment et une telle politique.
Saint Paul, à propos de l’excommunication, reprend certes la formule : « Tu ôteras le mal d’au milieu de toi », qui avait dans la Torah la fonction de justifier la lapidation. Mais passer de la lapidation à l’excommunication, c’est un changement considérable, et cela doit amener à se demander en quel sens le Nouveau Testament peut parler d’un « accomplissement » de la Loi. Le passage évangélique où Jésus se vante de cela se trouve au début du sermon sur la montagne, qui cite par la suite plusieurs points de la Loi (mais à ma connaissance, aucune de ses prescriptions sanglantes), à chaque fois pour pousser plus loin l’exigence éthique (ainsi, en Mt 5, 21, on passe de « tu ne commettras pas de meurtre » à « tu ne te mettras pas en colère contre ton frère »). Plus loin dans le même évangile, Jésus et ses disciples sont accusés, non sans raison, de prendre des libertés avec les prescriptions de la Loi (ex en 12, 1-8, et en 15, 1-20). Il est donc hautement problématique de s’appuyer sur la notion « d »accomplissement de la Loi » pour soutenir que la prédication de Jésus prescrit l’application littérale de cette dernière.
On peut multiplier les citations néo-testamentaires sur la Loi, la mort, le combat contre Satan, etc. Mais pour en faire bon usage, il faut tenir compte des problèmes d’interprétation qu’elles soulèvent, et non considérer faussement cette interprétation comme évidente.
Mais en dehors de ces questions d’exégèse, il me semble que votre réponse pose un problème plus grave. Il se peut que je vous aie mal compris, mais j’ai l’impression que votre façon de défendre la liberté de conscience est autodestructrice. Vous n’ignorez pas que de nos jours, un des arguments favoris des fanatiques religieux et de leurs alliés objectifs consiste à prétendre que la laïcité elle-même serait contraire à la liberté de conscience, qu’en les « stigmatisant » comme « ennemis de la République » contre lesquels il faudrait mener un « combat idéologique », on porterait atteinte à leur liberté de conscience. Il sera difficile d’éviter de leur donner raison si on admet qu’il est contraire à la liberté de conscience de présenter quelqu’un comme un ennemi de la vérité, du bien commun (ou de toute valeur que l’on voudra), à combattre en conséquence. Or il me semble que ce que vous reprochez à Saint Paul, c’est bien de tenir ce genre de discours sur ses adversaires (qu’il présente comme livrés au pouvoir de Satan, à la mort car séparés du Christ,etc.)
Ce n’est pas l’idée même de « combat contre Satan », ou contre tout ce que l’on juge mauvais, qui doit être jugée contraire à la liberté de conscience, c’est uniquement certaines formes concrètes que peut prendre ce combat. Et pour autant que je sache, Paul ne fait que discourir, et parfois exclure quelqu’un de la secte, il n’appelle pas à recourir à la contrainte légale ou à la violence physique. L’aurait-il fait s’il en avait eu le pouvoir ? C’est possible, je n’en sais rien. Mais on ne peut lui attribuer que les propos qu’il tient effectivement.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Revenons si vous voulez bien à notre point de départ. Je n’ai d’ailleurs pas répondu à votre jugement sur les Grecs ; vous dites « quand les philosophes grecs pratiquaient un examen critique de discours prétendant faire autorité, ils n’en tiraient même pas, quant à eux, l’idée d’une telle distinction ; ils acceptaient fort bien que le culte fût une affaire de la cité. Même s’ils exerçaient de fait une certaine liberté de pensée, ils étaient loin de faire d’elle un principe. Il n’y a pas tellement plus de pertinence à faire de la laïcité la fille de la Grèce que celle du christianisme. » Avant les philosophes, ce furent Solon, Clisthène et Périclès qui firent passer d’un mode d’organisation de la cité fondé sur l’hétéronomie (une autorité extérieure à la société contemporaine, que ce soit celle des dieux ou de la tradition) à l’autonomie : les lois et l’organisation politique furent décidées par les citoyens dans le cadre de débats contradictoires sur l’agora. De même les philosophes de la nature cherchèrent à découvrir les lois de la nature par la seule enquête rationnelle, les mathématiciens inventèrent la démonstration rationnelle, et les philosophes de l’éthique et de la métaphysique développèrent un mode de pensée autonome basée sur la seule raison. Ils n’ont peut-être pas disserté sur l’autonomie, mais ils l’ont mise en pratique, comme l’illustre le passage (certes progressif, imparfait) à la démocratie. Le passage de la vérité des maîtres de vérité à la vérité établie par un débat contradictoire traduit ce même tournant parménidien. La tragédie d’Antigone oppose la rationalité politique de Créon à la fidélité d’Antigone aux lois divines. Ce que j’ai voulu dire, c’est que rien dans le NT ne prépare ce passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Sans doute le NT développe-t-il l’intériorité, la pensée réflexive, au plan éthique et subjectif, mais pas au plan politique ni philosophique. Quant à la distinction du pouvoir religieux et du pouvoir politique, elle existait de longue date dans le monde gréco-romain dans le domaine de la guerre, pour laquelle les dieux n’avaient qu’un rôle divinatoire et propitiatoire, et non pas décisionnel : aucune guerre n’est décidée dans le monde polythéiste pour obéir à un ordre divin. Dans le domaine de l’organisation de la cité, les romains distinguaient l’auctoritas, de nature plus ou moins divine, et la potestas, purement temporelle. Enfin, avec la démocratie grecque, les dieux en sont réduits à leur rôle divinatoire et propitiatoire y compris pour l’organisation de la cité.
Ensuite, nous sommes partis dans une discussion sur la sanction de l’idolâtrie. L’important par rapport à notre point de départ n’est pas tant la sanction elle-même ni son administration (comme le dit Goguel, une communauté met en place un système disciplinaire propre avec du temps et en fonction de ses degrés de liberté) que la notion d’idolâtrie, une invention abrahamique – l’adoration des « faux dieux » – et son érection au statut de princeps crimen, à égalité avec le meurtre et l’adultère, y compris chez un chrétien comme Tertullien et plus tard dans l’islam. Le lien avec le point précédent n’est ni le type de sanction ni le pouvoir exécutoire mais l’autorité qui qualifie un dieu de « vrai » et les autres de « faux » : une autorité hétéronome dans les religions abrahamiques, alors que cette qualification de « faux dieu » n’a aucun sens pour les polythéistes.
Certes, le christianisme, comme d’ailleurs le stoïcisme auquel il a largement emprunté, ont très probablement contribué à l’approfondissement de la conscience individuelle et à l’adoucissement des mœurs. Que l’excommunication soit une mise à mort sociale et non pas une mise à mort physique, personne ne le conteste. Mais elle reste une forme de mise à mort (les conséquences physiques furent d’ailleurs non plus directes mais souvent indirectes). L’anathème, sanction de l’idolâtrie, est resté un invariant abrahamique, même si les modalités pratiques de cette exclusion de la communauté ont varié en fonction des contextes religieux, sociaux et politiques. Ce qui est invariant, c’est l’exclusivisme sacré qu’il représente, dont le « dieu jaloux », et son symétrique, Satan, ne sont que l’incarnation, si j’ose dire. Quand je dis que le Christ est miséricordieux mais non pas tolérant, c’est qu’ il pardonne l’adultère mais non pas l’idolâtrie, ce blasphème contre l’esprit : « le blasphème contre l’Esprit [autrement dit contre la Vérité] ne sera point pardonné ». (Mt 12, 31) Même quand Jésus va guérir une païenne, il lui dit : « ta foi t’a sauvée ». Quelle foi, sinon la foi en Jésus, en sa Vérité ? Le « Je suis la vérité » ferme le ban, si j’ose dire. Nulle part le NT ne remet en cause cet exclusivisme sacré.
Donc oui le christianisme a sans doute contribué à adoucir les mœurs, mais non il n’a pas remis en cause l’exclusivisme ni la sacralisation de la violence, hérités du judaïsme. Pour revenir à votre dernier message, bien entendu le débat d’idées ou d’intérêts est légitime. Mais il change de nature à partir du moment où il se transforme en un combat religieux, où il se sacralise. Achille tue Hector pour des raisons profanes (la cause de son camp, la vengeance de la mort de Patrocle) mais dans un combat loyal : « Je ne veux point frapper un homme tel que toi par surprise, mais de face, si je puis » dit Hector, et Achille agit de même (Iliade 7). Lorsque David tue Goliath, il ajoute à la cause de son camp l’insulte faite à son Dieu : « Je marche contre toi au nom de l’Éternel des armées, du Dieu de l’armée d’Israël, que tu as insulté » (1 Samuel 45). Plus qu’un ennemi, Goliath, cet « incirconcis » (versets 26 et 35), incarne aux yeux de David et du peuple d’Israël un blasphémateur. Le combat est devenu sacré. Tous les moyens sont dès lors légitimes, y compris l’utilisation d’une arme cachée, une pierre dissimulée dans une gibecière, lancée à distance, sans corps à corps. On est passé, si j’ose dire, d’un combat autonome à un combat hétéronome. Dans le domaine de la guerre, on est passé à la guerre sainte. L’ordre chrétien de combattre Satan s’inscrit dans la même lignée.
Le texte de Jacques Julliard, auquel se réfère JP Castel, est fort intéressant et énonce des vérités : si les Ouïgours et les Rohingyas sont maltraités, les Chrétiens d’orient sont en voie de disparition. Son questionnement sur l’avenir de la laïcité face à ce qu’il nomme la « bombe islamiste », terrible et violente expression, montre à quel point il est inquiet et veut alerter. Pour asseoir son raisonnement il revient à l’idée que c’est le christianisme qui aurait permis voire engendré la laïcité, ce qui aurait été une bonne chose pour nos pays européens alors que : « la séparation du temporel et du spirituel est rigoureusement contraire à l’Islam ». Nous serions du bon côté mais comment pourrait alors finir l’histoire ? Mal selon J Julliard si nous ne changeons pas de braquet.
Quand Monsieur Castel écrit : « Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité ». Il souligne son différend avec Monsieur Julliard. portant sur la maternité chrétienne de la laïcité et nous oblige à repenser l’arrivée des religions abrahamiques, de leur certitude de détenir la vérité.
Peut-on attribuer l’idée ou l’émergence de la laïcité à la chrétienté ? Celle-ci l’aurait-elle portée longtemps en son sein et aurait-il fallu attendre 1905 années pour qu’elle en accouche en France? Peut-on oublier à quel point la chrétienté, dans la lignée des religions abrahamiques et en fabriquant des tas de petites communautés s’en réclamant, a longtemps condamner, souvent à mort, les gens prétendant pouvoir ou vouloir vivre sans Dieu ? Combien de « Chevalier de la Barre » ? La laïcité a été enfantée dans la douleur. Tout cela a été le fruit d’un long combat. N’est-ce pas plutôt, grâce à la détermination de quelques esprits éclairés qu’un jour en France, des responsables politiques ont décidé que les lois de la République ne seraient plus soumises aux lois religieuses et que l’on pourrait, si on le voulait, vivre sans appartenance religieuse. Personne n’aurait plus droit de vie ou de mort sur les âmes pour ce motif. Ce sont les athées que l’on a alors libérés.
Ce qui peut ou doit inquiéter aujourd’hui n’est-ce pas une petite musique signifiant que si le monde va mal c’est parce que nous nous sommes éloignés des religions et que la spiritualité, entendue comme un retour au religieux, serait le remède miracle. Quand on affiche le nombre des croyants dans le monde en les opposant au petit nombre d’athées quel signal envoie-t-on à la société ? Ne renvoie-ton pas les athées ou les agnostiques en enfer ou à la case départ ?
Chantal Crabère
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Il est d’ailleurs symptomatique que, dissertant sur « la défaite de l’humanisme », Julliard se mette à comparer les nombres de chrétiens et de musulmans sur la planète et déplore le fait que, niant leur origine chrétienne, « les Européens ont persévéré dans la dénégation de toute identité », plutôt que de s’interroger sur les dérives littéraliste et identitaire actuelles.
Bien à vous
Les personnes qui ont du mal à discuter des textes sacrés, et de leurs commentaires érudits, vont forcément avoir du mal à accepter l’idée que la laïcité s’ancrerait dans le Christianisme. Elles vont alors forcément se poser la question des faits historiques eux-mêmes inspirés par le Christianisme (ou faits en son nom) : par exemple, les croisades ou les massacres du 16ème siècle. Ces évènements, seraient-ils les embryons ( ou les ratés nécessaires) de notre actuelle laïcité ?
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Ceux qui affirment que le texte sacré annonce la notion de laïcité se réfèrent habituellement au « Rendez à César… » et à « Mon Royaume n’est pas de ce monde », et j’ai donné quelques exemples de propos de théologiens, réputés qualifiés pour interpréter les textes sacrés, qui montrent me semble-t-il de façon convaincante que ces références sont des contresens. A ma connaissance, il n’y pas d’autres éléments du texte sacré annonciateurs de la laïcité, et je n’ai jusqu’à présent pas rencontré d’arguments de nature à remettre en cause les propos des théologiens que j’ai cités.
Quant à la deuxième question, oui, bien évidemment, la laïcisation du pouvoir politique fut la réponse qu’ont développée les politiques, les juristes, les philosophes, et quelquefois mais bien rarement, bien tardivement et de façon très minoritaire les religieux (par exemple à la Révolution l’abbé Grégoire et le pasteur Rabaud St Etienne), pour mettre fin aux violences religieuses internes (pas les Croisades !) que connaissait l’Europe chrétienne, depuis les guerres de religion du XVI siècle jusqu’aux dragonnades des XVIIe et XVIIIe siècles et aux discriminations/persécutions subies par les juifs. Ce furent des réponses d’abord pragmatiques, empiriques, de nature politique et juridique. Ce furent des réponses européennes puisque le problème était européen, chrétien (la question de la laïcisation dans les sociétés non chrétiennes, ou en tout cas non abrahamiques, s’y pose dans des termes nécessairement fort différents : la laïcisation de la pensée grecque du Ve siècle BCE n’a pas connu les mêmes obstacles politiques ni même intellectuels que la laïcisation européenne !). La question de leur fondement philosophique ou religieux s’est développée sans doute a posteriori. Comment les sociétés européennes sont-elles sorties des violences religieuses : cette histoire reste peut-être à faire. En tout cas, je ne connais guère de bibliographie spécifique à cette question : à ma connaissance les ouvrages disponibles, nombreux, traitent globalement des guerres de religion, mais je n’en connais pas qui proposent une synthèse rétrospective circonscrite au « comment en est-on sorti ? »
Echanges « théologiques » très intéressants.
Malheureusement, si je me restreints à certains faits et gestes humains récents, je constate (par exemple) que les auteurs des attentats (pas très laïcs) contre le film de Scorcese (consacré à Jésus) étaient des intégristes catholiques, qui ont totalement réussi leur coup (terroriste) : interdire un film prétendu « blasphématoire ».
J’ai donc du mal à voir une quelconque dose (même microscopique) de laïcité dans ce type de Christianisme.
Je ne sais pas si Jacques Julliard est en mesure d’intégrer cet évènement sans sa démonstration théorique.
Si la laïcité devait être défendue en raison de son « éventuelle » origine chrétienne, je ne suis pas certains qu’on lui rendrait un grand service…
Je me permets de signaler que Jeanne Favret-Saada a publié en 2017 un livre sur la question du « blasphème » au cinéma, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988 (Fayard) et qu’elle en avait publié de « bonnes feuilles » en 2016 dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/habits-neufs-delit-de-blaspheme/
La sortie de la violence religieuse du monde chrétien européen par l’adoption de ce que l’on nomme la sécularisation semble acquise. Sauf que, le monde chrétien doit faire face au danger islamiste aujourd’hui , et c’est là la grande inquiétude de Jacques Julliard. Ce monde chrétien européen et sécularisé peut adopter le « Si on te frappe à la joue droite tend la joue gauche » ou décidé d’agir autrement. Au-delà de l’affirmation de Jacques Julliard : « La séparation du temporel et du spirituel est rigoureusement contraire à l’islam » pourrait-t-on arriver à convaincre le monde musulman d’aller vers la sécularisation ? Quelles autorités religieuses musulmanes pourraient impulser cette dynamique? Un jour la paix et la réconciliation entre les Sunnites et les chiites ? Avec 6 siècles de décalage un bien lointain espoir. C Crabère
Mezetullea reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Dans les trois religions abrahamiques, le passage de l’hétéronomie à l’autonomie va à l’encontre du principe d’hétéronomie inscrit dans leur tradition, chacune bien sûr avec sa spécificité propre. Le premier passage vers l’autonomie avait été frayé par les Grecs. Le monde musulman mutazilite les tenaient encore en haute estime alors qu’à la même époque le monde chrétien qualifiait la philosophie grecque (hors Platon) d’idolâtre. Si la société européenne a retrouvé à partir de la Renaissance le chemin de l’autonomie, c’est par elle-même, dans son contexte de violences religieuses. Une « aide » de notre part au monde musulman pour les inciter à prendre le même chemin serait se révèlerait contre-productive, vue comme une ingérence néocoloniale. Misons plutôt sur les forces de sécularisation internes au monde musulman, représentées par exemple par Mohamed Cherkaoui ou Kamel Daoud.
Monsieur Castel, le monde musulman a-t-il, en interne, des forces vives capables de véritablement impulser un courant rénovateur et libertaire ? Si on peut le souhaiter, est-ce une réalité en Europe?
Le philosophe Abdenour Bidar pensait que l’arrivée de l’Islam dans un pays comme la France était une chance pour les musulmans et leur permettrait de devenir autonomes et gagner en liberté. Cependant en aout 2010, au moment de l’affaire iranienne de la lapidation de Sakiné, dans une de ses nombreuses « adresses au monde musulman » il écrivait dans Le Monde : la religion islamique entière se nourrit de violence…. L’islam n’a pas commencé de dénouer le rapport qui unit la violence et le sacré…. Une violence symbolique et politique par laquelle l’islam mondial est inféodé à la tutelle du wahhabisme saoudien. » Qu’en est-il 11 ans plus tard ? Face au danger islamiste, car c’est là le point de départ du souci de J Julliard, qu’en sera-t-il de la laïcité demain et de la formidable liberté pour tous si nous devions revenir en arrière à une assise religieuse catholique qui aurait enfantée ladite laïcité et qui nous sauverait face à une violence liée à une autre religion ?
C Crabère
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Chère Chantal Crabère, en réponse à votre question nos amis juifs parleraient probablement de « la fin de la prophétie », nos amis chrétiens répondraient : « les destins de Dieu sont impénétrables », et nos amis musulmans prieraient : « Inch Allah ! »
Monsieur Castel,
Vous donnez le christianisme pour insusceptible d’être à l’origine de la laïcisation de la pensée en déduisant cette impossibilité de sa nature, à vos yeux, « intrinsèquement hétéronome ». Outre le fait qu’Il conviendrait de savoir si le concept d’hétéronomie peut être appliqué à une religion, il serait nécessaire de vérifier si l’histoire de la laïcité plaide effectivement en faveur de votre thèse.
Je ne saurais mener à bien cette double investigation en quelques mots. Aussi me limiterai-je à deux observations.
1) L’hétéronomie, concept kantien, est, par définition, » l’état de la volonté qui puise hors d’elle-même, dans les impulsions ou dans les règles sociales, le principe de son action « (Le Grand Robert de la langue française). Aussi ne saurait-elle s’appliquer au mieux que par analogie et non par essence à une religion.
2) Le mot même de laïcité relève étymologiquement et historiquement du vocabulaire ecclésiastique (laïcus, en latin). C’est dire son ancrage religieux, chrétien en l’occurrence. Il dit non seulement la distinction mais aussi la séparation entre les ordres sacré et profane. Quant à la notion même de laïcité, visée par l’emploi que vous faites de ce vocable, elle demanderait à être soigneusement définie avant toute considération relative à son objet. Tout effort pour s’entendre sur les choses demande un accord préalable sur les mots qui les désignent. N.B. Voilà qui éviterait bien des palabres infructueuses.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Le CNRTL définit l’hétéronomie comme « le fait d’être influencé par des facteurs extérieurs, d’être soumis à des lois ou des règles dépendant d’une entité extérieure », ce qui n’exclut en aucune façon la religion. Aussi le mot hétéronomie appliqué à la religion chrétienne est-il d’un usage courant, tant dans les textes d’ecclésiastiques, comme Veritatis Splendor (Jean-Paul II), À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle (Commission Théologique Internationale), Vatican II entre catholicisme et catholicité D’une théologie de la délimitation à une théologie de la récapitulation (Gérard Siegwalt), La modernité à l’heure de Vatican II. (Emile Poulat , qui évoque « une loi qui vient d’ailleurs », p. 817), que chez Jean Baubérot, Marcel Gauchet, Cornelius Castoriadis, etc.
« A l’autonomie kantienne fondée sur la raison s’oppose l’hétéronomie chrétienne en Dieu » écrit Bruno Lepetit. « La modernité n’a pu se dégager des fondements théologiques de l’hétéronomie chrétienne qu’au prix de nouvelles sacralisations : l’Individu, la Nation, le Progrès, la Raison, la Croissance économique, l’Humanité, c’est-à-dire autant de nouvelles formes d’hétéronomie » écrit François Gauthier. Joseph Ratzinger prétend que « l’hétéronomie chrétienne […] garantit l’autonomie », tandis que Kant semble avoir établi que « on n’accède jamais à l’autonomie par l’hétéronomie. » (La religion dans les limites de la simple raison, (Quatrième partie), trad. Marc Schweyer, Analyse par Michaël Fœssel, PhiloSophie, © janvier 2019, p. 112)
L’étymologique du mot laïc remonte au grec ancien, laikos, « commun, du peuple (Laos) ». Il n’apparaît bien évidemment avec son sens actuel qu’en opposition au clergé, catégorie sociale qui n’apparaît en Europe qu’avec le christianisme. De même, la laïcité, en tant que séparation de l’Eglise et de l’Etat, présuppose bien évidemment l’existence d’une Eglise à tendance hégémonique. Cela n’implique pas pour autant qu’elle dérive du christianisme, pas plus que nos anticorps ne dérivent des virus, même s’ils prennent des informations dans les virus pour mieux les combattre. De là à comparer notre système immunitaire à notre héritage grec …
» la laïcité, en tant que séparation de l’Eglise et de l’Etat »
Une lecture attentive du titre Ier, » Principes » de la loi de 1905 permet de définir la laïcité à la française comme :
liberté (de conscience, d’exercice des cultes)
et
séparation des cultes et de la République (non-reconnaissance, séparation financière).
L’intitulé de la loi, » séparation des Églises [au pluriel] et de l’État « , n’a aucune valeur normative.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Oui, bien d’accord.
Simple et unique remarque de ma part :
vous écrivez » le mot hétéronomie appliqué à la religion chrétienne est-il d’un usage courant, tant dans les textes d’ecclésiastiques, comme Veritatis Splendor (Jean-Paul II)… ».
Je me permets d’observer que le mot « hétéronomie » n’apparaît qu’à l’article 41 de Veritatis Splendor, article dans lequel il désigne précisément un état de la volonté de l’homme qui serait soumise à la volonté de Dieu, état de soumission expressément récusé par Jean-Paul II. Il n’y désigne donc pas la religion chrétienne mais bien un état de la volonté humaine, ce que je me contentais de donner à observer.
Cf Veritatis Splendor :
41. L’autonomie morale authentique de l’homme ne signifie nullement qu’il refuse, mais bien qu’il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : « Le Seigneur Dieu fit à l’homme ce commandement… » (Gn 2, 16). La liberté de l’homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s’interpénétrer, c’est- à-dire qu’il s’agit de l’obéissance libre de l’homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l’homme. Par conséquent, l’obéissance à Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance absolue, extérieure à l’homme et contraire à l’affirmation de sa liberté [Oboedientia igitur erga Deum non est heteronomia, ut nonnulli argumentantur, veluti si moralis vita absolutae omnipotentiae subiaceret, quae extra hominem esset et contra affirmationem eius libertatis]. En réalité, si l’hétéronomie de la morale signifiait la négation de l’autodétermination de l’homme ou l’imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l’Alliance et de l’Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Permettez-moi de rappeler que Veritatis Splendor condamne « l’athéisme moderne [… qui] pousse le désir d’autonomie humaine à un point tel qu’il fait obstacle à toute dépendance à l’égard de Dieu » (§ 20.1), affirme que « les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. » (§36), fustige la « prétendue autonomie des décisions personnelles » (§ 61).
On pourrait dire sans doute encore que Vatican II avait reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2). Mais le texte avait néanmoins jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3). Eric Gaziaux commente (« Le débat sur l’autonomie en morale : approche philosophique et théologique », Interdisziplinäre Ethik: Grundlagen, Methoden, Bereiche : Festgabe für Dietmar Mieth zum sechzigsten Geburtstag, Adrian Holderegger, Jean-Pierre Wils, Fribourg (CH), Saint-Paul, 2001): « La nouveauté de la Constitution [Gaudium et Spes] réside en ce qu’elle ne se prononce pas contre l’autonomie (ce qui était le cas auparavant), mais qu’elle distingue une vraie autonomie d’une fausse autonomie, l’autonomie vraie étant celle qui s’accorde avec la tradition de la métaphysique chrétienne et de la théologie de la création. »
La condamnation de la « fausse autonomie » a été réitérée depuis Vatican II par tous les papes, de Paul VI à François. Jean-Paul II oppose ainsi « l’autonomie dont la philosophie et la science avaient nécessairement besoin […] tout en maintenant un lien organique entre la théologie et la philosophie » à « une philosophie séparée et absolument autonome vis-à-vis du contenu de la foi. » (Fides et ratio, 1998, § 45), et fustige la fausse autonomie qui « ne respecter[ait] pas les exigences et les évidences propres à la vérité révélée » (§ 49), qui « refuser[ait] les apports de la vérité découlant de la révélation divine » (§ 75). Benoît XVI dénonce : « Une fausse autonomie conduit à la servitude, l’histoire nous l’a montré entretemps de façon éclatante » (Joseph Ratzinger, Jésus de Nazareth, t. 1, Du baptême dans le Jourdain à la transfiguration, § « Le message des paraboles », 2008, p. 52, https://catholicapedia.net/Documents/cahier-saint-charlemagne/documents/C1017_B16_Jesus_88p.pdf). Le pape François stigmatise « une fausse autonomie qui exclut Dieu » (Evangelii Gaudium, 2013, § 89). Le théologien de Louvain
Autrement dit, la norme chrétienne affirme l’incapacité des hommes et de la société à s’auto-fonder, les renvoyant à une hétéronomie qu’elle désigne comme « la dépendance à l’égard de Dieu », « l’origine dans Dieu », « les normes de la loi divine », les « apports de la vérité découlant de la révélation divine », le « lien organique avec la théologie ». Quant à l’autonomie qu’elle prétend accorder à l’homme, Christophe Cervellon résume : « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique. » (Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163).
Permettez-moi de rappeler la teneur circonscrite de ma remarque, qui portait uniquement sur votre renvoi argumentatif à l’usage du terme « hétéronomie » par Jean-Paul II dans son encyclique Veritatis Splendor. Vous écriviez que le mot hétéronomie appliqué à la religion chrétienne est d’un usage courant, dans les textes d’ecclésiastiques, comme Veritatis Splendor (Jean-Paul II).. » Or le mot hétéronomie dans Veritas Splendor, dans ce « texte ecclésiastique », ne porte pas sur la religion chrétienne mais sur la volonté de l’homme, volonté que Jean-Paul II déclare alors autonome ! Je ne voulais rien signifier d’autre…
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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J’aurais bien voulu vous dire « dont acte » pour en finir. Mais Veritatis Splendor, quand il parle explicitement d’hétéronomie, dit : « Par conséquent, l’obéissance à Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance absolue, extérieure à l’homme et contraire à l’affirmation de sa liberté. En réalité, si l’hétéronomie de la morale signifiait la négation de l’autodétermination de l’homme ou l’imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l’Alliance et de l’Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine.
Certains parlent, à juste titre, de théonomie, ou de théonomie participée, parce que l’obéissance libre de l’homme à la Loi de Dieu implique effectivement la participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la providence de Dieu. En défendant à l’homme de manger « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17), Dieu affirme qu’à l’origine l’homme ne possède pas en propre cette « connaissance », mais qu’il y participe seulement par la lumière de la raison naturelle et de la révélation divine qui lui manifestent les exigences et les appels de la Sagesse éternelle. On doit donc dire que la loi est une expression de la Sagesse divine : en s’y soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C’est pourquoi il convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l’image et la proximité de Dieu qui est présent en tous (cf. Ep 4, 6) ; de même, il faut confesser la majesté du Dieu de l’univers et vénérer la sainteté de la Loi de Dieu infiniment transcendante. Deus semper maior 74. »
Dans ce texte, le mot hétéronomie, même s’il tente de s’en défendre, renvoie de fait à l’obéissance à Dieu, à la Sagesse divine, à « la vérité de la création ». Dans sa défense, il m’apparaît comme un chef d’oeuvre d’obscurité, pour ne pas dire autre chose, dont l’apothéose est « la liberté se soumet à la vérité de la création ». J’ai indiqué dans ma réponse précédente d’autres condamnations de « la fausse autonomie » prononcées par ce texte. Permettez-moi d’ajouter celle-ci : « [C]ertaines tendances de la culture actuelle […] attribuent aux individus ou aux groupes sociaux la faculté de déterminer le bien et le mal : la liberté humaine pourrait “créer les valeurs” et jouirait d’une primauté sur la vérité, au point que la vérité elle-même serait considérée comme une création de la liberté. Cette dernière revendiquerait donc une telle autonomie morale que cela signifierait pratiquement son absolue souveraineté. » (Veritatis Splendor, 1993, § 46). Cette citation me paraît très intéressante car le Vatican y dénonce explicitement la distinction humienne entre faits et valeurs (dont témoigne d’ailleurs la confusion entre « les valeurs », que « la liberté humaine pourrait créer », et « la vérité »).
Je lis tous les commentaires qui suivent l’article, et je les trouve très enrichissants.
J’ai l’impression quand même que les commentaires pourraient durer des siècles si aucun accord n’émerge sur le sens accordé au mot « laïcité » (quand il est recherché dans les seuls textes sacrés ou leur utilisation par les théologiens ou les religieux).
J’ai donc le sentiment qu’il pourrait être utile, tellement la question est urgente (si on veut éviter de nouveaux « Samuel Pati », ou de nouvelles « Mila ») qu’on contextualise ce débat (ou ce questionnement) en l’intégrant dans nos préoccupations du moment (de l’instant, même): est-il en effet efficace (et sain) qu’on relie l’idée même de laïcité ( à fortiori si elle est floue) au christianisme si on souhaite combattre le fanatisme religieux (actuellement musulman) ?
Certaines personnes croient que c’est en affirmant son christianisme que l’Europe (ou la France, au moins) maîtrisera le Djihadisme en cours (ce qui suppose qu’on accepte le postulat que la France serait chrétienne…): je suis plutôt tenté de croire que c’est la barbarie que l’on déclencherait en choisissant cette option.
Relier le mot « laïcité » à Christianisme, serait alors une façon détournée d’affirmer la même chose: cette autre option (cachant la 1ère) aurait le même effet, en fait, sur les populations (du moment, ou de l’instant que nous traversons en ce mois de juin 2021).
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Oui, bien sûr. L’intitulé de la loi de 1905 rappelé par Courouve convient je crois parfaitement :
« liberté (de conscience, d’exercice des cultes) et séparation des cultes et de la République (non-reconnaissance, séparation financière) ».
Le combat ne se pose évidemment pas dans les mêmes termes par rapport aux différentes religions. Toutes ne sont pas, loin s’en faut, aussi prescriptives et interventionnistes que le sont les trois religions abrahamiques, soit dans leur texte, soit dans leur tradition. En particulier aucune autre religion ne prétend, ou ne prétendait (car la mauvaise monnaie tend là aussi à chasser la bonne), détenir la vérité.
Permettez-moi d’enfoncer une autre porte ouverte : le problème des entités politiques multiconfessionnelles (ici avec l’islam, Israël avec les non-juifs, le Liban et la confessionnalisation de sa politique, etc.), ne se posait pas dans l’Antiquité, chaque ethnie étant religieusement homogène ou acceptant sans difficulté majeure des expériences religieuses diverses. Rome avait maintenu l’autonomie religieuse de chacune de ses conquêtes. Il n’y avait en outre guère de brassages de populations. Aujourd’hui, la séparation radicale des religions par rapport à l’État apparaît théoriquement comme la meilleure solution, mais elle implique que les religions acceptent de se dessaisir de toute intervention dans le domaine politique, social et des mœurs. Vaste programme …
Nous sommes en pleine confusion. J’ai rappelé, non l’intitulé, mais le titre Ier, » Principes « . J’ai souligné le fait que l’intitulé n’a aucune valeur normative.
Mezetulle a reçu la réponse de Jean-Pierre Castel :
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Erratum. Dans ma réponse précédente, lire non pas l’intitulé de la loi de 1905 mais son titre Ier, « Principes »
Mezetulle remercie vivement les commentateurs et l’auteur pour cette discussion très riche.
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